LES SENTIERS DU DESIR par Ali GADARI


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                                                   Avertissement


J'informe mes lecteurs qus ces nouvelles érotiques  peuvent choquer un certain nombre de lecteurs.

  

                                                      



Chapitre 1

 

MICHELLE

 

Je me demandais ce que je faisais là ce matin de juin 1958, dans cet immeuble aux bureaux austères d'une grande compagnie française des services publics. La rue Tronçon du Coudray, elle-même si petite, si triste à l'entrée spécialement réservée au personnel, alors que cent mètres plus loin, la rue d'Anjou offrait ses façades bourgeoises décorées par de nombreuses de style Haussmann, avec une entrée sous porche pour accueillir les notables de la haute direction. Il m'avait fallu plus d'une heure de transport en autobus et en métro pour arriver jusqu'à mon nouvel employeur.

Je regardais mes futurs collègues s'asseoir sur leurs chaises devant de grands bureaux en bois vernis encombrés de gros livres aux couvertures cartonnées. Sur ces grands bureaux se trouvaient des encriers aux teintes de couleurs noires, bleues et rouges. Les trois encriers étaient gros comme des tasses à café ! Le chef de section, c'est ainsi qu'on appelait le chef hiérarchique du bureau où j'allais travailler, m'indiqua d'un bras volontaire la chaise qui m'était destinée. Le bureau où je me trouvais s'appelait poétiquement « AB », et la dame vieillissante installée à côté de moi était chargée de m'informer de la marche du travail qu’il m'était donné d'accomplir. Cette dame était grassouillette et portait une blouse bleue délavée. Une grosse paire de lunettes en écailles ornait sa face rubiconde et je pus remarquer à son poignet gauche un gros bracelet en or gravé de lettres arabes. Elle ouvrit le premier livre placé devant moi ; il devait peser pas moins de cinq kilogrammes. Elle m'expliqua que ce livre était en fait un registre de relevés de compteurs et sous mes yeux inquisiteurs elle alla plus loin. C'est avec ce livre que les releveurs de compteurs se rendaient chez les clients afin d'y inscrire consciencieusement les chiffres qu'ils relevaient sous les aiguilles du compteur. Mon travail se résumait à renouveler les carnets de relevés des usagers. J'ai fait cela pendant plus d'un trimestre, j'en avais la nausée Je n'étais pas habitué, ni même éduqué à travailler dans un bureau, et encore moins à finir gratte - papier ! Ma jeune vie avait été faite de travaux pénibles qui m'avaient rempli de fierté. J'avais travaillé aux mines de Carmaux, puis j’avais été soudeur à l'arc pour raccorder les tronçons de tuyaux du gaz de Lacq (1) à Salbris, poseur de charpentes métalliques en région parisienne… tout cela pour finir scribouillard dans une grosse compagnie.

Je m'intéressais peu aux autres collègues, charmant au demeurant, mais n'ayant aucune connaissance du travail extérieur ou de la vie des ouvriers. Ils m'agaçaient. Nous n'avions pas du tout le même vécu, les mêmes valeurs. Nous n'étions pas du même monde ! Je n'avais que des discussions sans conséquence avec les cancans habituels des bureaucrates.

Je ne sais pourquoi, un vendredi après midi à quinze heures, c'étaient les dix minutes de repos que nous appelions « hygiène », et qui permettait de fumer, boire de l'eau, du thé ou du café... je me mis à parler de la danse que je pratiquais plusieurs fois par semaine dans des salles spécialisées à ce domaine artistique comme : « le Massif central ou le Balajo » ou d'autres de cette époque. Cette activité nocturne m'obligeait, lorsque je loupais le dernier autobus de minuit et demi, à faire sept kilomètres à pieds pour rentrer au bercail à Neuilly-Plaisance par le bois de Vincennes. Mon père n'oubliait jamais de me réveiller à six heures du matin : le travail s'est sacré ! me disait-il.

Aujourd'hui encore, je ne sais toujours pas pourquoi j'avais parlé de cela. Il y avait une grande fille aux cheveux longs auburn qui m'écoutait, et je constatais que je ne m'étais jamais intéressé à elle. En fait je ne la voyais pas. Oh, je ne voyais personne ! C'est à ce moment-là que devant l'intérêt quelle portait à mes propos, que je l'ai regardée pour la première fois. C'est curieux, d'un seul coup je découvris sa grâce, ses longues jambes bien galbées, un corps mince avec une poitrine haute ressortant sous son corsage blanc. Je remarquai avec étonnement ses yeux verts clairs, immenses, prometteurs, alors subitement je l’invitai au Balajo le soir même !

Après le travail, nous sommes allés nous promener sur la place de la Bastille pour être tout près du Balajo, puis nous nous sommes fendus d'un steak- frites au petit bougnat du coin. La petite salle du Balajo était déjà pleine. J’entamai aussitôt un tango avec Michelle… elle s'appelait Michelle… Curieusement, elle se serra fortement contre moi comme si elle craignait que je me sauve.

Il a bien fallu nous séparer malgré sa demande sans détour de la raccompagner, mais je n'avais ni changes ni rasoir. Elle m'apposa un tout petit baiser sur la bouche et s'engouffra dans la station du métro presque en courant !

Le lendemain matin, chacun des collègues était à son poste. Pour tenir jusqu'à midi, les habituels coupe-faim tels que les petits gâteaux étaient rapidement avalés ! Je suis sorti un moment aux toilettes où j’eus la surprise de voir rapidement arriver Michelle qui m'entraîna dans le coin des femmes. Ses doigts descendirent sur mon pantalon pour aider sa bouche à me rendre heureux. Il me fallut plusieurs minutes dans le couloir pour retrouver mon état normal.

Revenant à mon bureau, rien n'avait changé. Les collègues poursuivaient leur même travail, le nez plongé sur leur bureau.

Le vieux métro et son wagon sale nous transportèrent jusqu'à Alésia, une station quelconque, anonyme comme presque toutes les autres de la ligne. Durant tout le trajet Michelle me parla de tout et de rien comme si nous étions tout neufs. Elle me prit le bras pour me guider vers un immeuble de trois étages. Sa chambre était sous les combles, elle devait faire  maximum six mètres carrés. Sa fenêtre donnant sur la rue d'Alésia ressemblait à une grande meurtrière. La chambre était parfaitement rangée. Elle avait de l'ordre et au-dessus du lit une punaise fixait une image représentant le mont Blanc. Juste devant le lit une armoire avec un petit miroir sur la porte et au-dessus une valise bleue. À côté, une petite table supportant un réchaud à gaz lui servait de cuisinière. Une seule lampe, cachée timidement à l'intérieur d'un abat-jour en carton, éclairait la chambre de bonne.

Debout devant le miroir, elle se déshabilla en prenant garde de bien ranger ses vêtements sur la chaise en paille. Je la regardai et l'envie de la prendre dans mes bras était grande. Mes phantasmes accompagnaient ses gestes à chaque manœuvre de délestage. Un petit geste sur son dos suffit à faire glisser son soutien-gorge orné de petites dentelles blanches sur le haut du bonnet tandis qu'elle s'amusait à regarder mon érection sous le pantalon. Ses seins étaient jolis, bien formés et haut perchés sous sa gorge blanche. Je voulus l'embrasser, elle me repoussa d'un geste tendre, mais autoritaire. Ce fut au tour de la robe de tomber sur le plancher, laissant apparaître une culotte blanche, elle aussi ornée de dentelles. Tout l'arrière, tant la minceur du tissu était visible, était entré à l'intérieur du pli de ses fesses somptueusement galbées. Le temps me parut interminable !

C'est encore elle qui prit l'initiative, se dévoilant sans pudeur, se montrant femme. Elle m'embrassa goulûment durant de longues secondes et elle put tout à loisir constater le degré d'excitation auquel j'étais arrivé en jouant de sa main quelque temps avec mon sexe pour l'amener au raidissement ultime. Elle descendit elle-même mon pantalon et mon caleçon jusque sur mes chevilles. Presque brutalement, elle s'empala. Je manquai de glisser du tout petit lit tant elle y avait mis de l'ardeur. Puis soudain, un râle significatif annonça sa jouissance.

Tendrement je regardais ses yeux immenses. Elle me souriait assise sur le lit, un pli barrant son ventre plat juste au-dessus de sa fourrure auburn bien fournie. Il ne fallut que quelques minutes pour que notre envie réapparaisse. Elle me laissa glisser ma main entre ses cuisses qu'elle ouvrit, de là, je pus enfin apercevoir la fontaine aux oiseaux. Ma bouche d'abord aborda les contours, humant les odeurs, constatant l'humidité. Ma langue poursuivit l'enquête en s'engageant plus profondément au creux du sanctuaire. Michelle monta les reins, les pieds bloqués dans les draps, m'obligeant à suivre le mouvement… Ce furent des minutes d'enchantement. Ses cris, ses paroles insensées trouvées sous les caresses, se terminèrent dans un cri ultime. Elle avait repris ses esprits, sa bouche me couvrit de baisers.

Elle n'avait pas fait de courses particulières. Les œufs sur le plat furent vite avalés. La journée et la nuit se terminèrent par un lot de caresses et de cris de joie. C'est sa main qui opérant avec compétence me réveilla le dimanche matin. Mon corps tout entier fut réveillé. Elle se glissa sur le dos, les jambes écartées. Les choses étaient claires. Je m'apprêtai à enfourner « gâteau au four », mais elle monta les reins pour que je puisse atteindre l'endroit qu'elle convoitait. Et ainsi de suite, tout le dimanche se passa à répéter les chapitres du livre de l’amour.

J'avais trouvé en Michelle une compagne à ma mesure avec laquelle on ne se demande pas quand nous pourrions faire l'amour,  où allions-nous le faire !

Néanmoins, Michelle n'était pas que cela. Elle était une femme amoureuse, certes, imaginative au demeurant, mais c'était surtout une femme intelligente, instruite et la femme qui a transformé ma vie durant plus de trente ans.

J'étais un passionné de jazz et personne à l'époque n'aurait pu me coller sur Duke Ellington, Louis Armstrong, Sydney Bechet, Dizzy Gillespie et tant d'autres. J'assistais à tous les concerts de la salle Pleyel sans exception. Michelle pour sa part préférait l'opéra, les grands classiques. Si je n'ai pu l'intéresser à fond au jazz, elle me traîna au début de notre union à l'opéra. Ce fut un choc ! La salle luxueuse d'abord, les mélomanes bien habillés et cette scène décorée d’une fabuleuse manière. La première fois, elle m'emmena voir « Carmen ». Pour la première fois de ma vie, j'entendis des voix, des vraies, des dialogues musicaux… et je pus découvrir les costumes, les artifices de théâtre que je ne connaissais pas. Elle m'avait eu ! J'étais réceptif et conquis à la fois. Je ressortis de là tout autre, comme si j'avais mûri, comme si j'étais devenu un autre ! Nous sommes souvent retournés à l'opéra écouter d'autres grandes voix et découvrir les ballets tels que « Gisèle » que nous avons dû voir trois ou quatre fois !

Cela faisait plus de deux mois que je vivais avec Michelle. Il était donc temps de la présenter à mes parents. Ils s'en sont trouvés ravis tant ils avaient peur que je tourne mal alors forcément ils avaient hâte de connaître la femme avec qui je vivais.

C'était un samedi de juin, je crois. Maman avait fait un lapin aux champignons avec une purée de pommes de terre. Michelle les avait conquis. Leurs sourires, leur facilité de discussion nous faisaient comprendre que la partie était gagnée. Michelle était restée elle-même, simple, attentive aux questions posées par mes parents, répondant sans problème sur ses parents vivant à Nantes… bref, elle était restée Michelle ! Quand l'heure fut venue de nous séparer avec la promesse de nous revoir la semaine prochaine, papa et maman l'ont embrassée presque goulûment sur les deux joues avec des baisers sonores. C'est au moment où Michelle passa le porche de la porte d'entrée qu'elle eut un malaise. Mon père l'a rattrapa aussitôt et l'allongea sur le canapé du salon. Il la regarda quelques secondes sans rien dire, tout comme moi, et d'un ton solennel il déclara : vous êtes enceinte. J’eus envie de réagir, mais Michelle répondit tout simplement : oui.

Je n'étais pas au courant et me trouvai blessé, laissé pour compte. C'est alors que je connus mon vrai père, mes vrais parents :

— Vous resterez dormir ici, pas question de rentrer à Paris. Ces mots, je les entends encore, tant ils ont été dits avec une sorte de joie, de satisfaction, de jubilation.

Michelle m'informa plus tard qu'elle ne voulait m'en parler qu'après les analyses du docteur. Il n'empêche que cela n'avait en rien retiré ma première sensation. Au fond de mon être, j'avais été blessé ! Mais le bonheur était plus fort, alors finalement l’apaisement avait pris le dessus. Le fait de devenir père m'était tombé dessus comme « roche dans le ruisseau ». Je n'étais pas préparé à un tel événement. À cette époque il n'était pas possible de laisser une fille accoucher sans être marié...ou alors ? Cette situation a été un moment difficile. Comment prévenir les parents de Michelle qu'elle attendait un bébé ? Ses parents étaient des petits bourgeois de Nantes, originaires de Touraine. Nous avons donc commencé par le commencement en nous rendant à Nantes de façon qu'ils fassent ma connaissance. Cela s'était plutôt bien passé et le fait que nous ayons fixé le mariage un mois plus tard arrangeait bien la situation. Bien entendu, il était hors de question d'exprimer la moindre volonté concernant notre mariage, c'étaient les parents des deux côtés qui menaient la danse.

La cérémonie s'était déroulée à la mairie de Neuilly-Plaisance, seulement en présence de quelques membres de la famille. Pas question d'aller à l'église, nous avions péché ! C'était Maman et ma belle- mère qui firent la cuisine.

Michelle eut une grossesse sans trop de problèmes et l'accouchement avait eu lieu dans une clinique de Nogent-sur-Marne, là aussi sans problème particulier. Nous étions devenus les heureux parents d'une belle-petite-fille que nous avons baptisée Madeleine, le prénom de ma mère… Finalement et aussi surprenant soit-il.

 

LA SAULDRE

 

C'était jour de marché. Les cris, les palabres et les invitations des marchands à côté de leurs étals donnaient un air de fête à ce petit Bourg. Les clients déambulaient dans les allées. Vu de loin, cela paraissait ubuesque et rien ne semblait rationnel. Des arrêts, des départs, des retours, des gestes incompréhensibles. Il y avait des aides avec des brouettes pleines de légumes et de fruits qui bousculaient toute cette foule afin de s'approcher au plus vite de l'étal visé pour le réapprovisionner. Juste en face se trouvait le « Solognot », café tabac plein d'hommes accoudés au comptoir qui s'envoyaient leurs verres de vin rouge avec ce coup de coude caractéristique des buveurs. Accords et désaccords sur les nouvelles du jour, commentaires bruyants sur la défaite ou la victoire de l'équipe de foot communale, poussées amicales des compères pour certifier un jugement, et Gisèle, la patronne de l'établissement offrant chaque jour de marché la bouteille de rouge à ses clients les plus assidus.

C'était encore une belle femme du haut de ses soixante ans ou presque. Toujours coquette, elle changeait chaque jour son tablier blanc. Depuis deux ans elle vivait seule, ayant perdu son mari foudroyé par une attaque au cœur.

Je travaillais depuis des mois pour une grosse société de travaux publics, laquelle réussissait à s'imposer auprès du Gaz de France. Mon travail consistait à souder des kilomètres de tuyaux à travers la Sologne, pour le transport du Gaz de Lacq 1 !

Salbris était devenu de fait, le lieu de résidence de tous les « lacqueurs 2 ». Pour ma part je louais un vieil appentis que j'avais transformé en appartement acceptable. Mireille la fille de mes logeurs venait de temps en temps en cachette embellir mes nuits.

Mes jours de repos se passaient au bord de la Sauldre 4, canne à la main, recherchant la truite ou le gardon. C'était une belle rivière, calme et propre, il n'y avait aucun taillis qui encombrait les berges de la Sauldre. À cette époque, un grand nombre d'oiseaux faisaient des environs de la rivière leur habitat de prédilection. Je ne mangeais pas ma pêche, mon logis était trop petit, mal adapté pour l'évacuation des odeurs et donc, mes logeurs en profitaient.

En fin de semaine, j'allais danser avec des jeunes du village à Vierzon, la grande ville d'à côté. Henry notre chauffeur avait une Panhard 3 dont il était fier, à sa place je l'aurais été également, car son automobile était vraiment sublime. Perdue à la périphérie de Vierzon, la grange à Loulou servait tous les samedis soirs de dancing avec un succès croissant. Toute la jeunesse du coin s'y réunissait. Loulou jouait du saxophone. J’ai oublié le nom des autres lascars de l'orchestre, mais il y avait un autre saxophoniste, un batteur et Julie, la chanteuse du groupe. C'était l'époque où les filles s'émancipaient, et pour preuve, elles n'oubliaient jamais de se munir de préservatifs, au cas où. Étudiantes pour beaucoup à Orléans ou à Bourges c'était plus facile et plus discret pour elles de les acheter dans les pharmacies de la ville avant de revenir aux villages de leurs résidences habituelles.

Le groupe de Loulou essayait de reconstituer des ambiances cubaines avec le cha-cha-cha, le mambo et d’autres musiques rythmiques du moment en plus des bons vieux tangos, des boléros et des valses musettes. Ce n'était pas Xavier Cugat, mais nous étions contents de passer de si bons moments. Il y avait Denise qui travaillait dans une boulangerie de Vierzon et depuis quelques semaines nous avions pris l'habitude de nous échapper ensemble durant quelques heures. Elle ne voulait pas franchir le rubicond, préférant se contenter des caresses que nous nous prodiguions !

Pour la Saint- Jean, le groupe d'habitués que nous étions avait proposé de fêter l’événement au bord de la Sauldre, à midi. Chacun participerait à sa manière. Une chose était certaine, ce serait Gisèle qui s'occuperait du repas. Au soir venu, la place de la mairie serait noire de monde pour apercevoir monsieur le maire mettre le feu aux vieux fagots.

Comme d'habitude il y avait beaucoup de discussions pour rien, seul le chapitre des vins et des apéros se concluait en quelques minutes.

Quatre voitures et le fourgon Citroën d'Henri le charpentier du bourg ont suffi à transporter les victuailles ainsi que tout ce petit monde au bord de la Sauldre. Ce fourgon Citroën était un drôle d'engin, l'on aurait dit qu'il sortait d'une presse à ferraille tant la tôle du fourgon était plissée !

Gisèle avait prévu une grande poubelle en fer étamé qu'elle avait spécialement achetée sur le marché. Remplies de victuailles pour le déjeuner sur berge, ainsi immergée dans la Sauldre jusqu'aux trois quarts, elles resteraient fraîches pour attendre l’heure de la dégustation. Les bonshommes s'étaient équipés également de plusieurs seaux remplis de bouteilles de vin du pays et une bouteille d'eau ; cette dernière n'avait d'usage que de mouiller le Pernod.

Le premier litre de blanc fut vite bu sans que les verres fussent sortis, chacun lampait consciencieusement le goulot. Sur une serviette de couleur, les cartes furent distribuées. Le Rami en Sologne c'est sacré ! Effectivement je n'avais jamais assisté à une fête sans rami. Ce furent les seuls instants de calme relatif. Gisèle participait également au jeu de cartes.

Deux ou trois litres de blanc avaient déjà été bus avant que l'on ne passe à l'incontournable Pernod, agrémenté suivant les goûts avec plus ou moins d'eau. Je laissais aux autres le liquide jaune, préférant le vin rouge. Le temps filait et les langues s'étaient déliées : le jeu était de se moquer de tous, individuellement en y ajoutant un stère pour faire rigoler. Gisèle demanda assistance pour relever la poubelle de la rivière ; il lui fallut pousser un coup de gueule pour que nous consentions à l'aider.

Le gros pain de campagne et la motte de beurre de la ferme du bois caché accompagnèrent à souhait le saucisson à l'ail de la région ainsi que les rillettes, les œufs durs, les pâtés de foie ou de campagne et la viande froide. Tout le vin rouge y passa, l'ambiance était au beau fixe.

Mais les heures passant, il a bien fallu revenir au bourg. Le rangement des véhicules s'exécuta dans un joyeux brouhaha avant la fête du soir. Dans ce temps-là, les véhicules étaient encore rares.

Chacun reprit ses ustensiles dès l'arrêt des voitures dans des vrombissements joyeux et rejoignirent leurs maisons. Gisèle me demanda de l'aider à porter sa poubelle, ses plats et ses verres.

Assis sur le canapé, nous analysions cette belle journée passée au bord de la Sauldre en nous remémorant les plus belles bêtises de chacun. Cela allait bon train et puis, l'on ne sait pourquoi, le silence s'installa entre nous. Gisèle en profita pour me tenir le bras et m'embrasser de longues minutes. Je reconnais avoir accepté sans broncher ce baiser, et j'irais même plus loin puisqu'en retour je l'ai retins un bon bout de temps, ma main ouvrant la blouse pour caresser sa poitrine. Elle se dégagea, pressée de se déshabiller et de se montrer nue à mes vingt -quatre ans. Je ne voyais plus la différence d'âge. J'en avais envie ! Deux petits plis barraient sa gorge, mais ses seins étaient fermes, les pointes se dressaient sous mes caresses. Sa toison était restée brune, bien fournie, montant haut sur le ventre. Elle avait entrepris avec un peu de brutalité de me déshabiller, je devais être drôle ainsi tout nu dans mes sandales ! Mon désir était au maximum, elle s'en occupa activement, puis s'arrêtant d'un coup, elle me traîna dans sa chambre. Le grand lit donnait juste devant le miroir de son imposante armoire en bois vernis. Elle s'allongea sur le dos et ouvrit les jambes... Les idées en ébullitions, je crus devoir me précipiter sur l'offrande, mais elle m'arrêta net afin d’amener ma tête d'une poussée généreuse à hauteur de son pubis. De longues minutes s'ensuivirent. Ses gémissements et ses phrases sans suite m'indiquèrent qu'elle appréciait mes caresses jusqu’au moment où je me suis senti désarçonné en entendant Gisèle saisie d’un spasme gigantesque ; un cri qui a de l’être perçu jusqu'à la gendarmerie !

Gisèle était une femme d'expérience, elle dosait ses initiatives et son plaisir avec douceur et lenteur. Elle me laissa mariner un bout de temps avant d'entreprendre de me chevaucher comme pour une course de haies. Le plaisir n'arriva que lorsqu'elle le voulut, contrôlant habilement tous mes réflexes, tous mes tremblements amoureux. Puis enfin elle me libéra en quelques sauts précipités.

Cette nuit là éprouvé par une suite de positions et de performances diverses, Gisèle m'avait fait homme. Je ne l'ai jamais oubliée !

 

 

AMINA

 

J'avais toujours connu Amina. À moi comme à mes autres camarades, ce prénom nous semblait beau. C’était la seule petite algérienne de l'école élémentaire de mon quartier, une école, comme toutes les autres de mon époque, séparée en deux parties par un mur de briques recouvert de ciment gris : un côté garçons, un côté filles. Les parents d’Amina n’habitaient pas très loin des miens. Dans ces années-là, les collectivités musulmanes avaient une forte volonté de s'intégrer. La maman ne portait ni voile ni foulard sur la tête, elle étonnait seulement par un tout petit tatouage bleu sur le haut du front. Le père, lui, avait fait la guerre dans les forces libres et à ce titre la population locale le respectait. Il travaillait à la Thomson, une usine de recyclage de véhicules militaires, tout au bout de la commune à côté de l'usine à plâtre de la « Maltournée ». Amina avait six frères et sœurs, tous biens élevés, sa famille y tenait. Si son papa parlait un français correct, sa maman en revanche avait des difficultés à prononcer certains mots sans cet accent caractéristique d’Afrique du Nord. C'est chez eux, invité, que toute ma famille a mangé son premier couscous. Ils avaient acheté du vin pour mes parents, eux ne buvaient que du thé. Je me souviens de la joie que nous avions eue à manger ce repas, cette découverte culinaire qui allait devenir tellement banale avec le retour des « Pieds noirs » quelques années plus tard. Les merguez, où les avaient-ils achetés ? La gorge nous piquait, nous buvions des verres d'eau pour essayer de court-circuiter les brûlures provoquées par le piment. Toute la famille d’Amina était prise de fous rires devant nos joues rouges et nos yeux pleureurs.

J'ai appris des années plus tard que la maman d’Amina était décédée, suite à un accident de la route ; un motard l'avait accrochée et traînée sur plusieurs mètres. Je travaillais en province, j'avais perdu de vue Amina et sa famille depuis de nombreuses années.

De retour en région parisienne, je réintégrai par facilité et commodité bancaire, la maison familiale, ce qui avait dérouté un temps mes parents. Je continuais à aller danser, que ce soit en semaine ou en fin de semaine, c'était ma passion ! C'est ainsi que curieusement je retrouvai Amina dans le dernier autobus de minuit trente. Je n'osais pas l'embrasser, simplement je lui tendis la main qu'elle prit et qu'elle garda quelques secondes dans la sienne. Les retrouvailles étaient difficiles, il y avait de longues années de séparation et nous avions tous les deux changé, nous étions devenus des adultes, des autres ! Par politesse, je lui demandai ce qu'elle faisait dans la vie. Elle travaillait le soir dans un restaurant de la place Voltaire en plus de son emploi aux Galeries de la République. Nous n'avons à aucun moment évoqué notre enfance, simplement nous parlions de choses et d'autres sans importance pour faire passer le temps. Je me sentais gêné devant elle, ça m'embarrassait,  je ne savais comment m'y prendre. Curieusement cela aurait été plus facile avec une étrangère.

Accompagnant maman au marché du dimanche, je revis Amina un panier plein de légumes à son bras en compagnie de l'une de ses sœurs que je ne reconnus pas tellement, elle aussi avait changé. Ce fut plus facile de parler ensemble d'autan que maman nous offrit le café au café-tabac du coin.

Il y avait bal cet après-midi-là à la salle des fêtes, j'y invitai les deux jeunes filles qui se confondirent en remerciements, mais m'indiquèrent  qu'elles ne pourraient pas venir sans autre explication.

La salle des fêtes était pleine de jeunes venus danser. L'orchestre, bien que local avait bonne réputation dans la région. Il était près de dix-neuf heures, à quelques minutes de la fermeture et c'était le dernier tango de la journée. Me dirigeant vers la sortie, je tombai sur Amina, debout contre le pilier, elle semblait étrangère à cette manifestation.

— Qu'est-ce que tu fais là ? lui dis-je… je croyais que tu ne pouvais pas venir ?

Je lui pris le bras, elle semblait désemparée d'avoir été surprise à l'intérieur de la salle de bal. En déambulant dans les rues de la commune pour rejoindre nos maisons, elle m'avoua ne pas savoir danser, qu'elle n'était jamais allée au bal. Son père, même s'il était gentil, gardait encore certains principes de la religion musulmane. Il fallait qu'elle fasse attention à ses fréquentations, qu'elle reste à la maison quand elle ne travaillait pas, et ses frères y veillaient en exerçant une surveillance constante. Pour éviter des problèmes, je lui serrai la main devant sa maison, non sans avoir convenu que nous nous arrangerions pour prendre ensemble le dernier bus.

Pratiquement tous les soirs nous étions ensemble à parler. Je sentais qu'elle me faisait confiance par des petits bouts de phrases qu'elle me prononçait. Elle avait envie d'être comme toutes les autres jeunes filles. Durant tout le trajet du bus nous ne parlions que d’elle, mais ce qui est important c’est que nous étions arrivés à un accord, celui d’aller danser ensemble un samedi soir. Elle dirait à son père que le restaurant avait besoin d'elle ce soir-là ; ce serait la première fois qu'elle mentirait à son père.

Elle ne savait pas du tout danser, tous les rythmes lui étaient étrangers… j'usais d'une patience d'ange pour lui apprendre les pas de chaque rythme. Elle apprenait vite, l'envie sans aucun doute ! Le mensonge ayant réussi, elle continua. Chaque samedi nous nous retrouvions pour danser ensemble jusqu'au dernier autobus, il y avait plusieurs semaines qu'elle usait de cet artifice.

Amina vous l'avez compris était une très jolie femme. Comme toutes les femmes du sud ou des femmes noires, elles n'ont pas besoin de maquillages pour rehausser leur beauté. Amina sous une magnifique chevelure d'ébène possédait un joli visage allongé, éclairé par des yeux grands comme des soucoupes, elle était superbe. Les regards des garçons dans la salle étaient révélateurs. Assise devant un jus de fruit,s elle me faisait des confidences, elle était encore jeune fille, aucun garçon ne l'avait touchée. J'étais embêté devant ces confidences intimes et ses désirs de femme. Durant deux mois encore nous continuions à danser le samedi soir, nous commencions à devenir très proches l'un de l'autre, mais j'avais vite évacué les confidences qu'elle m'avait faites. Si nos corps se joignaient parfois, je faisais attention à ne pas prolonger la position, je me sentais mal à l'aise, justement à cause de ses confidences.

Un jour de semaine, au bal du « Massif central » près de la place Voltaire, j’eus la surprise d'apercevoir Amina accoudée au comptoir. La danse terminée je remerciais ma danseuse et allais directement au bar. Je craignais une magistrale embrouille avec sa famille. Elle me claqua un baiser sur la joue, me prit le bras et sans rien dire me poussa hors de l'établissement. Sans que je puisse réagir, elle me dirigea vers l'entrée de l'hôtel à cinquante mètres « du Massif central ». Elle avait tout organisé, tout prévu et nous avions peu de temps avant le dernier bus. J'étais sidéré de son culot. Avant que je puisse dire quoi que ce soit, elle s'était déshabillée ! Nue devant moi elle s'allongea sur le lit. Je rattrapais le temps perdu en la rejoignant. Compte tenu de ses confidences, je m’obligeais à prendre mon temps pour ne pas la blesser ou la décevoir. Elle avait raison, elle était intacte, sa langue inexpérimentée aux baisers… Nous avons pris du temps pour défricher le terrain. Ma main caressait sa poitrine qui se durcissait un peu plus à chaque mouvement. Sans lâcher sa bouche, j'arrivai à la jointure des jambes qu'elle ouvrit d'elle-même, je sentais ses lèvres mouillées dont une partie inondait sa toison. J'abandonnai sa bouche pour venir cueillir son plaisir accentué de spasmes et de petits cris. Elle m'embrassa et se mit à pleurer.

— C'est la première fois, Paul, mon Dieu que c'est bon.

Son envie était telle qu'il ne fallut pas longtemps pour qu'elle retrouve le goût de jouir à nouveau. Je pris quelques secondes pour installer le préservatif et me faufiler entre ses lèvres… C'était une profanation, j’eus peur de lui faire mal, c'était la première fois que je faisais l'amour avec une fille vierge. Elle eut juste un tressautement à ce moment puis elle me regarda fixement et se mit à nouveau à pleurer et très vite des gémissements annoncèrent sa défaite.

Nous avions juste le temps de prendre le dernier bus. Amina ne lâcha plus ma main, ses doigts malaxaient ma paume sans arrêt. Devant sa maison, elle m'embrassa, mis la clef dans la serrure et s'engouffra rapidement à l'intérieur.

  

' O'FADO  

 

Le Portugal était en pleine mutation. La révolution avait eu lieu quelques mois auparavant. La région de Porto était très pauvre, mais magnifique avec des monuments splendides et ses villages pittoresques où les charrettes tractées par des chevaux servaient de mode de transport. Les hommes n'avaient pas encore changé leurs habitudes vestimentaires et portaient toujours un pantalon, une veste noire, la tête couverte d'un chapeau également noir tandis que les femmes, elles, étaient vêtues de longues robes noires, la tête coiffée d'un foulard. Réunis au café, les hommes buvaient l'aguardiente et du vinho verde. Ils parlaient fort une langue que je trouvais rugueuse et complètement incompréhensible à cette époque. J'étais venu avec Ernesto, un ami colombophile portugais. Nous avions parcouru les trois quarts de la France en voiture pour parvenir jusqu'ici. Peu de Portugais possédaient alors un véhicule en dehors de quelques émigrants.

Je logeais chez la famille d'Ernesto dans une toute petite chambre qu'elle m'avait généreusement allouée. La maison était toute petite, accolée à la maison d'à côté comme une dizaine d'autres formant un grand carré où une petite entrée donnait sur la rue. Au milieu se trouvait une belle cour pavée. Tout du long des bancs de pierre redessinaient le carré de la cour et au centre une fontaine munie d'un grand bras en acier livrait une eau divine. Le soir, les hommes se réunissaient dans cette cour, assis sur les bancs pour raconter leur journée, leurs derniers ragots. Les femmes de leur côté écossaient les haricots et triaient les grains de riz en posant des regards de biais rigolards à leurs hommes. Les enfants pompaient à tour de bras pour remplir les seaux d'eau en se chamaillant la priorité.

Il y avait aussi des colombiers au-dessus des maisons basses, trois ou quatre, je crois. Le soir, les pigeons sortaient durant une heure en meublant l'air du bruissement de leurs ailes sur un vol fascinant.

Ernesto était content de retrouver sa famille et me remerciait d'avoir fait le voyage jusqu'au Portugal. Il s'excusait sans cesse des mauvaises conditions de logement, m'obligeant à réfuter sans arrêt ses allégations. Il se faisait un devoir de me faire visiter les monuments, les églises, les vieux villages… Et de me faire connaître plein de gens, des amis qui à leur tour m'invitaient. C'est là où j'ai bu pour la première fois de ma vie un vrai porto d'une splendeur et d'un goût incomparable !

Le fait d'être français me donnait accès à tout, malheureusement à cette époque, je ne comprenais pas la langue et de ce fait Ernesto passait des heures à me traduire les multiples discussions.

Une belle ballade était la traversée de Vila Nova de Gaia, puis la traversée sur ce grand pont en acier bleu supporté par une masse de béton sur le fleuve Douro, le fleuve du nord qui se jetait ensuite dans l'océan Atlantique et qui délimitait la grande ville de Porto.

Un soir sur ma demande alors qu'il n'avait jamais mis les pieds dans un établissement de Fado 5 Ernesto m’emmena dans l'un d'eux ; c'était dans le vieux Porto. « O PORTO », était le nom de l'établissement. Devant une bouteille de vinho verde, il était tellement heureux d'écouter la voix des fadistes 6, des violes et des guitares qu'il en était devenu muet de bonheur. Le silence était de rigueur, chacun écoutait religieusement l'harmonie de la musique et des instruments ainsi que les voix qui exprimaient la douleur et l’amour !

Il devait être une heure du matin lorsque l'une des chanteuses s'approcha et demanda en français l'autorisation de s'asseoir à notre table. Ernesto et moi, flattés, debout, lui avons tous deux présenté une chaise. Candida, tel était son nom, avait travaillé un moment en France. Le mal du pays l'avait fait rebrousser chemin, malgré la misère qui régnait ici.

C'est en entendant le français qu'elle s'était autorisée à prendre place auprès de nous. Son français était de qualité avec un accent caractéristique aux Portugais. Je l'ai félicitée sur la qualité de sa voix. Son châle noir bordé de franges de couleurs rehaussait la beauté de son visage orné de grands yeux noirs qui prenaient presque toute la place du visage. Elle termina son tour de chant avant de revenir à notre table. Normalement il lui était interdit de s'asseoir à la table des clients, mais le patron considérait notre présence comme un honneur. J'étais le tout premier étranger à avoir poussé la porte de son établissement. Ernesto et moi avons eu l'extrême honneur de déguster une bouteille de vin mousseux offerte par le patron et avec lequel nous avons partagé cet instant. Nous sommes restés bien après la fermeture de l'établissement à deviser sur la situation du Portugal. Candida, laissait le soin à Ernesto de me traduire le discours du patron.

Le lendemain, Ernesto devait se rendre dans sa famille à Espino pour la journée, un grand port au nord de Porto. Je refusai de l'accompagner en songeant qu'il avait besoin d'un peu de liberté tant il était à mes petits soins. Après avoir arpenté le village de Canélas, lieu de ma résidence, salué par la population, je pris au hasard la direction de Guimares, une magnifique ville au nord du pays. La route était tellement étroite qu'il fallait faire attention, non pas aux véhicules encore trop rares à cette époque, mais aux chariots tirés par des mules ou des chevaux sur les pierres glissantes. Toutes les routes de l'époque étaient empierrées, c'était presque des œuvres d’art ! Les maisons, les églises, la cathédrale, tout donnait l’impression de sortir directement d'un livre d'histoire où surgissait Vasco de Gama. Dans un dédale de toutes petites rues pavées, empierrées, tortueuses, je baignais dans un sentiment de plénitude et de découverte d'un autre monde, croisant et recroisant ces femmes toujours habillées de noir, la tête coiffée de leur châle et modestement parée de bijoux ; pourtant la rumeur indiquait que les bijoutiers du Portugal étaient parmi les meilleurs.

À cet instant la faim commença à se faire sentir. Je me trouvais à proximité de la cathédrale où pignon sur rue un petit restaurant typique en pierres de granit gris et au porche arrondi se tenait là, une croix trônant en haut de l'arche. « Restaurante Sardinha », pourquoi pas me dis-je ? Plein de confiance et d'appétit j’entrai à l'intérieur de l'établissement. La patronne s’aperçut tout de suite que j'étais étranger, d'abord à cause de mes vêtements, puis de ma complexité à lire et comprendre le menu. Elle avait un magnifique tablier plein de couleurs noué à la taille, des cheveux gris bien peignés tenus par un chignon noué à l'aide d'un ruban blanc à l'arrière de la tête. Je ne compris pas un mot de ce qu'elle me dit excepté « bacalhau » ; c'était le seul mot de cuisine portugais que j'avais retenu. Fier de moi, je lui dis, sim, elle me sourit, tourna les talons et entra en cuisine !

Dix minutes plus tard, elle mit sur la table un plat pour quatre, au moins. Je tentai de lui expliquer que c'était trop, mais sans succès. Elle me répétait sans cesse, comida bom, comida bom...alors j'acquiesçai de la tête. Déséjo Vinho ? Cela, je l'avais compris, un bon français comprend tout de suite quand il s'agit de vin. Vinho verde branca, por favor, je faisais des progrès chaque jour ! La morue était excellente, accompagnée de choux verts et de riz, bien entendu, je n'ai pas pu tout manger et le regard désapprobateur de la patronne en disait long sur l'appétit des étrangers.

Je suis rentré tout doucement sur Porto. J'en profitai pour acheter quelques bouteilles de Porto blanc et rouge, ainsi que du vinho verde blanc. J'ai traîné dans les rues de Porto plusieurs longues heures en m'arrêtant un moment pour avaler une fillette de vinho verde.

J'étais bien, le vinho verde avait produit son effet, je me sentais en pleine forme. Passant devant l'établissement « O Fado », j'y entrai pour écouter une nouvelle fois, l'harmonie de cette musique et de ses voix. Le patron, étonné de me revoir, me fit asseoir à une petite table juste devant la petite estrade des artistes. Sans prendre ma commande, il mit sur la table un verre et une bouteille de vinho verde, puis par convenance, il me laissa seul à la table.

C'était une magnifique soirée, je me régalais de tous ces chants qui reflétaient une certaine nostalgie. Candida, passa trois fois sur l'estrade, elle ne me jeta pas un regard, ne me gratifia d'aucun sourire, elle était redevenue la fadiste, l’artiste !

Il était plus d'une heure du matin quand je me résolus à rentrer, en espérant qu'Ernesto ne se soit pas inquiété. O Fado faisait l'angle de rues. Ma Renault était garée deux cents mètres plus loin. J'étais à dix mètres à peine de ma voiture quand une femme s'approcha de moi. Dans la pénombre, je ne la reconnus pas de suite. Candida me prit le bras tout simplement.

— Viens prendre un verre d'aguardiente me dit elle.

Étonné, je me laissai guider. Elle habitait à une centaine de mètres de là. À cette heure tardive il n'y avait pas âme qui vive dehors. L'escalier en bois était raide, au premier étage elle ouvrit sa porte, entra puis alluma la lumière sur le petit appartement bien décoré. Elle me désigna un siège comme un ordre. J’obéis. Elle s'absenta peu de temps puis elle revint tête nue. La petite lumière mettait en valeur sa grande chevelure noire, longue qui lui tombait sur les épaules. Ses grands yeux sombres que j'avais aperçus la veille sous le châle étaient encore plus impressionnants tant ils mangeaient pratiquement toute sa figure. Elle était belle ainsi, d'autant que sa grande robe noire cachait tout son corps. Je ne pouvais qu'imaginer, deviner ce qu'il y avait en dessous.

Le vieil « aguardiente » terminé, après quelques banalités en français, Candida enleva sa grande robe noire. Je suis resté sur ma chaise totalement tétanisé. Aucun sous-vêtement sous la robe, elle apparut toute nue, la poitrine haute, ferme, la taille plus fine que ce que j'avais imaginé, des jambes longues aux mollets bien faits. Le ventre plat sans artifice se terminait sur une proéminence garnie de longs poils noirs. Je la suivis dans la chambre... Couchée de tout son long sur le lit, elle me laissa entrevoir son intimité. Ses yeux me regardaient en signe d'invitation. Je la pénétrais sans autre caresse, sans perte de temps… Pas un mot, pas un cri, juste une crispation au moment du plaisir. Elle en avait eu envie, c'était fini.

 

TU ES SI BELLE MON AMOUR !

 

Tout contre moi, j’ai la sensation du toucher au plus profond de mon corps, au plus profond de mon cœur. Ma main glisse sur ta joue en prenant soin à ne pas te réveiller et je ne peux résister à l’envie de t’embrasser doucement le long de ton cou. Ton odeur de femme m’enivre comme un verre de vin… Tu es belle mon amour dans ton sommeil, ignorante de mes sentiments du moment, la bouche légèrement ouverte, respirant doucement, exhalant rien que pour moi une odeur de rose. Je voudrais tant que tu saches la passion qui m’anime, les désirs qui me hantent. Je voudrais que tu saches n’osant te le dire quand le jour se lève que je t’aime. Je voudrais entrer en toi comme un conte des mille et une nuits et ne plus en sortir, ne faire qu’un, ne faire qu’une ! Je voudrais que jamais le jour ne se lève tant la nuit tu es à moi lovée contre mon corps partageant la chaleur qui t’habite, cette chaleur que je vole et que je m’approprie.

Dors mon amour, rêve aux jardins extraordinaires où je t’amènerai sentir les mille roses d’Agadir, les orchidées de Bagdad, explorer le lac miraculeux là- bas au-delà du Siroua 7 caché dans la montagne. Le vieux derviche nous montrera le chemin par le son de son tambourin qui effacera la montagne pour nous ouvrir le chemin, alors mon amour tu verras un lac, immense domaine d’oiseaux merveilleux de toutes les couleurs. Une barque magnifiquement décorée viendra nous chercher sur la rive pour nous transporter sur une Isle couverte d’arbres atteignant le haut du ciel, là une hutte de roseaux fera office de palais, une couche de feuilles aux odeurs délicates nous servira somptueusement de lit de noces.

Dors mon amour tu es si belle, rêve, nous ferons l’amour comme personne, protégée par l’oiseau bleu, dors mon amour, rêve !

 

DORMIR AVEC TOI, C'EST MOURIR ENSEMBLE

 

Tes jambes repliées sur mon ventre, tes pieds jouant avec lui agaçaient mon esprit. Mes mains avaient pris possession de tes seins, les caressant avec soin en partant de la pointe qui durcissait lentement. Je ne pouvais faire d’autres mouvements vu ta position embarrassante en travers de mon corps. C’était comme une frustration. Comme un chaton tu changeais de position, allongeant tes jambes le long des miennes. Ta bouche s’amusa un temps avec le lobe de mon oreille, je me souviens encore que tu guidas ma main avec douceur sur le parvis de ton église, trouvant là l’humidité de ta fontaine au milieu d’une forêt fertile. Tu me guidas encore vers la grotte profonde où résonnait le chant de nos amours.

Dormir avec toi c’est mourir ensemble ! Tes yeux agrandis par l’extase, la bouche ouverte prononçant des mots incompréhensibles, nos mains qui caressent, nos doigts s’enlacent, nos envies inlassables de nous… c’est mourir ensemble ! Cette musique des mots prononcés à voix basse, nos langues pourtant habituées qui s’entrelacent perpétuant le désir au fond de nos âmes, nous mourrons ensemble dans un spasme merveilleux.

Ne m’oublie pas, aime-moi, aimons-nous par nos seuls regards, par nos gestes répétés, par les jouissances successives et voulues. Dormir avec toi c’est mourir ensemble ! Une nuit viendra, ivres de bonheur, étendus tous les deux sur les draps mouillés de sueur, nous nous endormirons pour un long voyage. Dormir avec toi, c’est mourir ensemble ! 


Chapitre 2

 

 

JUSTE UN BAISER

 

Mon Dieu qu'elle était belle cette femme ! Elle s'était levée pour m'accueillir à cette table de restaurant. J’en suis resté tétanisé pendant de longues secondes. Encore une fois, comme un refrain en boucle, elle était belle, mais pas seulement. Elle avait aussi beaucoup de classe. Simplement vêtue d'une robe courte en coton tressé de couleur grise et ornée d’une fleur de même couleur. Sa robe, ou peut-être devrais-je dire tunique, recouvrait partiellement un pantalon noir. Cette tenue aussi simple soit elle la mettait encore plus en valeur à l'image d'un top modèle. Je crus rêver. D'un seul coup, je me suis senti honteux, habillé d'un short vert et d'un tee-shirt de même couleur. Je ne me trouvais plus à la hauteur des circonstances, me demandant ce que je faisais là. Réellement, avais-je mérité ce rendez-vous ? Cette femme d'une beauté non sophistiquée me laissait pantois, à la limite du coup de foudre, et à mon âge était-ce sérieux ?

Je devais me ressaisir alors j'entrepris une conversation banale sans pour autant m'empêcher de regarder ses yeux en essayant de lire ses pensées. Et justement à cet instant précis, que pensait-elle de moi ? Le repas de qualité se déroulait sous un éclairage particulièrement bien choisi pour l'intimité des couples, accompagné par le bruit des vagues frappant sur la grève toute proche. Je me laissai aller à caresser son bras ; sa peau était douce et lisse. Ce ne fut qu'un geste fugace, mais riche d'une intensité tellement agréable.

Nous sommes allés chez moi. Une visite impromptue de ma petite « case ». Sans doute voulait-elle en sentir l'âme ou connaître les secrets qu’elle renfermait. Je voulus l'embrasser, ce ne fut qu'un baiser tendre, mais fugitif sans promesse ni obligation. J'avais refoulé avec force ma libido pour ne pas risquer de gestes qui auraient pu déranger ou être mal interprétés. Puis elle est repartie comme elle était venue. C'était juste un baiser.

 

L'HABITUEE NEGRESSE

 

Au bout du chemin de Birloton, le chemin de l'Habituée Négresse descend sur la rivière, là une dalle en béton interrompt le courant et permet de traverser pour se rendre dans les bananeraies du morne. Quelques rastas y travaillent la journée, certains restent la nuit pour fumer des joints tranquillement dans des cabanes en tôles. J'aime la rivière en cet endroit accidenté, au fort courant léchant les pierres et les rochers qui s'accumulent dans l'eau vive. Il n'est pas rare d'apercevoir des racoons sur les abords. Les branches pourries par les termites, sonnent à chaque coup de bec des pics de Guadeloupe dans d'étranges rythmes. Si l'on remontait la rivière, quelques ouassous se laisseraient pêcher ! Je reste de longues heures assis sur un rocher au bord de l’eau, sous le manguier, à lire ou tout simplement à ne penser à rien et à tout ! Au coucher du soleil? c'était sublime, l'ombre qui dormait couvre maintenant tout un côté de la rivière. Le chemin a disparu, l'eau de la rivière brille sous la lune, la chute produite par la dalle en béton scintille comme au 14 juillet, c'est le moment choisi pour évacuer les lieux.

***

Ce chemin a une histoire qui m'interpelle chaque fois que je passe devant le panneau intitulé : « l'habituée Négresse ». Au milieu du chemin, à droite en descendant à la rivière se trouve une toute petite case en tôles entourées elles-mêmes de tôles de récupération. Impossible de voir à l'intérieur. C'est très curieusement isolé, mais il y a une vie à l'intérieur ; le caquetage des poules en donnait confirmation ainsi que quelques fumées qui de temps en temps léchaient le toit !

Un soir en remontant dans la lumière des phares j’aperçus devant la case en tôle une forme qui me faisait signe. Ayant stoppé, une femme dont je voyais mal le visage, un gros sac poubelle à la main me demanda si je pouvais l'emmener au bout du chemin pour déposer ses ordures. Service facile à rendre, il y avait deux cents mètres à couvrir. Quand elle rejoignit la voiture, je m’aperçus que cette femme claudiquait. Elle m'expliqua que tombant de vélo enfant elle en avait gardé la jambe raide. Elle m'invita à boire un punch. La case était toute petite, mais bien tenue propre, bien rangée. Un lit dans le coin avec les draps bien tirés, une toute petite armoire et un évier en céramique blanche. Où prenait-elle de l’eau ? La réponse suit, c'était un rasta qui lui remontait un seau plein d'eau de la rivière chaque jour et elle me fit comprendre en s'amusant qu'elle payait ses services avec sa féminité.

J'avais pris l'habitude de klaxonner quand je passais devant sa case ainsi elle savait que je repasserais le soir. Pour lui éviter de monter ses sacs poubelle, je m'en occupais. De temps en temps elle me servait un ti-punch après m'avoir claqué un baiser sur la joue. Je n'ai jamais connu son nom, nos baisers étaient chastes, jamais il n'y eut autre chose que le plaisir de converser ensemble.

Un jour, la fumée avait disparu emportant la femme de l'Habituée Négresse avec elle.

 

LES VOYAGES D'EMILIE

 

Tante Émilie était encore une belle femme, la soixantaine passée. Elle passait son temps entre son petit appartement coquet de la banlieue parisienne, des fleurs aux fenêtres et à l'association des vieux du quartier où elle prenait une place non négligeable. Ses responsabilités se résumaient dans l'organisation des festivités régulières et de l'activité journalière. Ainsi, son quotidien lui évitait de s'ennuyer.

Veuve depuis 15 années déjà, elle était la tata des enfants de son frère. À chaque vacance elle s'en occupait, les bichonnait en organisant des jeux, des promenades et en confectionnant des pâtisseries au chocolat. C'était immuable, les vacances c'étaient chez tata et la famille ne se demandait pas si cela lui faisait plaisir, c'était ainsi ! Tante Émilie pourtant aurait souhaité quelquefois changer de vie, retrouver de la tendresse, une épaule pour se caler… C'était arriver une fois. La famille avait alors poussé des cris et des remontrances en affirmant que ce n'était pas digne d’elle ! À croire que l'on n’a pas le droit de refaire sa vie ! Les enfants sont égoïstes et refusent de comprendre les parents.

Elle songeait aux plages de sables blancs de cette Guadeloupe qu'elle fréquentait assidûment un mois par an depuis maintenant cinq ans. Un mois par an ou Émilie se retrouvait tel qu'elle était. Elle choisissait le mois de mars, c'était moins cher. Dès le matin en maillot de bain, le midi un ti-punch sirop, un blaff ou un colombo pour passer un bon après- midi avec une petite sieste jusqu'à seize heures puis retour à la plage à sa place préférée, sous un cocotier ombrageux.

L'avion n'allait pas tarder à atterrir sur la grande piste de Pointe- à- Pitre. L'âme et le cœur réjoui, Jeannine savait que Wobè (Robert) l'attendait avec sa camionnette rouillée pour la transporter jusqu'à sa case au milieu de la forêt en Côte sous le vent.

La Guadeloupe avait joué un rôle important, désinhibiteur même dans la vie d’Émilie, là, elle vivait à nouveau sans entrave et sans honte ! Elle retrouvait la joie de l'amour, de la passion à la fortune des vents avant de rejoindre à nouveau sa petite vie de banlieue.

Wobè avait su, par sa gentillesse tout au début, conquérir son corps qui ne demandait qu'à céder aux entrelacs du créole. Depuis, chaque année, elle cédait aux charmes des ti-males, se laissant aller aux rythmes tropicaux, aux collés serrés, aux phrases toutes faites et évocatrices… Elle n'en avait cure, elle vivait sa vie. Il n'y avait pas de sentiments, pas d'amour et elle s'en moquait. Il y avait juste le besoin de revivre, de redonner à son corps une jeunesse qui foutait le camp et qui se rangeait sagement à son retour dans l'armoire dans son appartement de banlieue, simplement pour faire plaisir aux enfants.

Elle était heureuse Émilie lorsqu’elle venait en Guadeloupe, elle n'était pas seule, elle côtoyait plusieurs femmes de même âge qui se laissaient glisser sur le chemin du plaisir. La soirée passée avec de jeunes garçons leur donnait l'impression d'être encore jeunes et belles. Belles, certaines l'étaient encore, mais toutes glissaient dans la poche du jeans un billet de cinquante euros. Oh, ils ne demandaient rien, c'était normal pour ces dames, à leurs âges, l'amour se paye !

 

L'AMOUR N'A PAS D'AGE

 

Les commentaires allaient bon train sur notre passage lorsque nous déambulions sur les trottoirs de Basse-Terre. Elle était belle Adelise avec ses longs cheveux noirs tombants sur les épaules, sa démarche souple et élégante mettant en valeur des fesses rondes et larges, ses longues jambes soutenues par des chaussures à talons hauts. Elle était un brin provocante en se serrant contre moi un peu plus fort que la normale.

Notre couple faisait les beaux jours des « makrèl 8» de l’Isle papillon, toute jeune encore, à peine plus de quarante ans. Magnifique métisse et moi les cheveux gris-blanc marquant d’une manière indélébile mes soixante-dix ans. L’amour nous unissait depuis bientôt une année, son regard me rassurait au travers de ses yeux d’un noir absolu où même le diable se serait perdu, s’il l’avait rencontrée.

Pourrions-nous expliquer cette attirance mutuelle que nous ressentions l’un pour l’autre ? Cet amour fou qui s’enflammait comme une allumette ? Nos culbutes qui me faisaient oublier mes douleurs de vieux bonhomme ? Nos baisers alimentant tous nos fantasmes, nos gestes, nos caresses, nos mots dictés par un cerveau dérangé en ébullition par les désirs mutuels ?

L’un sur l’autre à la recherche du plaisir, goûtant l’un et l’autre la sueur de nos corps et notre odeur qui activaient l’animalité qui était en nous.  Durant des heures, Adelise, loin de se dérober? me donnait les plus belles preuves d’amour par des caresses savantes venues sans aucun doute de l’Afrique de ses ancêtres. J’étais friand de ces moments qui n’appartenaient qu’à nous seuls, de ces cris, de ces soupirs, de ces jouissances qui la faisaient trembler des pieds à la tête en entraînant le drap avec elle. C’était le moment où elle poussait sa langue au fond de ma bouche comme pour me remercier, le moment également où sa peau luisante de métisse resplendissait comme une toile de Matisse me poussant à récidiver.

« Elle court, elle court la maladie d’amour de 13 à 77 ans ! »

Comme il avait raison ce poète 6chanteur pour cette merveilleuse analyse. Non l’amour ne faiblit pas. L’envie tout comme le désir est une réaction humaine qui nous porte, quel que soit notre âge à aimer, à désirer… Et je dis merde à celles et ceux coincés dans leurs convictions rétrogrades qui ne peuvent admettre que l’amour est universel comme un bienfait du ciel. Et comme un célèbre chanteur nous le dit en créole : sé sèl médikaman nou ni 9 !

Adelise connaissait tout le monde à Basse-Terre au point que les commerçants l’appelaient Chérie Doudou. Elle naviguait m’entraînant dans un long slalom à travers le marché de la capitale. Gwo Lisyen le pêcheur était son favori pour le poisson, celui-ci la connaissait bien, il savait que tous les mercredis elle venait acheter ce qu’elle aimait : les grosses gueules, les dorades, les balaous… Tous étaient achetés sur les trottoirs à la criée. Le balaou frit, ce poisson au long bec pointu était excellent ! Je m’amusais des commentaires grivois des hommes du marché, tini bèl bonda mam’zèl la 10. J’étais fier, fier d’être accompagné de cette femme magnifique accrochée à mon bras. Elle me rendait invincible, ou je croyais l’être !

Je faisais des jaloux aux bals du samedi soir, collés l’un à l’autre, remuant les hanches sur un zouk love sans pratiquement bouger, les têtes serrées l’une contre l’autre, les bras liés autour du cou comme si nous faisions l’amour. Elle ne refusait pas de danser avec d’autres partenaires, en sachant les tenir à distance, car son ventre seul m’appartenait ! Nous n’étions pas seuls, d’autres amis nous fréquentaient et s’asseyaient à la même table, la bouteille de Bologne ou de Cœur de Chauffe à notre entière disposition. Les ti-punch à répétitions nous mettaient dans un état de communication collective propice aux confidences. Adelise préférait le Planteur bien serré et bien glacé. Ce moment permettait le makrélage ; c’était la gazette de la semaine. Deux heures du matin, je sentais les pieds d’Adelise qui me donnaient le signal.

Ma vieille Panda réussit à monter le morne sans trop de difficulté. À peine descendu de voiture Adelise inventa des jeux que la religion réprouve, coincés contre le mur, sa langue scrutait consciencieusement ma bouche. Toute la périphérie de mon palais se voyait examinée et elle s’appuyait sans vergogne sur mon ventre, allant jusqu’à me faire mal.

D’une main habile, après m’avoir baissé le pantalon elle s’incrusta loin au fond de sa Soufrière. Le feu brûlait en elle ! J’aimais ces instants de folies, j’aimais faire l’amour avec elle… Les chauves-souris avec leurs cris aigus voletaient autour de la case et les petites grenouilles faisaient un bruit d’enfer. Elle poussa un cri de délivrance, j’eus peur qu’elle réveille le voisin pourtant situé à une cinquantaine de mètres. Nous n'eûmes même pas la force de prendre une douche. Le lit nous reçu avec satisfaction, collés l’un contre l’autre, le sommeil prit vite notre conscience.

 

LA SYMPHONIE DE LA BAIGNOIRE

 

Elle m'appelait avec sa voix teintée de l'accent de Basse-Terre. Arrivé dans la salle de bains je ne pus que la voir, flottant dans l'eau tiède. Sylvia avait dénoué ses longs cheveux qui trempaient dans l'eau du bain. Ses yeux brillants, curieusement tirés comme ceux d'une asiatique, étaient provocateurs. J'adorais ses seins hauts perchés sur sa gorge, petits, rehaussés de bouts charnus au milieu de grandes aréoles sombres, plus foncés que sa peau noisette.

Son ventre était resté plat autour du nombril en forme de coquille. Le haut de ses cuisses abritait une forêt que le rasoir ne défrichait jamais.

Elle s'ingéniait en gigotant aussi habilement qu’astucieusement au fond de la baignoire pour me faire constater, si besoin était, la différence qu'il y avait entre nous deux. J'étais pieds nus et je ne pris même pas la peine d'enlever le short qui m’habillait avant de plonger dans l'eau. Sitôt fai,t les vagues inondèrent le carrelage autour de la baignoire. Sylvia se mit à genoux sur le tapis de bain, me poussa sur le fond et d'un coup sec tira le short entraînant mon slip. Elle constata avec un grand éclat de rire ma transformation physique. Sa main accomplit quelques allers-retours avant de s'asseoir sur le bord de la baignoire, les jambes hautement perchées sur les deux côtés, me laissant entrevoir toute la beauté de son intimité. D'une manière autoritaire, elle prit ma tête et la plaça contre sa forêt… La demande était claire. Il n'était pas question d’abandonner l'exploration, même si la position adoptée me blessait les genoux. Ma langue glissait dans sa vallée avec quelques interruptions vivement critiquées, ses mains guidaient ma tête et m'intimaient de continuer avec des mots crus prononcés d’une voix rauque. Un grand soubresaut la désarçonna de sa position initiale et la fit glisser dans le fond de la baignoire. Outre une nouvelle inondation de la salle de bain, je me suis retrouvé scotché contre le bord avec un mal de tête dû au choc.

Un immense sourire éclairait son visage, rendant ses yeux encore plus grands qu'avant. Elle entreprit de m'embrasser, sa langue jouant avec la mienne, reconstituant une rectitude quelque peu perdue. Elle ne quitta plus ma bouche tant que sa main n'eut pas fini de coller des affiches sur ma « colonne Vendôme ».

Habillée d'une robe bleue dont la longueur se terminait légèrement en dessous des genoux et munie d’un décolleté harmonieux qui laissait apparaître le haut de sa poitrine, d’une paire de chaussures à hauts talons lui galbant encore plus les mollets de ses jambes, elle était splendide. Elle avait pris le temps de reconstituer sa coiffure, aucun fard ne couvrait son visage, ces longs cils soulignaient naturellement la grandeur de ses yeux éternellement brillants… Lovée dans mes bras elle entourait mon cou et se laissait tanguer contre mon corps au rythme du zouk. Ainsi, elle retrouvait une attitude, loin de la symphonie de la baignoire.

 

MARIE-ODILE

 

Il pleuvait à seaux, en alerte jaune alors que nous étions en période de carême, je m’étais abrité sous l’auvent de la boulangerie du Bourg. Nous étions nombreux à nous presser les uns contre les autres pour échapper à l’eau du ciel. Les voitures éjectaient sans précautions des torrents d’eaux sales dont nous étions les receveurs, certains émettaient des jurons en créole à l’égard des automobilistes. Il fallait réagir, nous ne pouvions pas rester éternellement dans ce recoin. Je pris le parti de sortir et de courir jusqu’à ma voiture garée cinquante mètres plus loin. Au moment d’ouvrir la porte, je heurtai une femme qui courait se mettre à l’abri, elle faillit tomber. Je la retins par la taille et ce geste fit qu’elle se trouva collée brutalement contre moi. Je m’excusai en la relâchant un peu fâché. J’aperçus alors sa silhouette, une femme cacao, relativement grande avec un joli visage sur un corps enrobé, montée sur de jolies jambes. Alors que j’attendais des mots pas très gentils, je reçus des sourires, ce qui me permit de découvrir des dents éclatantes, brillantes entre de grandes lèvres charnues. Ma foi, c’était mieux comme ça. Je me surpris à lui demander si je pouvais la déposer quelque part. Sa voix était musicale avec des registres différents comme des instruments de musique. Elle habitait la section de Descoudes juste après le Bourg. Je fis donc demi-tour et l’amenai jusque devant chez elle. Malgré la pluie je sortis de la voiture pour lui ouvrir la porte. Elle me claqua un baiser sur la joue et courut jusqu’à sa maison puis m’adressa un signe de la main avant de s’engouffrer chez elle.

Situation banale, une anecdote journalière sans conséquence particulière. Le lendemain, le temps était redevenu ensoleillé, aspirant toute l’humidité de la veille.

Quelques mois plus tard, je revis cette femme au cours d’une soirée dans un restaurant du bord de mer. Elle était assise au bout d’une table qu’elle auréolait de sa beauté. Bien que j’eusse voulu un petit signe de sa part, elle ne me regarda pas. Elle parlait avec des gestes élégants et évocateurs à une compagne attablée en face d’elle.

Le repas, débuté par une soupe aux fruits de mer, m’avait enchanté, suivi d’un filet de bourse cuisiné en marinade pimentée au citron vert et agrémenté de petits morceaux de patates douces. Et pour terminer, une glace maison délicieuse. Je ne pensais plus à la jolie jeune femme du bout de la table. Un vieux Rhum Reimonenq de plus de 20 ans finit de me mettre à l’aise et de bonne humeur.

La musique jusque là discrète se fit sournoisement judicieuse afin de nous convier à danser, le son se répercutait dans tout le restaurant. Je sortis un moment pour me laver la bouche avant de reprendre ma place tandis que les couples avaient envahi la salle tout entière, me balançant corps contre corps, les mains autour des épaules ou du cou… J’observais les danseurs et ceux qui restaient assis. Ma belle inconnue continuait à discourir à l’autre bout de la table. Ma voisine m’invita par un geste et un sourire radieux si bien que je m’élançai sur la piste. Collés serrés, les mains tenant nos corps, nous étions bien entraînés par le rythme du konpa et nos songes évocateurs. Je la remerciai après une série de danses partagées de musique haïtienne pour me rasseoir et finir mon vieux rhum. Il se faisait tard, le temps passait très vite. Je m’apprêtais à partir quand la belle inconnue de Descoudes s’assit sur la chaise devant moi sans cérémonie. Avec un merveilleux sourire, elle me tendit un papier avec son prénom : « Marie-Odile » et son numéro de téléphone, puis elle se leva et rejoignit sa compagne du bout-de-table.

Quant à moi je rentrai, néanmoins durant tout le trajet son image ainsi que son invitation qui demeurait sans équivoque assaillirent mon âme.

 

MAHEA

 

C'était fou ! Des trombes d'eau massacraient la plage et l'environnement ! On ne voyait plus où était la mer tellement le ciel et l'horizontal se confondaient ! La pluie sonnait contre la tôle du restaurant comme un leitmotiv, nous obligeant à écouter les échos qui se répercutaient sur tout l'établissement. J'étais assis bien à l'abri, essayant de percer le rideau gris qui nous entourait, mais en vain. Mes pensées vagabondaient à droite et à gauche sans direction précise, changeante devant mon verre de rhum. C'était une situation compliquée comme nous en avons de temps en temps, ne sachant pas quelle idée projeter.

Sur un signe de la main, le jeune homme du restaurant me présenta un autre rhum. J'avais l'impression qu'il y avait des heures que ce temps de chien durait et je commençais à m'ennuyer avec le besoin de changer les horizons de ma journée pour me sentir bien dans ma peau.

Enfin il pleuvait beaucoup moins et c'est à ce moment qu'elle arriva en courant, trempée, les cheveux délavés et tombants sur ses joues. Il m’était impossible de ne pas la remarquer lorsqu’elle entra juste en face de moi. Comme un chien mouillé, elle se tordit de tout son corps? essayant d'évacuer l'eau de ses vêtements. Elle ne regardait personne, trop occupée par ses difficultés vestimentaires. De haut en bas, l'eau avait collé ses vêtements à sa peau, il était difficile de ne pas s'en rendre compte. Je ne suis pas sûr qu'elle-même s'en soit rendu compte pourtant cette situation la laissait extrêmement suggestive : ses vêtements collaient littéralement sur tout son corps, son tee-shirt soulignant parfaitement sa poitrine et son short court habillait ses cuisses.

Elle avait ce que l’on appelle la tête des mauvais jours ! La bouche fermée, les traits tirés… À ce moment-là elle semblait en vouloir au monde entier.

Je me levai en lui indiquant les toilettes, pour l'inciter à mettre de l'ordre dans sa tenue. En retour je reçus un regard glacial, toutefois elle accepta de se diriger vers l'endroit précité. Je me rassis à ma table pour finir mon punch et retrouver la vision de la côte avec ses arbres qui la bordent.

Elle m'interpella avec plus de douceur qu'auparavant, les cheveux peignés, les vêtements mouillés, mais moins collants, puis elle s'assit en face de moi sans demander si cela me plaisait… En fait elle était sûre qu'il n'y aurait pas de problème. Elle commanda un planteur dans lequel elle rajouta du rhum. Elle me regarda dans les yeux… de grands yeux qui mangeaient son visage de braise.

Emmène-moi à Marigot, me dit-elle avec autorité… je suis à pieds et j'ai besoin de me changer.

Arrivée devant chez elle, elle ouvrit rapidement la porte de la voiture et me laissa là, pantois sans un mot. Estomaqué, je retournai au restaurant de la plage. La pluie cessait lentement dans un ciel encore menaçant, empli de gros nuages sombres poussés par les alizés tandis que les feuilles des balisiers s'égouttaient doucement en laissant des trous dans le sable.

Il y avait des heures que j'étais là en tenant deux ou trois discussions sans importance avec des buveurs de passage. C'était l'un des moments de la journée que j'appréciais particulièrement… La disparition soudaine du soleil englouti par la mer Caraïbe dans une lueur rouge comme un fer de forge. J’étais toujours étonné de ne pas voir la mer se démonter avec d'énormes vagues provoquées par sa chute qui semblait brutale. Et brutale aussi était l'arrivée de la nuit… Quelques secondes suffisaient pour plonger cette partie de la Guadeloupe dans l'obscurité avec immédiatement le concert des grenouilles et des invisibles dans une partition écrite bien longtemps à l'avance. Il ne fallut pas longtemps pour voir et entendre le bruit des chauves-souris avec leurs cris stridents. Elles nichaient sous le toit des toilettes et des douches de la plage. Les oiseaux de mer avaient disparu sous une lune en morceaux affaiblie par les gros nuages.

Ce restaurant situé à Petite Anse était en fait mon quartier général. Là, je retrouvais mes amis dans d'interminables discussions que nous pensions intelligentes, mais qui finalement ne menaient à rien, sinon à passer le temps. C'était jour de fête chez Annie qui s'affairait à délivrer repas et boissons. Léandre, son compagnon, avait conquis la terrasse avec son quartet. La musique créole emplissait la plage de ses sons langoureux et les couples entre deux assiettes dansaient ventre contre ventre sans trop bouger les pieds.

La table était trop petite pour les six énergumènes que nous étions. Préoccupé à décortiquer nos ouassous tout en dégustant un vin blanc de la Loire, je tournai le dos à l'orchestre pour me lancer comme d'habitude dans d'interminables discussions. Je ne pus engloutir ma crevette tant le choc fut soudain. Je me suis senti tiré à l'arrière avec force et persuasion ! Effectivement la surprise était de taille. La femme aux cheveux mouillés se tenait là devant moi !

L'invitation à la danse était précise, bien qu'un peu brutale sous les éclats de rire des autres garnements. J'eus à peine le temps de m'essuyer les mains avant de l'enlacer, mais cela ne lui avait pas plu. Elle les retira pour les monter autour de son cou avec autorité. Ainsi fait, lovés corps à corps, nous nous balancions au son d'un konpa magistral.

C'était une femme curieuse, pas un mot, seulement le discours de son corps qui me berçait sur les rythmes tropicaux jusqu'à la fin de la fête, heureusement entrecoupée de temps en temps d'une coupe de champagne que j'avais commandée à Annie. Léandre amusé me faisait des clins d’œil et des sourires provocateurs qui me déplaisaient. Léandre annonça la fin de la soirée par un konpa que tous les Caribéens connaissaient : « Tchiré kilot » (déchirer la culotte).

Après une dernière coupe de champagne, elle était restée debout, je m'attendais à la même conclusion que la première fois ; une disparition rapide au pas de charge. Elle était grande, bien faite avec des yeux tirés comme une Asiatique… Beaucoup de femmes de Basse Terre ont ce profil. Ses cheveux, elle les avait laissés naturels. Ils étaient frisés et noirs comme de l'encre, agencés dans d'harmonieuses retombées. Elle en eut sans doute assez d'attendre, car soudain elle me prit le bras avec autorité et m'exila de mes amis.

Avec peu de mots, elle me fit comprendre qu'elle me suivrait avec sa voiture jusque chez moi. Je suis resté ébahi… Farce, provocation ou réalité amoureuse ? Je pris bien soin de conduire doucement de peur de la perdre en route.

Arrivée à destination et juste le temps d'éclairer la terrasse, elle lova sa bouche contre la mienne. Il n'y avait plus d’ambiguïté.

Elle s'amusa de ma transformation en jouant avec, puis elle stoppa les jeux subitement. Désignant la salle de bain, elle fit couler l'eau de la baignoire. Par convenance je m'éloignai du lieu. Je changeai d’apparence pour adopter une tenue plus décontractée avec juste un slip tandis que j'entendais l'eau couler durant de longues minutes. Elle ne m’avait pas demandé mon nom et moi non plus, nous n’étions deux parfaits inconnus.

   Hé ! vin là ! me dit-elle.

Elle avait planté le décor pour une pièce en un acte. Assise sur le bord de la baignoire, les jambes sur les côtés, elle me laissait admirer son anatomie. Tétanisé, j'entrai à mon tour dans la baignoire en faisant des vagues qui inondèrent le carrelage. Une nouvelle fois elle s'amusa de ma transformation physique, glissant au fond, s'ingéniant à tirer mon slip de mes deux jambes pour le jeter sur le sol. D'un seul coup je devins le commandant Cousteau, explorant les profondeurs de l'océan féminin. Ce furent de longues minutes de cris et de gémissements. Toute la fin de la nuit et une partie de la matinée furent consacrées aux plaisirs partagés.

Ce n’est qu’après nos festivités que je sus son identité : « Mahéa ». La journée se passa à nous raconter notre vie et là elle fut beaucoup plus bavarde. La nuit était tombée, je l'emmenai au restaurant de Petite Anse où Annie fut surprise de nous revoir tous les deux. Curieusement nous n'avions pas très faim, une salade composée fut suffisante. Il restait du champagne, Annie nous le servit.

Les jours passèrent avec les critères habituels avec encore en tête cette étrange aventure. Je refusai de donner des explications à mes amis affamés de nouvelles… « Awa, Mahéa et moi, c'est top secret ! » J'en avais pris un coup sur la tête et au cœur, j'en rêvais encore, elle était trop parfaite pour l'oublier et de nombreux mois furent nécessaires pour y parvenir. Je n'ai pas cherché à la revoir non plus malgré mon envie d'aller frapper à sa porte à Marigot.


Chapitre 3

 

 

L’AME D'ANISSA

 

Qu’avait-elle de plus que les autres ? Jolie sans plus, un sourire radieux aux dents blanches tirées de la nacre, de longs cheveux noirs frisés en crans irréguliers et tombants sur des hanches larges un peu lourdes, Anissa avait quelque chose d’indéfinissable. Son regard à la fois poignant tétanisait tout votre être et à la fois libérait le trop-plein de désirs ou de peines cachées.

Ce n’était pas le khôl (11) qui lui donnait cette profondeur, même si celui-ci accentuait l’expression de ses yeux, mais ses pupilles d’un noir profond qui reflétaient l’état de son âme. Ses envies étaient marquées d’une façon indélébile, il fallait lire dans ses yeux la tristesse, le manque d’amour, la rigidité des lois ancestrales et aussi une profonde tendresse, un immense besoin de s’épancher ou de s’épanouir comme la rose du jardin royal. Elle guettait indéfiniment celui qui viendrait l’attendrir, lui glisser dans l’oreille des mots attendus, mais tellement sublimes à ce moment-là qu’elle risquerait de s’évanouir comme le parfum de la rose. L’amour, cet élément qui comme le vent vous effleure, vous parle, vous chante à la manière des poèmes de Jamila Abitar, ce sentiment dont seule l’écriture des mots lui donne raison de sa profondeur insondable et qui accompagne au fond de l’âme les accents de la musique andalouse d’Al Hajj Mohammed Bajeddoub.

Anissa tes yeux sont dans la peine, ils reflètent ton âme, trop te regarder serait une profanation. Anissa, ton jour viendra, l’amour t’emportera au-delà de tes espérances, tu connaîtras alors les délices et les recettes de ce que tu attendais désespérément depuis tellement longtemps. Ton corps soumis se laissera aller aux exigences et aux plaisirs de la chair, tu seras percée au plus profond de ton intimité, tu connaîtras les plaisirs démultipliés par une si longue attente, tes yeux alors laisseront apparaître une autre facette de ton âme, celui du bonheur !

 


SUR LA ROUTE DE KENITRA

 

J’étais parti à Tanger, la ville des conquérants andalous, des voyageurs, celle de Ibn Batouta parti avec son baluchon, traversant des centaines de pays jusqu’en Chine, reçu comme un prince par les rois et les émirs du quatorzième siècle des pays visités.

Au retour, je me laissai aller aux réflexions d’usage émises après un voyage. Le bruit des roues du train m’entraînait dans cette voie, celle qui me rappelait les trains de mon enfance, bruyant avec leurs jets de fumées blanches, les roues claquant sur les rails.

Arrivé à destination, le voyage m’avait paru court tant la discussion avec ma voisine fut agréable. Ce qui ne m’avait pas empêché de la contempler discrètement.

Volubile, elle me demandait si j’étais en vacances ou si je résidais au Maroc ? Les Marocaines généralement n’adressent pas la parole aux inconnus. Elle me racontait qu’elle revenait d’Espagne où elle avait rendu visite à sa mère qui travaillait à Madrid. C’était une interrogation subtile à mon endroit et sans me livrer outre mesure je lui dis que j’étais retraité. Elle me demanda si je travaillais encore, je lui que non et que je passais mon temps à lire, à voyager dans les différents quartiers de Rabat et Salé où l’histoire avait laissé des traces indélébiles. Elle me dit qu’elle brodait à ses moments de loisir et écrivait de petits poèmes. Curieusement la destinée et les rencontres fortuites sont quelquefois riches en découvertes, car moi aussi je me laissais aller à écrire des nouvelles. Juste avant de descendre à la gare de Rabat, elle me demanda mon adresse E-mail, m’assurant qu’elle me donnerait de ses nouvelles. Bien entendu je n’en croyais pas un mot, elle avait employé une formule de politesse.

J’avais pratiquement oublié cette conversation, pourtant trois semaines après notre arrivée à Rabat, elle me sollicitait pour une discussion sur la littérature par un rendez-vous devant le parc zoologique de Rabat.

Je ne la reconnus pas de suite, c’est elle qui me héla en m’appelant « Georges ! » Sa blondeur tranchait avec les cheveux noirs des Marocaines. Elle m’avait dit qu’elle était d’origine berbère, que ses parents étaient d’Agadir. Cette fois-ci sans essayer d’être inconvenant, je la regardai avec les salamalecs d’usage. Un grand café faisait face au parc zoologique, nous y prîmes place. Assis devant un verre de jus d’orange pressée, nous entamâmes la discussion avec la volonté d’en savoir plus sur les écrits de chacun. Nous n’arrêtions pas de dialoguer, de donner notre point de vue sur telle ou telle situation littéraire jusqu’à ce que la faim nous tenaille. Je l’invitai à manger un tajine quelques pas plus loin, elle accepta. Nous avions pris l’engagement de nous faire lire nos écrits via internet en la prévenant que mes nouvelles érotiques étaient plus près du texte non expurgé des **mille et une nuit** traduit par Joseph Charles Madrus (sans en avoir son génie, oh non), que des ouvrages d’Alphonse Daudet ou de Jamila Abitar !

Nous nous sommes rencontrés de nombreuses fois au Jardin du Triangle de vue situé à Rabat près du musée de la monnaie pour échanger nos idées sur le travail que nous avions fait chacun de notre côté. Les petits textes qu’elle avait écrits à la manière d’une lettre destinée à des amis ou des membres de sa famille avaient ce charme particulier des conversations arabes. Riches de nombreux retours avec des exclamations hautes qui certifiaient l’authenticité du dialogue. Je me sentais quelque peu mal à l’aise avec mes nouvelles sublimant l’amour, ses gestes, la femme illustrée par des tableaux crus et à la fois réalistes. Et même si elle me certifiait que celles-ci ne la gênaient pas, que l’homme et la femme créatures d’Allah étaient faits pour s’aimer, l’écrire était la façon de dire ce que l’on n’osait pas dire d’une façon générale… « La nudité des mots, c’est écrire ce que l’on n’ose dire. C’est rendre pudiques les mots, et bavardes les lettres. »

Plus de quatre mois avaient passé, chaque semaine nous nous rencontrions pour nous faire lire nos nouveaux écrits avec les critiques afférentes à ceux-ci. Cet après-midi-là, nous étions sur cette grosse péniche en bois sur le Bouregreg, fleuve séparant Salé de Rabat. Il était amarré sur le quai coté Rabat et nous nous étions régalés d’un copieux repas. De l’autre côté du Bouregreg, la Médina de Salé, magnifique, éclatante dans son grand manteau rouge. Je ne sais pourquoi, mais j’avais le sentiment que quelque chose d’indéfinissable avait changé, c’était la façon qu’elle me parlait avec ce regard profond, ne détournant plus les yeux comme avant... Il était temps de nous séparer. Je lui tendis la main comme il est d’usage au Maroc, elle l’a prise en restant longtemps à la retenir prisonnière. Sa chaleur communicante monta le long de mon bras et continua jusqu’à la tête, mon front distillait des gouttes de sueur que je m’empressai d’essuyer à l’aide de mon mouchoir. Elle lâcha ma main et me fit un sourire à mourir debout, puis elle tourna les talons en se déhanchant d’un naturel gracieux pour monter l’escalier qui menait au boulevard au-dessus du Bouregreg.

Le tramway me véhiculait sans bruit, presque silencieusement. Je ne cessais de penser à cet au revoir pour le moins bien différent des autres. La difficulté de ces situations est de ne pas se laisser aller à des fabulations infondées, sans doute était-ce moi qui me laissais flâner sur des pensées érotiques loin de la réalité. Il n’empêche que mon sommeil fut difficile.

Curieusement, nos rendez-vous hebdomadaires avaient sombré un certain temps dans l’oubli, jusqu’au jour où elle m’envoya un message en s’excusant de son silence prétextant des affaires familiales. Cela faisait plaisir de recevoir à nouveau des nouvelles de Douha, ce qui signifie matinée en français. Cette Berbère aux courts cheveux couleur châtaigne non couverts du foulard traditionnel me proposait un rendez-vous en soirée, boulevard de Kenitra, devant le supermarché Carrefour. Bien entendu je lui accordai avec plaisir. C’était curieux ce rendez-vous, d’ordinaire c’était toujours l’après-midi, mais je mettais ça sur le compte de ses problèmes familiaux.

Je la retrouvai sur le parking appuyée sur une Sandéro rouge. Après les salamalecs d’usage et la poignée de main, elle me dit que nous étions invités chez des amis à Kenitra, eux aussi amateurs de belles-lettres. Trente kilomètres, le temps passait très vite à discuter de tout et de rien. Elle conduisait doucement sans à coups avec un fond de musique andalouse qui couvrait le bruit du moteur. Après avoir échappé aux nombreux sens interdits de Kenitra, elle se gara dans une toute petite rue plantée de petites habitations individuelles blotties les unes contre les autres comme pour se protéger des intempéries. Une fois la porte franchie, un tout petit escalier en bois accédait à une très grande salle carrelée qui servait de chambre à coucher suivie d’un salon à la marocaine et d’une toute petite cuisine fonctionnelle tapie dans le coin près de la fenêtre. Un grand lit haut trônait sur le côté de la porte et un large tapis rouge donnait accès au couchage.

Avec son sourire à damner les anges, elle m’indiqua le sofa rouge comme la couleur du tapis. Tout était propre, bien rangé. Je compris alors son silence de plusieurs semaines et ses mensonges… Elle venait à Kenitra pour remettre en état ce tout petit appartement qui avait appartenu à ses parents, pour se mettre au vert, rédiger ses nouveaux textes. Un ordinateur portable siégeait sur la table. Elle avait dans la tête l’idée de nous éloigner de la capitale pour être à l’aise tous les deux, comprenant sans peine à ma façon de la regarder, même si je m’en défendais, que je la désirais. Ce mensonge était donc inventé à mon profit.

Elle vint s’asseoir auprès de moi entourant mon cou de son bras serré, me mordillant l’oreille, se complaisant à me voir me tortiller ainsi. Elle avait tout prévu. Rapidement sur un coup frappé à la porte d’en- bas elle descendit presque en volant comme l’oiseau, le retour fut aussi furtif, mais les mains pleines d’un tajine de légumes et de poissons. L’un à côté de l’autre, nous dégustions en riant encore de la farce qu’elle m’avait faite. C’était le moment des discussions stériles sans queue ni tête partant dans toutes les directions, Inch Allah 12 !

Sans formalité elle s’esquiva, j’entendis le bruit de la douche dans l’autre coin de la pièce m’invitant à en faire autant dès l’emplacement libre. Elle prit son temps pour sortir de derrière les rideaux vêtue d’une longue robe jaune et or, parfumée de senteurs d’orient. Je pris la suite, l’eau était froide, mais réparatrice. Le bain terminé je m’essuyai avec ses serviettes, car je n’avais pas du tout pensé à ce piège bienheureux. Bien obligé de sortir nu de derrière les rideaux, je me sentis vexé, humilié de devoir me présenter ainsi à elle. Une brève observation et elle comprit ma gêne. Elle me jeta un drap sur le dos pour me couvrir complètement tout en éclatant d’un rire sonore qui du réveiller tout Kenitra !

Elle se mit à confectionner pour nous deux le thé du plaisir. J’ignore si c’était vrai, mais il était excellent, parfumé à la menthe bien entendu avec une autre herbe qui donnait beaucoup de goût à ce breuvage. On m’a appris par la suite qu’il s’agissait de l’absinthe.

Sans gêne et pleine d’initiative, elle tira sur le drap pour dévoiler ma nudité. Ses caresses multiples parvinrent à ce qu’elle souhaitait et ses baisers parfumés achevèrent de me transformer. La nuit de Kenitra compte encore dans nos mémoires, elle se poursuit chaque semaine dans le petit appartement qui nous accueille pour consommer notre amour.

 

 

CHICHA BLUES

 

Le petit taxi jaune slalomait entre les autres véhicules dans les rues de Salé où les piétons indisciplinés et les vendeurs ambulants se risquaient à maintes collisions. Comme la plupart des taxis, celui-ci était vétuste, une vieille 205 avec des amortisseurs absents, un tape-cul qui me donnait l’impression de jouer aux autos-tamponneuses.

Un soir de stress, je m’étais décidé à aller dîner à la Médina. J’aimais cet endroit cerné de murailles ocre, divisé en petites rues commerçantes. Le taxi m’arrêta à la grande porte de la Médina, refusant de s’engouffrer dans les encombrements où il était difficile de s’extirper ! Je ne suis pas allé bien loin pour trouver un restaurant sympathique. Il se trouvait près de la place où prospéraient quelques palmiers. Les meubles Marocains tous de bois sertis de nacre blanche par des artisans de qualité, supportaient le rembourrage spécifique au Maroc recouvert d’un magnifique tissu de couleur aux motifs orientaux.

Un tajine de poulet aux légumes finit de me mettre de bonne humeur, d’autant que le service était impeccable et le prix comme partout au Maroc, des plus compétitifs. Déjà vingt-deux heures, le temps passait très vite. Je marchai au hasard dans les ruelles de la Médina et au coin d’une rue des musiciens offraient un concert avec différents instruments de percussion. Le musicien à la « nira » qui se trouve être une flûte légère en roseau portait la traditionnelle chéchia 13 rouge, un jabador 14 jaune le couvrant jusqu’aux babouches également jaunes. Je m’arrêtai quelques instants pour écouter la mélodie en les saluant la main sur le cœur.

Toujours beaucoup de monde se bousculant dans les rues étroites malgré l’heure tardive. J’arpentais les rues doucement, prenant soin de regarder les différents boutiquiers. Dans une toute petite rue, un endroit m’attira par sa lumière tamisée donnant du relief à la façade. Trois marches donnaient accès au salon. À l’intérieur, une chaîne diffusait une musique andalouse interprétée par Mohammed Bajjedoub. D’un sobre niveau sonore, elle emplissait néanmoins chaque recoin de l’établissement. L’endroit était richement agencé : tables, meubles, sofas provenaient tous d’artisans spécialisés dans ce style de décoration. Des rideaux lourds et riches de décors soulignaient les encadrements des portes.

En fait je me trouvais dans un établissement de fumeurs de chichas ou narguilés. J’appris plus tard que ces établissements étaient interdits. Le garçon me conduisit sur le sofa de coin, mais je refusai la chicha, car je ne fume pas. Un double café noir me suffit. L’odeur du tabac égyptien, doucereux, rehaussée de parfum d’orange, m’aidait au plaisir inspiré de l’orient.

J’avais aperçu en entrant, une femme légèrement alanguie sur un sofa, tirant sur le tuyau de la pipe à eau. Aussitôt assis- je jetai un regard de son côté. Elle était habillée d’un magnifique caftan bleu décoré d’arabesques jaunes, ses longs cheveux noirs tombaient bas sur le dos et quelques fils d’argent avaient pris possession de sa chevelure. S’apercevant que je la regardais, elle tourna la tête dans ma direction avec un sourire à mon endroit. Je pouvais voir sur son visage des cernes au coin de ses yeux dessinés par le khôl (11). Quel âge pouvait-elle avoir ? Quarante, quarante-cinq ans… La classe, me dis-je.

Au moment de payer mon café, elle me demanda de lui prêter mon téléphone. Pas de chance, il ne fonctionnait pas et me le rendit. En rangeant mon portable, je vis un autocollant apposé dessus. Saluant l’assemblée, je rejoignis la foule de la Médina. Ce n’est qu’en sortant, rejoignant le boulevard que je découvris un nom : « Abir » ainsi qu’une adresse de rendez-vous. J’avoue que j’oubliai à ce moment mes bonnes résolutions. Le taxi bleu de Rabat me déposa près de la tour HASSAN où j’attendis quarante-cinq minutes avant de la voir apparaître telle la reine de Sabbat dans son caftan bleu, ses longs cheveux enveloppés dans un magnifique foulard du même bleu. Elle me prit le bras sans un mot pour me guider vers son appartement situé dans un immeuble cossu.

Cette femme n’était pas n’importe qui. L’appartement était luxueux de par les meubles, les rideaux, les étoffes diverses, les vases. Une chicha posée sur la table basse aux quatre pieds sculptés à la marocaine dans du bois rouge laissait supposer qu’elle fumait également chez elle. Qui était-elle ? Femme entretenue ? Intellectuelle ? Femme issue d’une famille riche ?

Elle s’absenta quelques instants pour revenir habillée d’un pantalon turc bouffant aux chevilles et d'un haut brodé de motifs arabes de couleur or. Ce chemisier court laissait apercevoir la chair de sa taille légèrement arrondie. Un large décolleté découvrait une poitrine généreuse et haut perchée.

Je ne savais plus par où commencer tellement j’étais sous le charme d’Abir. La signification française de son prénom c’est elle qui me l’expliqua… cela correspond à « parfum », une traduction que me donnait encore plus le désir de humer l’odeur de son corps comme une rose du jardin d’Éden ! Elle m’expliqua aussi l’autocollant sur le téléphone. Bien que femme libre, en tant que musulmane elle faisait attention de ne pas tomber dans le piège de la Charia (15) et de ses tabous. Elle venait de temps en temps fumer la chicha à la Médina et lorsqu’elle repérait un étranger à son goût, elle s’arrangeait via le téléphone portable pour le lui faire savoir. Elle avait ainsi préparé une petite liasse d’autocollants dans son sac, il était très facile ensuite de le coller sur le téléphone ; sa méthode était invariable.

La nuit fut longue, ponctuée de longs soupirs partagés. Abir avait un tempérament à damner les anges, elle avait le Siroua ( 7) entre les jambes. Je me demande encore aujourd’hui si elle n’avait pas mis des produits dans son tabac égyptien, tant elle était amoureuse et désireuse.

Cette aventure unique restait constamment dans mon esprit, interloqué par la curiosité qu'Abir m’inspirait encore des années après.

 

CE SONT ENCORE DES ENFANTS

 

Un flot de lycéens sortit en chahutant de l’établissement devant le vigile placide, adossé au mur de clôture tandis que des cris et des bourrades ponctuaient cette libération des études. Deux groupes distincts différenciaient les étudiants : les filles, foulard sur la tête, robe longue, chaussures plates en petits groupes raisonnables, et les garçons jouant les durs, se frappant les épaules ou se donnant des coups de pies dans les fesses, un jeu qui ne pouvait que dégénérer. Quelques groupes mixtes avançaient doucement, se racontant des histoires ou revenant sur le dernier cours de philosophie. Des étudiants en vélo ou vélomoteur dressé sur la roue arrière lâchaient le guidon pour épater les filles ; c’est un éternel recommencement. Les autres se contentaient de faire entendre les rugissements des petits moteurs en zigzaguant autour des filles qui faisaient semblant d’avoir peur au plus grand plaisir de ces garnements.

Fatima était timide, réservée, grande, très jolie. Elle prenait soin de cacher sa chevelure sous un foulard de couleur qui par un besoin de coquetterie inconscient était différent chaque jour. Aucun maquillage ne venait orner son visage à la différence d’autres étudiantes qui usaient de produits de beauté dès la sortie du lycée. Bonne élève, Fatima était sur le chemin de la réussite, car elle souhaitait devenir avocate. Elle avait toujours les mêmes amies, un groupe de filles tranquilles. À la sortie des classes, chacune se dirigeait vers son domicile respectif.

Fatima habitait la Médina dans une maison ancienne datant du dix-septième siècle. C’était une maison rénovée par la famille au fond d’une ruelle étroite. Elle aimait cet endroit historique remontant du douzième siècle pour la reconstruction des remparts, elle s’était plongée avec volupté dans la lecture des textes historiques. Elle en était là dans ses pensées à une centaine de mètres de chez elle quand elle se sentit tirée par les cheveux, frappée dans le dos et jetée au sol. Elle n’eut pas le temps de voir l’individu qui l’avait interpellée de cette façon, a contrario, elle remarqua le garçon qui avait fait fuir le voyou. Resté sur place, il l’aida à se relever en la regardant dans les yeux, heureux qu’elle n’ait pas eu plus de mal. Elle avait ses longs cheveux ébouriffés par la violence exercée sur elle. À ce moment il pensa à ramasser le foulard qu’elle récupéra et le mit dans son sac.

— Je m’appelle Amin, dit-il en reprenant le guidon de son vélo.

De l’autre bras, Amin aida la jeune fille à marcher jusque chez elle. Elle s’arrêta devant la lourde porte en fer forgé, le remercia simplement et referma la porte derrière elle.

Désormais Amin montait subrepticement une surveillance en fin de soirée lorsque normalement Fatima arrivait. Durant près d’un mois, elle ne sortit pas de chez elle. Il l’aperçut enfin au vieux marché avec sa mère, les cabas remplis de légumes et de fruits. Elle lui jeta un regard en biais. Amin ne s’imposa pas, ayant l’impression de ne pas appartenir au même monde.

Il n’allait pas au lycée, mais travaillait comme livreur pour les commerçants du souk ou du vieux marché. Il livrait avec son vélo les courses commandées par les clients. Sa mère étant veuve, il était devenu le chef de famille.

Il avait abandonné sa surveillance furtive, conscient que l’individu ne reviendrait pas de sitôt ! Il ne connaissait pas le nom de cette jeune fille qui l’avait touchée par sa faiblesse passagère, à terre, frappée par un misérable. Mais il avait aussi été touché par sa beauté malgré sa peur, son courage, son orgueil qui l’avait empêché de pleurer. Amin en était tombé amoureux tout en sachant que ce sentiment ne pourrait aller bien loin… Qui était-il pour espérer cela ? Il s’arrangeait pour l’apercevoir juste un instant au vieux marché ou au retour du lycée qu’elle avait retrouvé, toujours accompagné de sa mère. Pourtant, le visage de Fatima le poursuivait, il ne pouvait le chasser de son esprit. Comment la rencontrer, lui parler, connaître son nom ?

Il priait Allah de lui accorder cette faveur. L’amour est-il un péché ? Allah est miséricordieux, il aime les justes et Amin était persuadé qu’Allah l’exaucerait ! En attendant, il s’activait jour après jour sur son vélo à livrer ses clients habituels dans toute la Médina. Sérieux, Amin avait la confiance des commerçants, y compris pour changer le flouze à la banque, car certains clients payaient encore en dollars ou en euros aux commerçants compréhensifs. Toujours habillé du même short semi-long couleur bleu délavé légèrement blanchi derrière par la selle du vélo, et d’un tee-shirt de même couleur, il fendait les ruelles du souk à la vitesse du son, le porte- bagage plein à craquer. C’est là qu’il se fit accrocher par un petit chariot, déchirant son short sur la cuisse. Contrarié, désemparé, il se rendit chez un de ses fournisseurs habituels. Lui faisant voir les dégâts, il lui demanda s’il acceptait de lui vendre un short à crédit. Mohammed se mit à rire avec des hoquets lui bloquant la voix, et ses babouches jaunes le portèrent au fond de l’échoppe pour revenir avec un short et un tee-shirt rouge qu’il n’avait pas vendu, stockés depuis des lustres dans le fond sur des cartons au cas où une occasion se présenterait. Il balança les vêtements dans les bras d’Amin en lui montrant le fond de l’échoppe. Quand Amin revint, Mohammed l’embrassa sur ces mots : « qu’Allah te garde, suit ton chemin ». C’était sa façon de faire sa zakat (16) journalière.

Content, rasséréné, Amin enfourcha d’une jambe légère son vélo et repartit comme une flèche vers son prochain destinataire. Il déboucha sur la place du vieux marché comme un bolide aux vingt-quatre heures du Mans pour se trouver nez à nez avec Fatima, seule, achetant des grosses oranges au bayyaz (17) du trottoir. Elle le reconnut, mais ne sut quoi faire d’autre que de lui lancer une orange qu’il attrapa au vol. Son cœur battait plus que la mesure pendant qu’elle disparaissait à l’intérieur du vieux marché en le laissant décontenancé. Il prit le parti de poser son vélo et de partir à sa recherche. Il la retrouva chez le boucher. Là, il fit comme s’il faisait la queue, la suivant dès qu’elle quitta l’étal pour l’interpeller.

J’essaie de parler avec toi, mais c’est des  missions impossibles. Il s’enhardit et poursuivit… Le vendredi, tout est fermé, pourrions-nous nous voir au jardin des Oudayas (18) juste pour parler ?

Amin s’attendait à un refus ou à des mots de colère, mais il fut surpris d’entendre cette douce voix lui dire : « Je t’attendrai à la grande Bab (19) des jardins à quinze heures ».

Quand le muezzin appela à la prière, il se rendit à la mosquée de la Médina pour remercier Dieu. Cette journée ne pouvait être qu’envoyée par Allah lui-même. Le restant de la journée se passa comme dans un rêve, et en rentrant chez lui sa mère constata le changement dans l’attitude de son fils, mais n’en fit cas. Le jeudi soir Amin avait pris soin de laver ses vêtements pour un séchage dans la nuit. Le vendredi matin il prit le temps de les repasser convenablement. Après manger, sa mère le trouvait fébrile. Amin traversa le pont du Bouregreg pour rejoindre la route des Oudayas, il n’avait pas l’argent pour prendre le taxi ou le tramway néanmoins il arriva à la porte des jardins largement en avance. Il s’assit sur le banc de pierre devant la fortification. Il avait dû s’assoupir ou du moins perdre conscience du temps quand il entendit : « tu dors ? ». Il se leva d’un bond, s’excusa bêtement. Fatima était superbe, toujours simple, non maquillée, un foulard bleu sur ses cheveux, une jupe descendant au-dessous des genoux d’un bleu turquoise et un haut dessinant parfaitement son cou. Sa tenue se mariait à merveille avec le foulard et ses chaussures plates également de couleur bleue. Amin la voyait respirer aux mouvements de sa poitrine qui gonflait légèrement son vêtement. Elle lui prit la main gentiment comme deux écoliers, le conduisit sur le banc des orangers plantés là dans une sorte de haie.

Je voulais te remercier de ton intervention, j’y pense souvent, tu as été courageux. Je m’appelle Fatima. Je fais des études de droit. Je te vois quand tu te caches avec ton vélo derrière des voitures, n’osant pas m’aborder.

Tu sais bien Fatima que les interprétations vont vite au Maroc. Je ne veux pas que tu aies des retombées négatives ni que tu aies des problèmes avec tes parents. C’est la raison pour laquelle je t’ai proposé le jardin des Oudayas, pour ne pas rester dans la Médina.

Amin en avait le souffle court avant de poursuivre.

Il faut que j’aide ma mère, je suis livreur dans la Médina et le soir je lave les voitures. Je n’ai pas de revenus, tout l’argent que je gagne je le donne à ma mère. Je n’ai même pas les moyens de t’offrir un jus d’orange ou de prendre le tramway. J’aimerais te revoir aux jardins d’essais ou au jardin du triangle de vue, mais je ne peux pas Fatima… J’ai honte, je suis loin d’avoir le niveau de vie de ta famille. Je me rends compte à l’instant que ce rendez-vous était déplacé, incongru.

Voyant sa détresse, Fatima choisit de rire en saisissant sa main, puis elle lui adressa un regard avec gentillesse.

Avec Allah, Amin, tout s’arrange. As-tu envie de me revoir ?

Cette question, c’était comme de demander à un enfant s’il voulait du chocolat. Il avait envie de l’embrasser sur la joue, sa main effectua une pression sur celle de Fatima et ses yeux éclairaient le ciel.

Écoute, lui dit-elle, tous les vendredis tu m’attendras à la station de tramway « Bab Lamrissa », j’aurai pris un billet pour toi, personne ne verra rien, ne se doutera de rien, nous pourrons nous promener en toute tranquillité.

Ce manège dura des mois. Il s’était trouvé un autre travail le soir, plongeur dans un restaurant de la Médina ainsi il pouvait garder une partie de cet argent pour ses rendez-vous avec Fatima. Ensemble ils avaient décidé d’aller au jardin exotique ce vendredi. Fier, il paya le taxi. Le jardin exotique était immense avec des emplacements aquatiques et des bancs sous les frondaisons permettaient de se reposer. Sur l’un d'eux, côte à côte, la main dans la main, ils se regardaient plonger par cet amour d’enfants. Profitant de la solitude des lieux, elle l’embrassa d’un bisou furtif sur les lèvres. Amin en fut bouleversé et lui rendit son baiser. Ils étaient amoureux. Un amour encore chaste qui poussait Amin à la mettre sur un piédestal où il n’y avait qu’elle, rien qu’elle. Il ne voyait plus rien autour d’elle, même les fleurs étaient devenues quelconques. C’est dans cet état d’esprit que tous les deux revinrent à la Médina. Amin descendit au mur de Kwass Kenitra pour terminer le reste du trajet à pieds, la tête dans les étoiles. Il avait l’âme bien née, l’honnêteté chevillée au corps… Le courage se lisait sur ses mains et son visage. À la Médina, chacun connaissait Amin et sa mère Aïcha en était fière, à lui seul il gagnait le pain du dar. Levé à six heures du matin, couché à la fermeture du restaurant, cela lui rapportait, grosso modo avec le lavage des voitures, cinquante dirhams (20) par jour.

Hajji (21) ! héla Mohammed lorsqu’Amin passa devant son échoppe… Amin, écoute, j’ai une proposition à te faire, réfléchis et donne-moi ta réponse demain dans la journée. Tu vois l’échoppe à côté de la mienne, elle est fermée depuis le décès du propriétaire, tu te souviens de Ali ? Sa famille est venue me voir pour me revendre l’emplacement cinquante mille dirhams. Tout seul à mon âge je ne pourrai pas m’occuper des deux en même temps alors j’ai longuement réfléchi. Tu es jeune, courageux. Voilà, je rachète l’échoppe de Ali à ton nom, mes enfants sont en Italie, tu n’auras plus à courir dans tous les sens dans la Médina et nous partagerons les bénéfices moitié-moitié. Réfléchi bien, je te fais confiance. Si tu es d’accord, viens demain avec ta maman.

Allah est bienveillant, il ne s’était pas remis en selle, il marchait à côté de son vélo. La proposition de Mohammed lui avait donné mal à la tête. Lui, Amin, propriétaire d’une échoppe dans le souk aux vêtements ! Des idées plus ou moins farfelues se bousculaient dans sa tête. Il avait besoin de calme. Il livra ses derniers clients puis rentra chez lui pour faire part à sa mère de cette proposition venue du ciel.

Allah soit loué ! dit sa mère… Ne refuse pas, c’est un signe. Mohammed est un homme juste.

La nuit fut agitée, mais au petit matin sa décision était prise, il irait voir Mohammed avec sa mère. Au fond de , il savait qu’il avait pris la bonne décision, d’autant que cela pouvait déboucher sur une autre approche de la famille de Fatima. Mohammed sortit de la mosquée, Amin et sa mère l’attendaient à la porte de l’échoppe cadenassée. Mohammed comprit qu’il avait gagné un compagnon solide pour ouvrir le local d’Ali. Il leur proposa d’aller chez le notaire avant d’ouvrir son commerce pour faire les choses en règle, légalisées, Inch Allah (12).

Durant trois semaines, Amin nettoya, répara, rénova le local et mit une porte en fer devant le futur étal. Il avait été décidé que pendant un certain temps ce serait sa mère qui tiendrait l’échoppe, tandis que Amin continuerait son travail habituel : livraisons, lavage de voitures, plonge au restaurant, tout cela afin de pouvoir rembourser Mohammed des achats de tissus et de vêtements féminins accrochés dans l’échoppe.

Il continuait à voir Fatima le vendredi, profitant que les commerçants et bayyaz soient fermés pour le jour de la création d’Adam, jour sacré pour les musulmans. Amin se rendit au Jardin du Triangle de vue où Fatima l’attendait assise sur le banc près de la porte d’entrée, toujours aussi jolie. Il lui prit le bras et à petits pas ils s’éloignèrent.

Je ne t’avais encore rien dit, commençait-il souriant… je suis devenu propriétaire.

Après une brève inquiétude, Fatima le regarda avec étonnement, impatiente de connaître toute l’histoire. Évidemment Amin était fier de tout lui raconter.

Amin et sa mère avaient su mettre en valeur des vêtements à leur échoppe qui attiraient beaucoup de femmes et en même temps chez Mohammed, au bout de quelques années, le petit livreur avait fait place à un commerçant aisé, écouté dans le souk et la Médina.

L’amour que les deux jeunes se portaient n’avait pas faibli si bien qu’ils décidèrent de se marier. Le statut d’Amin avait changé et faciliterait sans doute le dialogue avec les parents de Fatima. Ce fut la maman d’Amin qui fit la demande aux parents de Fatima. Elle se présenta dans sa plus belle tenue à l’heure du thé, soit après la prière, avec deux flacons de parfum de qualité. Le dar des parents de Fatima était presque aussi beau qu’un palais des mille et une nuits, tous les murs étaient carrelés de toutes petites mosaïques bleues, une fontaine alimentait sans cesse le bassin aux petits poissons qui sillonnaient l’eau au travers des plantes aquatiques. D’un seul coup elle eut peur, face à la richesse de cette maison. Son ameublement serait à coup sûr un repoussoir à sa demande.  Les parents entrèrent ensemble dans le salon, Aïcha se leva avec les paroles de bienséance et d’usage, puis d’un geste, Saïd le père de Fatima l’invita à s’asseoir. Aïcha eut de la peine à déglutir et c’est avec une petite voix presque inaudible qu’elle eut le courage de faire sa proposition après avoir décrit sa situation et celle de son fils.

Avec le thé présenté dans une théière en argent, des petits gâteaux au chocolat étaient proposés dans une petite assiette en porcelaine. Aïcha les mains tremblantes offrit les deux flacons de parfum à Rachida la maman de Fatima, puis elle proposa une dote de cent mille dirhams ainsi qu’un local vide situé dans le souk que son fils avait l’intention d’acheter à cette occasion. Les parents connaissaient la réputation d’Amin et la proposition paraissait alléchante. Ils se retirèrent avec politesse afin de se consulter en privé pendant près de trente minutes, laissant Aïcha seule avec ses pensées.  La porte s’ouvrit sur le salon. Fatima entra rayonnante, entourée de ses parents. Chacun prit place sans un mot. Puis soudain Saïd se leva et d’un air docte s’adressa à sa fille.

Fatima, acceptes-tu la proposition de Aïcha ? Acceptes-tu d’épouser Amin ?

Là elle se jeta dans les bras de ses parents en sanglotant. Aïcha de son côté pleurait à chaudes larmes. Des discussions interminables eurent lieu pour trouver la date des noces, mais ce n’était rien en comparaison de la soirée éprouvante et longue que les époux durent subir dans leurs costumes flamboyants. Les musiciens emplissaient l’immense salle des sons traditionnels tandis que les invités battaient la mesure et dansaient en se tortillant le ventre.

Après le poulet aux amandes, Amin et Fatima aidé par Mohammed s’éclipsèrent sans bruit sur leur nuage bleu. Mohammed les salua. Amin et Fatima le cœur plein de rêves s’engouffrèrent dans le grand hôtel de Rabat accompagné du groom de service. La porte de leur chambre refermée, ils se déshabillèrent promptement en prenant soin de ranger leurs beaux vêtements. Amin prit une douche salutaire, Fatima oublia son visage et sa belle coiffure, qu’importe, ils étaient beaux, impatients de donner enfin libre cours à leurs désirs si longtemps cachés… Leurs lèvres inexpérimentées s’essayaient aux baisers, faisant monter la fièvre dans leur corps, cette fièvre qu’ils avaient réussi à occulter depuis de si longues années. Alors ils inventèrent comme Adam et Ève les gestes de l’amour, les caresses folles qui les remplissaient d’un plaisir intense, leurs mains, leurs lèvres, leurs sexes se livrèrent aux jouissances diverses, découvrant enfin ce qui leur avait été défendu. Amin se trouvait désemparé, la peur de faillir, la peur de faire mal. Voyant son malaise, Fatima jeta ses bras autour de ses épaules et l’attira vers elle. Doucement il se poussa dans le corps de Fatima, elle l’attira encore plus fort. Lors de ses va-et-vient, il aperçut le sang sur son pénis. Bizarrement cette vision lui fit mal et en même temps le mit dans un état d’excitation extrême l’amenant au plaisir. Il avait été trop vite pour Fatima. Avec tendresse il se servit de ses doigts dans une caresse ultime, Fatima eut juste un soupir au moment où ses reins se levèrent… Ce n’était plus des enfants !

 

LES WAGONS DE L'OUED DES OLIVIERS

 

Le Duster haut sur pattes battait la campagne doucement sans heurts sur la route goudronnée. Saïda conduisait bien, elle était attentionnée tout en entretenant une discussion de tout et de rien. Il est de faits notoires que la vie est faite d’aventures où le hasard n’a rien à faire!

Il y avait des mois que je faisais mes achats au supermarché de la ville, un grand magasin de deux étages fortement achalandé. À ma première visite, je fus bousculé par une employée poussant un chariot lourd de produits domestiques. Elle s’excusa par le terme marocain « smerlhi » et reprit sa route zigzagante entre la clientèle nombreuse en cette heure précise sans se douter qu’elle m’avait fait mal aux jambes. Je la regardai s’éloigner sans un mot. Comme de nombreuses Marocaines elle avait une longue chevelure de jais qui devait lui tomber jusqu’à la ceinture, en tout cas je l’imaginais, car elle était cachée sous un foulard de couleur bleue laissant dépasser quelques mèches. J’avais vu son visage lors de ses excuses : ovale, légèrement teinté, sans doute métissée. Cette jeune femme avait un joli visage valorisé par des yeux cernés au khôl (11), comme beaucoup de Marocaines. Elle avait aussi une taille légèrement arrondie. J’eus l’occasion de la revoir plusieurs fois officiant à une caisse, rarement la même, avec le sourire et une dextérité stupéfiante dans la présentation du code barres au lecteur magnétique de la caisse.

Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis cet incident, mes salam alékoum (22) avaient contribué à détendre l’atmosphère lorsqu’un après- midi je tombai nez à nez avec elle. Sans réfléchir, je criai « taxi » en faisant le signe de main habituel. Je la reconnus immédiatement. Elle fit semblant de descendre la vitre du véhicule et me dit avec un sourire de circonstance : « désolée, je ne vais pas dans cette direction »… Pan, touché ! C’était du tac au tac. Cette jeune femme jouait à merveille sa partition de séduction.

Un samedi vers treize heures peu de monde dans le magasin, alors que je m’engageai seul dans le couloir réservé à cette caisse, elle barra l’accès avec son bras en me disant : « li makay yetkalmouch al arabiya mayhadrouch ». Surpris, inquiet presque, je me tournai vers le vigile, un colosse de près de deux mètres de haut.

Saïda vous dit que cette caisse est fermée aux étrangers ne parlant pas arabe ! me dit-il d’un air sérieux.

Devant ma surprise, il poursuivit sur un commentaire :

La direction fait un essai, si cela est concluant, le magasin sera fermé aux étrangers ne parlant pas l’arabe, car cela est une perte de temps. La rentabilité de l’établissement est en jeu.

Le rire me secoua le corps, je m’étais fait avoir d’une belle façon. Le vigile de connivence avec Saïda avait préparé et joué cette comédie. Il faut dire que j’étais assez copain avec le vigile. De temps en temps je l’emmenais hors service pour boire un café.

Je rangeai mes achats dans mon cabas,je  payai, pris le ticket, puis je sortis pour prendre un taxi et rentrer chez moi. En rangeant mes produits dans le réfrigérateur et le placard, je découvris sur le ticket de caisse un numéro de téléphone. Je compris que c’était celui de Saïda. Le magasin fermant à vingt-deux heures, j’eus la patience d’attendre la fermeture pour l’appeler.

Je ne croyais plus à ton appel, me dit-elle… J’ai terminé à dix-huit heures aujourd’hui et je voulais faire un tour dans un endroit sympa, tu es d’accord,  non ?

Je n’avais pas de voiture alors nous nous sommes retrouvés à l’endroit choisi. Là, elle me récupéra. Dans les phares du Duster, s’alignaient sur des kilomètres les forêts d’eucalyptus et de chênes-lièges aux troncs lisses, de chaque côté de la route, avant de suivre la ligne de chemin de fer en direction de l’Oued des Oliviers. C’était une petite station régionale, mais un carrefour important de transit de marchandises, particulièrement de machines agricoles et outils de levages. Quatre ou cinq voies de garage attendaient les puissantes locomotives électriques souvent attelées deux par deux pour acheminer ces wagons lourdement chargés vers leurs destinations. Sur la voie extrême, aucune barrière ou clôture ne séparait la voie du domaine public. De vieux wagons de voyageurs étaient là, pour certains depuis plusieurs années. Saïda m’expliqua que ces wagons étaient devenus des hôtels pour les jeunes lycéens, chaque compartiment se transformant en chambre d’hôtel. Ils ne recherchaient pas le confort, mais seulement un lieu pour donner libre cours à leurs désirs. La loi au Maroc interdisait toujours les amours hors mariage, d’où les wagons hôtels des Oliviers !

Saïda connaissait bien l’Oued des Oliviers. Elle se dirigeait sans coup faillir jusqu'à un établissement composé d’une boîte de nuit, d’un restaurant et d’un hôtel. Là encore nous aurions dû être mariés pour prendre une chambre d’hôtel, toutefois nous étions adultes et le bakchich de deux cents dirhams (20) avait suffi pour refouler efficacement les scrupules du responsable. Les affaires posées sur le lit, nous sommes allés nous restaurer. Une pizza aux fruits de mer gigantesque pour Saïda, des tagliatelles aux fruits de mer pour moi que je n’ai pas pu finir.

Il était plus de minuit quand Saïda m’entraîna dans la boîte de nuit attenante. La musique disco ne m’ayant jamais emballé, après deux ou trois danses, assis sur nos chaises nous dégustions une bière de qualité. Ce fut le moment des confidences. Elle m’avoua qu’elle avait habité le bled 23, du côté de Fès et qu’elle s’était mariée, puis divorcée il y avait maintenant deux ans. Pour ne pas avoir de représailles toujours possibles de sa belle famille, elle avait disparu de la région pour s’installer dans le sud, à Marrakech où elle habitait dans un petit appartement qui lui suffisait largement. Personne ne rentrait dans son logis, c’était la règle qu’elle s’était fixée. Lorsqu’elle ressentait des envies, elle les passait à l’Oued des Oliviers où le responsable de l’hôtel faisait semblant de ne pas la reconnaître. Elle avait trente-huit ans, et avait la chance d’avoir trouvé rapidement du travail dans ce supermarché qui lui assurait une vie agréable sans plus. Elle ne me posait pas de questions pourtant l’heure était venue de lui faire également des confidences… Veuf, je m’étais établi au Maroc par curiosité, pour mieux connaître la culture, les gens. Mais au fil des mois j’étais devenu marocain grâce à un certificat de résident qui me permettait de séjourner sans problème au Maroc. En France, j’avais occupé un poste de maîtrise dans une entreprise de construction. Soudain elle me prit la main ; l’invitation était claire. Le responsable de l’hôtel nous salua tous les deux.

La porte de la chambre refermée, elle m’embrassa goulûment, entreprenant de m’enlever ma chemise, mon pantalon et mes sous-vêtements. Ses mains étaient chaudes et douces. Je profitai de son déshabillage pour me rincer la bouche. Elle m’apparut telle que je l’avais imaginée, et même plus encore… La poitrine forte, c’était effectivement une métisse, sa peau était très légèrement colorée, ses cheveux noirs très longs descendaient jusqu’aux reins, de grandes jambes aux mollets parfaits soutenaient un corps bien fait.

Elle m’accompagna sous la douche. Armée d’un gant de crin, elle entreprit de me frotter le dos, le ventre et les cuisses, c’était délicieux. Je fis de même avec plus de douceur sur le corps de Saïda, surtout sur sa poitrine. Nous étions enduits de savon parfumé des pieds à la tête et nous commencions à perdre la raison ; nos lèvres scellées refusaient de parler. Avec un geste précis? elle s’enfonça, ne me laissant pas le temps à la réflexion elle commença des allées et venues développant en nous des fantasmes interdits. Elle monta ses fesses  encore plus haut, ses cuisses enveloppant les miennes risquant de nous faire glisser. Je lâchai Saïda pour agripper les robinets de la douche, mais sans la quitter des yeux jusqu’au moment où un imperceptible tremblement noyé dans une ultime secousse lui rend sa lucidité. L’eau chaude de la douche nous remit en état.

Séché je m’allongeai sur le lit pendant que Saïda terminait le séchage de ses cheveux tout en les lissant délicatement avec un peigne adapté. Après dix minutes elle vint se coucher près de moi, mutine, toute souriante, laissant apparaître ses dents d’une grande blancheur. C’était plus fort que moi, le désir revenait, et je ne pouvais ni n’avait envie de le réfréner. 

Nos langues mêlées orchestraient nos fantasmes, nos obscénités cachées. Ma main prenait possession de sa poitrine, jonglant avec l’un et l’autre fruit offert à ma convoitise, titillant les cerises posées comme un défi sur le bout de ses seins. Ma langue aussi goûtait avec délice ces fruits que Dieu avait donnés aux femmes pour que nos enfants trouvent après nous les voies de la vie et de l’amour. Mes doigts descendaient doucement sur son ventre, rencontrant un petit buisson taillé, court, défendant une vallée heureuse où logeait le génie des plaisirs. Mes doigts continuaient leurs dédales doucereux dans une vallée de plus en plus humide. Saïda s’abandonnait en ouvrant les jambes, la bouche ouverte, aspirant l’air doucement, me rendant son souffle tendrement au creux de l’oreille. 

Plus vite, me glissa-t-elle à l’oreille.

J’obtempérai de bonne grâce. Il ne lui fallut pas longtemps pour qu’elle chasse ma main d’entre ses cuisses. Un large sourire éclairait son joli visage. Au bout de quelques instants, elle rampa sur le lit en écrasant mes jambes pour les ouvrir et délicatement elle commença une succion ; elle m’amena au vertige par une savante fellation. Je ne me souvenais plus le matin au réveil du moment où je m’étais endormi tant ces instants avaient été forts ! 

Je continuai à aller faire mes achats au même magasin, rencontrant Saïda, mais n’échangeant que des banalités. C’était elle qui me téléphonait lorsqu’elle avait envie de me rencontrer pour confondre nos corps et nos phantasmes.

 

 

RIEN QUE TOI

 

Il existe un petit théâtre minuscule bien sympathique à l’autre bout de la ville, **La Soupière** où la direction éclectique offre aux passionnés différents spectacles allant du chant à la tragédie en passant par le burlesque et le mime. De simples bancs en bois pour se poser en toute simplicité. Chaque semaine la direction nous propose un spectacle spécialement choisi, chaque semaine j’assiste emballé par ce choix toujours intelligent, chaque semaine je m’assieds pratiquement à la même place, et chaque semaine vient s’asseoir à côté de moi une jeune femme un peu ronde, étoffée, mais au joli visage. En fait c’était sympathique d’être accompagné malgré soi de cette inconnue à chaque représentation. Elle prenait soin tout comme moi de venir de bonne heure afin de bénéficier d’une place assise.

— Salam alékoum (22), lui dis-je.

Puis le silence s’installait entre nous. Les trois coups retentissaient sur l’estrade et l’ensemble des spectateurs claquait des mains en accompagnant les chanteuses aux robes superbes. Je sentis la jambe de ma voisine qui fort discrètement s’appuyait contre la mienne, je la regardais, elle me sourit en continuant comme les autres femmes de l’assemblée à se tortiller dans une danse du ventre donnant l’impression d’un envol de papillons. Sa jambe restait soudée à la mienne avec de légers frottements, invisibles pour les autres.

Un peu gêné, je retirai ma jambe pour la coincer sous le banc. Le spectacle terminé, je sortis en me dirigeant vers la station de taxis.

Pourquoi tu ne me parles pas ?

Surpris, je tournai mon regard vers cette voix. C’était ma voisine de banc. D’un geste autoritaire, elle me prit le bras… Double surprise, ce n’était pourtant pas le genre de clientèle de la **Soupière**.

Que voulez-vous à la fin ? Je ne vous connais pas ! lui avais-je répliqué, fâché.

Pourtant depuis plusieurs mois je suis assise à côté de toi, sans que tu fasses un geste, ou jette un regard de mon côté ! J’ai patienté, attendu en vain. Aujourd’hui j’ai pris la décision, au risque de passer pour une mauvaise fille, de te faire savoir que tu m’intéresses, Inch Halla (12). Je voudrais parler avec toi, savoir qui tu es. Suis-je si laide pour que tu ne t’intéresses pas à moi ?

Elle m’avait dit cela en me regardant droit dans les yeux. De ce fait elle avait réussi à m’intéresser. Je la trouvais pitoyable et j’éprouvais de la peine pour cette femme qui avait pris ce risque d’humiliation. Était-ce vraiment de l’amour ou une passion pour ma personne ?

Ce sont ses grands yeux et sa figure éplorée qui ont éclairé et dirigé ma conscience.

Viens, lui dis,-je, j’ai faim, allons dîner ensemble.

C’était tout naturellement que je l’avais tutoyée, probablement pour la mettre à l’aise. L’ameublement du restaurant était magnifique : des meubles marocains de caractère avec un éclairage doux à dominante rouge.

Il t’en a fallu du temps pour me remarquer, dit-elle en me prenant les mains… J’ai tout essayé jusqu’à ce soir, tu ne voyais rien. Je suis amoureuse depuis la première fois où je t’ai vu au théâtre. Je m’appelle Rachida. J’aimerais que nous puissions nous connaître, avoir une relation que j’attends depuis mon adolescence, rien que toi et moi. J’ai trente-cinq ans, je t’ai rencontré, Dieu t’a mis sur mon chemin rien que pour moi.

C’était ubuesque et pourtant si réaliste. Elle était persuadée que son existence en serait changée.

J’habitais une maison en banlieue de la capitale, isolée, entourée d’eucalyptus et de rosiers, ainsi je faisais ce que je voulais et mon statut d’étranger arrangeait bien les choses. J’optais comme elle l’avait fait pour un comportement autoritaire dès la fin du repas en la prenant par le bras sans lui demander son avis. Le taxi nous déposa tous les deux devant chez moi. Elle n’eut aucune protestation, sans doute attendait-elle ce moment depuis longtemps.

Il y avait de l’alcool chez moi, mais je faisais très attention à ne pas choquer mes amis musulmans avec ces produits prohibés par l’Islam en les rangeant dans un placard. Je lui demandai donc si je pouvais boire un verre de whisky et elle me donna son feu vert. Elle me laissa boire tout seul à petite gorgée en s’asseyant collée contre moi. Je l’embrassai tendrement… Elle avait dit vrai ! Elle n’avait jamais eu de relations avec un homme si bien qu’il m’appartenait d’user de toute la délicatesse possible avec elle. Sa langue ne savait pas où se nicher, elle cherchait la méthode, je la forçais avec la mienne aux contacts glissants, bientôt elle devint experte au french kiss. Elle se laissait caresser avec de petits soupirs d’enfants. J’avais retroussé sa longue robe jusqu’aux mollets tandis que ma main remontait longuement sur sa cuisse jusqu’à la vallée interdite, puis je remontai petit à petit le pan de sa robe. Changeant de position je levai sa robe. Elle leva les bras par facilité et sa forte poitrine apparut, serrée dans un soutien-gorge vite dégrafé. Là elle enleva elle-même son slip de dentelle couvrant le haut de ses cuisses. Debout, je reconnaissais sa taille ronde et sa forte poitrine ; elle était enrobée avec un visage éblouissant auréolé d’une chevelure brune très longue.

La douche prise, tous les deux allongés sur le lit, je la regardais. Comment en étions-nous arrivés là ? Elle m’embrassa longuement en passant sa main sur mon torse. Je la sentais trembler, je l’ai prise dans mes bras pour lui faire évacuer le stress qui la terrassait en cet instant, et je décidai, pour éviter la peur qui la dominait, de ne pas aller trop vite. Je pris le parti de la caresser avec ma langue, elle réagit immédiatement en creusant les fesses, les jambes ouvertes. Ses mains m’agrippaient doucement la tête en me caressant les oreilles, puis comme souvent dans de pareils cas elle me désarçonna de ma position par la montée du plaisir, m’obligeant très vite à revenir lui procurer le plaisir qu’elle avait un moment interrompu. Elle resta plusieurs minutes abasourdie constatant la déferlante du plaisir qui l’avait emplie de mille joies.

Je l’embrassai tendrement, lui caressant la poitrine de mes doigts et de ma langue, la faisant frissonner. Mes doigts allaient et venaient au creux de son ventre tandis que mon désir était au maximum. Je lui écartai doucement les cuisses et elle me regardait avec des yeux brillants. Je pénétrai en poussant doucement dans son intimité avec des va-et-vient doucereux jusqu’à sa défaite. Pas de cris, juste un gros soupir expressif. Elle n’avait pas menti, elle était vierge et cela me faisait l’effet d’avoir fauté, de lui avoir enlevé toute une partie de son corps. Femme elle était devenue, femme elle resterait ! Rachida était douce, amoureuse, expérimentant sur moi des caresses inventées par ses propres fantasmes ; mon corps était devenu un champ d’expérimentation. La nuit fut longue et fusionnelle jusqu'au sommeil réparateur.

Il était presque midi quand je ramenai Rachida près de chez elle. L’histoire dura très longtemps et puis tout a une fin. Elle s’exila un jour en Italie pour rejoindre une partie de sa famille…  Nous avons fait semblant de nous oublier.

 

 

L'AMOUR C'EST COMME L'ORTOGRAPHE

 

Le souk s’étendait sur une bonne partie de la Médina, coincé contre les fortifications de briques de terre jaune. D’innombrables ruelles étroites sillonnaient le quartier, coupées à angles droits de ruelles encore plus étroites. Territoires incontestables et incontestés de cyclistes et cyclomotoristes zigzaguant entre la foule et les tabourets posés au bord des échoppes. Une foule considérable arpentait à petits pas les ruelles du souk en allées et venues frustrantes. Chaque produit avait son empire : la viande, les volailles, les légumes, les produits laitiers, les œufs, les vêtements, les chaussures… Les bayyaz (17) vous interpellaient devant leurs  échoppes pleines à craquer. Moi, je cherchais un jabador (14) à mon goût dans cette circulation difficile du souk aux vêtements qui pendaient par dizaines, suspendus sur des cintres.  Cette façon de me diriger me fatiguait, j’avais l’impression d’avoir couru dix kilomètres ! Une échoppe m’intriguait par le physique du bayyaz assis sur un tabouret bas à l’entrée de l’échoppe. Il paraissait sortir directement du dix-septième siècle avec un estomac volumineux qui remplissait son jabador, une longue barbe rouge teintée au henné ; il ne lui manquait que le sabre des pirates du Bouregreg pour compléter l’image. Quand il m’interpella en se levant du tabouret, j’eus à faire face à un géant, un colosse de chairs et d’os qui aurait pu fracasser le toit d’une voiture d’une seule main ! Mon salam alékoum (22) avait trop l’accent français pour le tromper.

Qu’est-ce que tu veux ? me dit-il.

Après lui avoir expliqué, il me mit sur le dos un jabador ample, léger, de couleur gris avec des grands carreaux plus foncés. C’était ce que je souhaitais. Il était sympa ce pirate. D’un geste il fit signe à un enfant qui accourut avec une théière et deux verres. Mon pirate commença à remplir les verres en prenant soin de les vider et de recommencer aussi souvent qu’il le désirait. Une bonne demi-heure passa ainsi à nous raconter nos vies. Au moment de nous séparer, il m’embrassa en me disant : « qu’Allah te garde, khrouya (24), longue vie à toi ». J’eus depuis de nombreuses occasions de le saluer.

Il me fallut encore jouer des coudes pour m’extraire de cette immense foule coagulante comme le sang d’une blessure. Ouf, je pus revoir le soleil, l’esplanade, les massifs de fleurs et les palmiers nains. Assis sur un banc, mes pieds hors des sandales, j’appréciais ce moment de détente, la tête haute vidée de tous problèmes, les yeux fermés ; j’étais seul au monde dans mon monde. Ce monde, de temps en temps perceptible par le cliquetis du tramway. La tête vidée, je m’étais sans doute endormi quand une voix au fort accent britannique me demanda si je connaissais les Oudayas 18. J’ouvris les yeux pour me trouver face à face avec une demoiselle à la longue chevelure blonde.

Voyez, lui dis-je en lui montrant du bras… Ce sont les fortifications en hauteur que vous apercevez de l’autre côté du fleuve. Il vous faut traverser le pont. Des indications en français vous aideront ensuite à poursuivre votre chemin.

Elle me remercia dans un français légèrement hésitant. Au moment où elle se remit en marche, une pulsion me fit la rappeler.

Je vais avec vous, lui dis-je.

Un beau sourire me récompensa. Je fis signe à un taxi qui nous déposa à la porte des Oudayas, face aux jardins. Elle me prit le bras, un sac de toile brute couleur beige pendait sur son côté. Les jardins traversés, nous fûmes la cible d’étudiants voulant nous guider à travers les Oudayas. À force, j’en connaissais autant qu’eux ! Elle était conquise par la cité bleue, souvenir des Andalous. Elle n’arrêtait pas de photographier le site sous toutes ses coutures. Sur l’esplanade surplombant le Bouregreg elle m’offrit un jus d’orange en me racontant son histoire. Elle s’appelait Maddie et était originaire de Galway, une cité côtière au sud-ouest de l’Irlande où elle faisait ses études de droit. Elle me décrivit Galway comme une cité vivante avec de nombreux festivals auxquels elle participait. Une publicité d’agence vantait les voyages vers le Maroc, mais elle regrettait d’y être venue seule, car elle s’ennuyait un peu et c’est pourquoi elle était contente de notre rencontre. Elle avait trouvé un hôtel populaire à Salé à des prix raisonnables. Je lui vantais Salé, ville historique, sa médina, son histoire que je lui contais rapidement. Elle me prit le bras, et moi je pris la décision de l’emmener dîner. Je connaissais un restaurant sympa à Salé qui proposait barbecue et cuisine traditionnelle.

La chevelure blonde de Maddie fit sensation parmi les piliers de bar accros au foot. Assis au fond, loin du bruit, nous continuions notre conversation avec un jus d’orange en ayant commandé tous les deux des brochettes de bœufs avec des frites. Je sentais qu’elle avait besoin de compagnie, sa solitude l’effrayait un peu. Je me lançai en lui demandant si elle voulait dormir chez moi et je fus récompensé par un magnifique sourire ponctué d’un « ho, yes ! »

C’est toujours intimidant ce moment où l’on découvre l’intimité de l’autre, de ces gestes. Je n’avais pas encore remarqué que sa poitrine était aussi généreuse, coincée sous une robe répressive. Maddie était experte, ses caresses ne permettaient plus de retour en arrière alors je l’accompagnais, nous avions gagné tous les deux le pays du non-retour. Ses cheveux blonds flottaient comme un drapeau sur mes épaules ; le drapeau de la flibuste. Elle m’avait piraté, enchaîné, s’enchaînant elle-même à mon corps consentant. Elle prenait la barre, ne me laissant pas le loisir de gouverner à ma guise ; c’était un supplice. Le plaisir multiplié par dix, le souffle court, je la laissais parcourir mon corps de haut en bas pendant qu’elle me récitait des obscénités qui augmentait mon désir et qui à m’écouter ne s’éteindrait jamais !

Chacun de nous était repu d’amour, encore ivre de cette violence amoureuse, couché sur le dos, elle me dit : « tu sais, l’amour c’est comme l’orthographe, ça s’apprend ». Elle m’avait sidéré.

Longtemps après j’y pense encore, elle avait raison. Combien de fois faut-il faire l’amour pour parvenir à la plénitude amoureuse, au respect de l’autre dans le plaisir, dans la connaissance des envies et des pulsions de l’autre ? Combien de fois en dehors de notre mauvaise foi ou d’orgueil de mâle avons-nous raté une expérience amoureuse conduisant au désastre ? Alors arrive le temps de l’amour, le temps de la compréhension mutuelle du désir charnel des deux corps couchés l’un contre l’autre, le temps de la jouissance nous faisant perdre temps, raison et conscience en un bouleversement cosmique, repoussant l’univers encore plus loin. Ce privilège, Dieu nous l’a octroyé, c’est celui de nous reproduire, mais aussi celui d’aimer, d’aimer à en mourir comme nous chantait le poète.

 

 

LA FLEUR FANNEE

 

Seulement 20 ans ! Basma faisait le ménage chez tous ceux et toutes celles qui avaient besoin de ses services. Elle faisait vivre sa famille, car sa mère veuve ne pouvait plus travailler. Basma était une jeune musulmane et comme toutes les femmes du Maroc, ses yeux cernés de khôl 11 renforçaient son regard. Ses mains et ses pieds étaient décorés soigneusement par des dessins au henné et un long foulard couvrait sa tête, son tour de cou pour finir sur son épaule.

Seulement vingt ans et Basma se vendait pour cinq centS dirhams (20) aux hommes qui la désiraient, et le plus souvent aux propriétaires des logements chez qui elle s’activait la journée au nettoyage des lieux. Basma portait bien son nom, « Belle », c’est vrai qu’elle était belle, tellement qu’il fallait s’efforcer de ne pas la regarder.

Elle ne devait pas habiter très loin de mon domicile, car je la croisais souvent chez les commerçants du quartier, presque hautaine, le regard fixe. La pauvreté faisait qu’entre l’allure et la clandestinité des faits il y avait un fossé ! J’étais loin de me douter de la réalité de sa vie contrariée par les lois d’Allah.

Je ne croisais plus Basma. C’est là que j’appris la nouvelle… Elle avait été emprisonnée, dénoncée par une voisine jalouse ou une épouse trompée. La Charia (15) ne badinait pas avec ce genre de comportement. Enfermée à ZAKI, la prison de Salé, Basma en avait au moins pour deux ans à subir tous les sévices que pourraient lui infliger les gardiennes ou pire les autres prisonnières pendant que sa mère allait subir la misère.

Mariée à seize ans, malgré les nouvelles lois en vigueur, à un époux violent qui la frappait chaque jour pour un rien, introduisant au domicile d’autres femmes, pratiquant ses accouplements devant elle. Basma ne pouvait être qu’atterrée et résignée jusqu’au jour ou elle s’échappa pour se réfugier chez une tante à Kenitra. Elle s’y réfugia pendant près de deux années sans se douter que sa mère subissait des menaces du mari à la suite de la procédure de divorce. Une procédure symbolique sachant qu’elle n’obtiendrait aucun dédommagement en dehors d’un semblant de liberté !

Basma en prison, à la limite c’était encore mieux que sa vie antérieure, pensait-elle. L'obligation de se donner aux hommes pour vivre décemment avec sa mère avait rongé son âme et sali son corps alors, elle priait Allah pour qu’il lui pardonne, et lui redonne la lumière. Allah l’entendit et consentit à lui pardonner par la grâce du Roi Mohamed VI qui en ce jour gracia Basma ainsi qu’une dizaine d’autres condamnés.


Glossaire

 

1. LACQ : commune française dans les Pyrénées Atlantiques connue pour ses gisements de gaz

2. LACQUEUR : travailleur du gaz de Lacq

3. PANHARD : véhicule automobile de Panhard & Levassor

4. LA SAULDRE : rivière française et affluent du Cher

5. FADO : genre musical portugais, chant mélancolique

6. FADISTE : chanteur(se) de fado

7. SIROUA : vaste volcan et point culminant de l’Anti-Atlas

8. Makrèl : commère de voisinage

9. sé sèl médikaman nou ni : c’est le seul médicament que nous ayons

10. ti ni bèl bonda mam’zèl la : la demoiselle a de belle forme

11. KHÔL : crème de maquillage noir pour les yeux

12. INCH ALLAH : si Dieu le veut

13. CHÉCHIA : couvre-chef masculin

14. Jabador : tunique longue en soie ou coton, généralement grise pour les hommes

15. CHARIA : la charia ou charî'a (arabe : الشَّرِيعَة) représente les diverses doctrines sociales, culturelles, et relationnelles édictées par la « Révélation ». Le sens religieux signifie : « chemin pour respecter la loi de Dieu ». La charia légifère à la fois les aspects publics et privés de la vie d’un musulman, ainsi considérée comme l’émanation de la volonté de Dieu (Shar')

16. Zakât : don aux pauvres en argent ou en nourriture

17. BAYYAZ : vendeur

18. Oudayas : forteresse de Rabat construite par les Almoravide

19. Bab : porte

20. DIRHAM : monnaie marocaine (ex : 1 dirham = 10 centimes d’Euro ; 10 dirhams = 1 Euro)

21. Hajji : viens

22. SALAM ALEYKOUM : Salâm Alaykoum, formule de politesse qui signifie « que la paix soit sur vous.

23. Bled : campagne loin des villes, isolée

24. Khouya : frère

SOMMAIRE

 

.................................................................................................................  7

 

Chapitre 1

Michelle.................................................................................................. 11

La Sauldre.............................................................................................. 16

Amina..................................................................................................... 19

O’ Fado.................................................................................................. 22

Tu es si belle, dors mon amour !.......................................................... 26

Dormir avec toi, c’est mourir ensemble !............................................ 27

 

 

Chapitre 2

Juste un baiser....................................................................................... 31

L’Habituée Négresse............................................................................. 32

Les voyages d’Émilie............................................................................. 34

L’amour n’a pas d’âge.......................................................................... 36

La symphonie de la baignoire.............................................................. 38

Marie-Odile............................................................................................ 40

Mahéa..................................................................................................... 42

 

Chapitre 3

L’âme d’Anissa...................................................................................... 49

Sur la route de Kenitra......................................................................... 50

Chicha Blues.......................................................................................... 54

Ce sont encore des enfants................................................................... 57

Les wagons de l’Oued des Oliviers....................................................... 63

Rien que toi............................................................................................ 67

L’amour c’est comme l’orthographe................................................... 70

La fleur fanée........................................................................................ 73

 

Glossaire................................................................................................. 75

 

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