CHRONIQUES DE MON VILLAGE ET D’AILLEURS Par Ali GADARI

  

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                                                                     Synopsis

Petites nouvelles poétiques, souvenirs revenus, un soir comme cela, sans prévenir, faisant remonter des émotions.


CHRONIQUES DE MON VILLAGE ET D’AILLEURS

Par Ali GADARI

 

 

1946

 

                A cette époque, le Plateau d'Avron était devenu un immense gruyère, tellement son flanc était percé de galeries. C'était la grande époque du plâtre, les morceaux de gypse étaient acheminés jusqu'à l'usine du bord de Marne ! Le gypse transformé en plâtre était chargé sans précaution sur les péniches amarrées au quai.

            Nous, les enfants, notre jeu favori était de s'accrocher au dernier wagonnet plein de pierres de gypse jusqu'à la traversée de la chaussée centrale du bourg de Neuilly Plaisance. Là, un ouvrier italien muni de son drapeau rouge assurait la sécurité. Il nous chassait du wagonnet avec sa grosse voix et un langage complètement incompréhensible pour nous autres. Le tracteur à vapeur était capable de mener une dizaine de wagonnets remplis de pierres blanches jusqu'à l'usine avec un bruit de ferraille qui résonnait encore plus sur le raccordement des rails !

            Après la traversée de la chaussée du Bourg, nous reprenions le convoi à la volée en nous accrochant fortement aux barreaux d'acier. Il y avait encore deux kilomètres de trajet à exécuter à travers un couloir de six ou sept mètres de largeur, c'était le paradis des orties et des herbes hautes, puis tout au bout, la Nationale 34, l'entrée de la grande usine à plâtre. Nous lâchions prise bien avant la traversée de la Nationale 34 et avec patience, nous attendions le retour du convoi vide, ce qui demandait une petite heure !

            La traversée de la chaussée du Bourg par le petit convoi de plâtre était toujours un événement, les gens s'agglutinaient sur la place commerçante, sortaient rapidement des boutiques à chaque fois, comme si c'était important. Pourtant c'était un cycle immuable de quatre trajets aller- retour par jour. Cette place était importante dans la commune, outre le monument aux morts et le drapeau bleu, blanc, rouge, qui flottait jour et nuit, les trois cent soixante- cinq jours de l'année, la boulangerie avec sa patronne alsacienne à la poitrine généreuse sous son éternel corsage à fleurs, Gaétan le boucher à la grande moustache en croc, son tablier blanc croisé sur sa poitrine, il faisait peur aux enfants, mamzelle lise, qui trônait dans sa toute petite mercerie, endroit incontournable pour les femmes de la commune, le commissariat, juché sur sa cave haute en pierres molières au fond d'une cour parsemée de graviers grinçants et une nuée de vélos! L'école de briques rouges à côté du tout petit dispensaire blanc, les grands peupliers qui bordaient les édifices, les larges trottoirs pour un meilleur accès des enfants, embellissaient la place bordée de hauts lampadaires à lampes jaunes. C'était aussi le terminus de l'autobus 114 avec sa nacelle d'acier à l'arrière et sa petite marche d'accès. Sur le côté droit de la nacelle, d'où l'on ne pouvait se tenir que debout, pendait une chaîne terminée par un manche en bois, actionnée par le receveur en uniforme gris pour signaler les différents départs de l'autobus. Le receveur outre son costume gris avait juché sur sa tête, une casquette également grise, ornée d'un galon d'or ou d'argent suivant le grade du fonctionnaire. Sur le ventre était sanglée une étrange machine carrée munie d'une manivelle, son action servait à poinçonner le ticket de transport du passager. Des bancs de bois de chaque côté de la petite allée centrale étaient installés dans la cabine de l'autobus. Le voyage jusqu'à Vincennes était souvent chaotique du fait de nombreux arrêts passagers, tous les quatre cents mètres environ. Le terminus se faisait au Château de Vincennes, lieu d'arrivée et de départ de la ligne de métro reliant Neuilly sur Seine. Il fallait à chaque fois une heure pour effectuer le trajet dans sa totalité !

 

            Ce jour- là, la dizaine de garnements avaient lâché les barres d'acier du dernier wagonnet, abandonnant l'idée d'aller jusqu'à la Maltournée site de l'usine à plâtre. En groupe devant la boulangerie, assis sur l'escalier, nous importunions la clientèle en laissant si peu de passage que celle- ci a fini par nous chasser du passage obligé.

            C'est en quittant l'endroit que Denise et son éternel petit tablier bleu est venue comme une guêpe, subitement, m'appliquer un énorme baiser sur la joue. L'hilarité des autres petits voyous du groupe n'avait plus de borne, tellement cela semblait cocasse. Rouge de confusion et de honte, je n'eus d'autres ressources que de m'essuyer la joue avec la main et de hurler à la cantonade une tonne de jurons.......heureusement, mes parents étaient absents !

 

 

LA MARE A MAGNY

 

           

            C'était une époque troublée. J'étais trop petit, j'avais huit ans à la fin de la guerre en 1944 en ces temps -là, papa, dès son service fini au poste de police de Neuilly Plaisance, en soirée allait en vélo jusqu'à son jardin à quelques mètres de la mare à Magny, arroser ses légumes qu'il avait patiemment plantés. Il y avait des choux, des pommes de terre, des carottes, des navets, des haricots, quelques touffes de persil, des ails et des oignons.

            J'avais la joie d'aller avec lui chaque jeudi, assis dans la brouette qu'il poussait jusqu'à la mare. Dès l'arrivée, je m'empressais de déballer ma canne à pêche, faite d'une branche de saule, en m'installant sur l'herbe de la berge. Là, j'asticotais les épinoches que je remettais systématiquement à l'eau, ordre de papa. Aux époques de récoltes, la brouette était pleine, je gambadais au retour à côté jusqu'à la maison de la rue Victor Hugo. Maman se dépêchait de rentrer tous ces légumes dans la grange fraîche accolée à la maison. Curieusement à cette époque de pénurie, personne n'avait eu l'idée de voler quoi que ce soit ! Les ails et les oignons pendaient par des ficelles en raphia accrochés aux poutres sous le toit, les pommes de terre et les autres légumes bien rangés sur des clayettes !

 

            Un souvenir précis et étrange me revenait souvent, j'en ai eu bien longtemps après la signification. A l'entrée de la grange, à l'intérieur, près de la porte, était accrochée en permanence une musette, bien trop haute pour que je puisse regarder à l'intérieur. Tout le temps de la guerre, je l'ai toujours vue pendue au -dessous de la lampe. Bien longtemps après, à la mort de mes parents, une tante se décida à m'avouer le secret de famille, l'histoire de la musette !

            Maman, d'origine allemande par ses parents, avait été embauchée au quartier de l’armée allemande de la rue des Peupliers. Tout un immeuble avait été réquisitionné, pour l'installation de leurs bureaux, je n'ai jamais su ce qu'étaient devenus les locataires ! Mon père, simple flic au commissariat de Neuilly Plaisance avait une double vie, flic et communiste, il s'était résolument engagé dans la ''Résistance''. Son rôle était de divulguer les renseignements obtenus. une tante m'a dévoilé par la suite que lorsque l'on frappait à la porte, c'était toujours maman qui allait voir ce qui se passait. Si ce n'était pas une connaissance, Papa prenait sa musette, sautait le mur et se retrouvait chez le voisin. Que celui- ci soit béni, jamais il n'a dénoncé mon père !

            La mare à Magny fait remonter d'étranges souvenirs, le pharmacien de la commune avait une étrange passion pour mes parents, cela m'agaçait au plus haut point. Là aussi, je me fais tout petit devant le souvenir de mes parents, j'étais tellement ignorant des faits, même après la guerre.

 

 

MONSIEUR GEORGES

 

            L'école de briques rouges aux fenêtres hautes abritait les enfants de la commune. De tous les quartiers, ceux- ci descendaient en groupes bruyants, se chamaillant jusque dans la cour de l'école. Une cloche signalait l'entrée en classes, d'un coup, le silence régnait dans tout l'établissement. En rang, à la queue leu leu, les classes bien alignées attendaient le signal du maître. Le mien était monsieur Georges, c'est ainsi qu'il se faisait appeler. Il claudiquait jusqu'à l'estrade avec sa jambe de bois, reliquat de la sale guerre de mille neuf cent quatorze. A peine entré en classe, chacun s'asseyait à sa place sur le banc de bois au dossier de planches raides. A la craie blanche, monsieur Georges écrivait sur le grand tableau, morale du jour. Chacun attendait, en silence, le signal de monsieur Georges. Deux coups de règles retentissant sur son bureau en frêne et la vingtaine de gamins se levaient d'un coup au pied de la table. Debout sur l'estrade, monsieur Georges, toujours vêtu d'une blouse grise, nous regardait avec attention de longues secondes, puis à nouveau deux coups de règle sur son bureau, le signal immuable du début de journée. Ensemble nous entonnions en choeur La Marseillaise, les premières strophes. Un coup de règle sur le bureau, nous nous asseyons tous. Moment de silence puis Monsieur Georges désignait d'un geste ample avec sa longue règle un enfant qui devait impérativement développer la morale du jour. Monsieur Georges de sa curieuse démarche, arpentait les deux allées de la classe pour développer le thème du jour avec les enfants choisis.

            Jusqu'à 10 heures, c'était le temps du calcul, monsieur Gadari me disait- il, récitez -moi la tables de 9, c'était le calvaire, les chiffres ne m'ont jamais intéressé, arrivé à 9 fois 7, c'était l'extinction de voix. Monsieur Gadari, me disait- il, en guise de récréation, vous me copierez vingt fois la table de 9.  J'entendais les autres enfants crier dans la cour bordée de grands tilleuls, j'enrageais en silence.

            Après la récréation, place à la géographie, matière que j'aimais particulièrement, là, Monsieur Georges, comme un fait exprès ne m'interrogeait jamais ! L'après- midi était difficile, dictée, grammaire, vocabulaire. A cette époque, je bégayais, j'avais des difficultés pour saisir certains mots et les écrire correctement, alors Monsieur Georges employait les grands moyens. Monsieur Gadari me disait- il, veuillez monter sur l'estrade. Pour accéder en haut de l'estrade, il fallait monter trois marches, là, Monsieur Georges me tapait sur les doigts de plusieurs coups de règles, puis me faisait asseoir à genoux sur une marche de l'estrade durant deux minutes, avant de me faire copier cent fois le mot incriminé. Curieusement cette méthode a porté ses fruits, j'étais devenu par la suite l'un des meilleurs élèves en français.

            Alors que je me croyais libéré de la tutelle de monsieur Georges, le soir, celui -ci venait à la maison, prévenir mes parents de ma mauvaise volonté dans l'apprentissage de certaines matières scolaires, avec des exemples types. Mon père était à cheval sur les études, à chaque fois que Monsieur Georges venait à la maison, je recevais une raclée pour m'apprendre à travailler. Je ne lui en veux pas, c'était pour la bonne cause, je n'ai jamais été martyrisé.

            Quelques années plus tard, j'ai passé mon Certificat d'Etudes avec succès, à l'époque c'était important. Toute la famille était à la maison, oncles, tantes et parents, anxieux, la peur de me voir recaler. Je les ai rassurés. Monsieur Georges, ce jour- là avec un grand sourire m'offrit **le Tour du Monde**, un Jules Verne de la bibliothèque verte.........comme quoi !

 

 

LA VOLEUSE DE LUNE

Par Ali GADARI

 

            Sans bruit avec soin, l’aube vêtue d’un manteau blanchâtre cotonneux couvrait la campagne. Elle cachait soigneusement le croissant de lune qu’elle venait de dérober dans la clarté festive du jour. Elle disparut aussi soudainement qu’au moment de son larcin. Le jour, son complice orgueilleux et capricieux arborait son médaillon d’or qu’il agitait au gré des heures.

            L’oued transportait ses eaux jusqu’à la mer en serpentant entre les forêts d’eucalyptus, les champs et les prés. Il caressait même la petite mosquée du douar placé là par les hommes de la terre. Un enfant guidait ses moutons le long de la berge baguette à la main. Plus loin, une centaine d’oliviers aux feuilles vertes-pales prospéraient plantés en rangs espacés. 

            Le médaillon brillait jusqu’au fond du ciel, le jour exposait ses richesses, une légère brume nappait sa couverture bleue. J’essayais de le séduire en interprétant les signaux de quelques nuages passagers, leurs formes, avaient-elles une signification particulière ?  Je me laissais aller au pays des rêves. Je revoyais cette inconnue juchée sur son chariot tiré par un petit âne au nez blanc. Elle semblait grande, un foulard de couleur sur la tête, une robe de même couleur retroussée jusqu’aux mollets, assis sur le banc du chariot, elle s’infiltrait dans le monde agité du souk sans peur des heurts toujours possible, tant la circulation était difficile. Debout sur le pont de l’oued, adossé à la margelle, je la regardais passer sans doute avec trop d’insistance, pourtant elle m’adressa un sourire et disparut dans le tohu-bohu du marché.

 Les coquelicots avaient envahi les champs de blé aux tiges courtes, laissant des taches couleur de sang sur le paysage. Un petit vent venu de l’océan s’amusait à organiser des vagues sur les branches des arbres et les maïs naissants. Les différentes couleurs de la végétation donnaient du relief à la plaine fertile. Les fumées aspirées dans les cheminées de l’usine à sucre, noires et malodorantes étaient recrachées dans le ciel comme un panache soulignant pourtant sa beauté !

Le four en terre était bourré de brindilles et de feuilles d’eucalyptus en feu, Rachida s’activait à entretenir soigneusement le brasier. Le feu chauffait la terre du four sur tous ses côtés. Rachida avait auparavant pris beaucoup de temps à pétrir la pâte, à confectionner des pains ronds qu’elle s’appliquait à percer à l’aide d’une fourchette pour éviter qu’ils gonflent exagérément lors de la cuisson et en les séparant soigneusement par morceaux identiques. Elle referma l’orifice du four par une tôle recouverte d’une épaisseur de longs tissus usés et mouillés qui fermaient soigneusement l’entrée du four pour entretenir une humidité ambiante. Arabie protégé du soleil sous sa grande Théréza chapeau de paille à pompons de laines multicolores, déambulant derrière ses moutons, les encourageant de la voix, salua et passa près de Rachida et du four sans s’en approcher.

Une file de chariots s’alignait sur la route, revenant du souk au trot avec les femmes et les enfants jusqu’aux douars respectifs. Les plus jeunes d’entre eux sautaient et riaient en plaisantant du chariot encore en marche après avoir donné quelques dirhams au cocher de fortune, souvent de jeunes enfants. Les douars se trouvaient généralement loin de la route, ils avaient beaucoup à marcher encore. Les tout jeunes enfants étaient portés sur le dos retenu par un grand foulard noué sur le ventre ou la poitrine, ils s’endormaient la tête contre une épaule bercée par les pas réguliers de la maman. Les maisons de torchis étaient restées brutes, quelques-unes seulement avaient été peintes à la chaux. Seules les petites mosquées émergentes au milieu des douars étaient construites en briques.   Des figuiers de barbarie bordaient les chemins, leurs curieuses feuilles larges, épineuses et piquantes en forme de raquette, ils naissaient à leur extrémité des fleurs rouge vif où naîtrons des fruits, Tchimbou, Akermus.  Les figues de barbarie sont à prendre avec précaution, avec des gants tant ces fruits aux abords sympathiques sont blessants par leurs fines épines.

Le médaillon d’or avait trouvé sa place tout en haut du firmament à la verticale des champs et des oueds. Il se déplaçait vite et je m’en rendais compte à sa position désormais angulaire avec l’Emir, le grand eucalyptus du douar, lieu de rendez-vous des voisins et voisines abrités à l’ombre de ses branches. A tour de rôle, les femmes préparaient le thé à la menthe servi sur une petite table basse en plastique, chacun s’asseyait par terre devisait des petits problèmes journaliers et absorbait le thé brûlant servi dans des verres décorés.

Arabie, toujours coiffé de sa Théréza refaisait surface assis sur son âne bâté et chargé de fagots pour allumer son four. Il interpellait l’assemblée d’une voix forte. Descendu de sa monture, attachée à un piquet, il s’assit lui aussi par terre pour prendre le thé traditionnel avant le repas. Le soleil poursuivait sa course, l’angle s’était aiguisé, déplacé pour rejoindre bientôt le crépuscule en catimini.

Ce matin, un mouton a été sacrifié, les pattes entravées la tête tournée vers la Mecque, il eut la gorge tranchée. Dépouillée, Aïcha armée d’un long couteau effilé sépara les tripes du reste de la viande. Le mouton fut coupé en deux dans le sens de la longueur. Les membres furent coupés, d’abord les gigots, puis les pattes de devant avant d’attaquer les cotes coupées en morceaux quatre par quatre. C’était vendredi, jour du couscous, une patte avant fut coupée en tronçons pour mettre dans la semoule. Le couscous est tout un art, le vendredi est un jour particulier, quand tous les hommes sont à la mosquée, les femmes préparent le repas. Les légumes bien nettoyés, grattés et coupés donneront au court-bouillon, son goût particulier. Les morceaux de potiron, les carottes, les pommes de terre, le chou, les navets jetés dans le couscoussier donneront en plus du spectacle du tagine en terre décoré en ornant la semoule de couleurs attrayantes et odorantes.

Une autre fois, les gigots enrobés dans du papier aluminium rôtiront dans le four en terre, allumé et surveillé par Rachida. Les couscous et les gigots au four alimenteront la frénésie des papilles, ah, le plaisir de communiquer autour d’une table ! Toute la famille sera là et quelques voisins, Arabie aussi.  Des cônes de sucre en poudre agglomérée seront offerts avec des litres de soda. Les figues du jardin, tendres et sucrées mettront un terme aux repas, Abdoulilah !

Le bruit du motoculteur au travail chassait les chants d’oiseaux et les roucoulements des pigeons. Said traçait dans le jardin un sillon propice à la plantation de pommes de terre, de tomates ainsi que des semis de haricots. Ce jardin avait demandé beaucoup de travail sur cette parcelle de terre jamais travaillée vierge de toutes plantations. Avant le motoculteur, toutes les plantations d’arbres avaient été effectuées à la barre à mine pour y creuser le logement des arbres, oliviers, figuiers, orangers, citronniers, pêchers et cerisiers. Le fumier des moutons ayant servi d’engrais naturel. Au bout de quelques mois, les arbres avaient pris leur essor. Quel plaisir de se lever le matin et de constater la floraison des arbres, ainsi que les feuilles vertes et tendres ou foncées, fleurs blanches, fleurs roses, qui donneront naissance à des fruits. Aujourd’hui, la volonté de créer un potager est très forte, la terre est une amie, difficile certes, mais toujours distributrice de richesse. Said était fier de sa petite maison et de son bout de terre.

Ce matin, Said avait sorti sa moto ornée d’images auto collantes du club de foot de Barcelone. Sa fille à cheval sur la selle tenait son père solidement par la taille. Devant l’école, elle descendit pour rejoindre ses amies. Said la surveillait, quand il fut sûr qu’elle était entrée dans l’établissement scolaire, il fit pétarader son engin comme pour impressionner les parents. Comme d’habitude son casque était attaché au guidon, le mettre sur la tête le gênait. Il était temps de rejoindre l’usine à sucre pour commencer son travail. En ce moment c’était la période de la canne à sucre, plus tard viendra la betterave. Des dizaines et des dizaines de camions, de tracteurs tirant également des remorques s’affichaient sans complexe sur la route goudronnée et stationnaient en attendant leur tour devant l’usine. Les cannes étaient pesées, broyées et pressées pour en tirer le nectar fertile en sucre. Le travail était pénible, les douleurs dorsales et des épaules, conséquences occasionnées par les nombreux portages effectués dans la journée. En rentrant le soir, Said prenait une douche chaude, faisait sa prière et s’allongeait sur le divan. Salma sa fille aînée s’occupait alors de son père. Chaque soir, à son retour, elle lui massait longuement les épaules et le dos. Rachida préparait toujours soigneusement les repas, Said venait en coup de vent le midi pour manger le tagine du jour, sardines grillées avec des tomates, poulet accompagné de pommes de terre, viande de bœuf très cuite avec des carottes, des petits pois ou des haricots verts, des tranches de dinde avec de la salade. Le soir les restes étaient servis, mais il n’était pas rare que Rachida confectionne en plus du riz ou des pâtes avec de la viande hachée, Said et les enfants ne devaient pas avoir faim ! Le pain confectionné dans le four en terre et le lait cru, tiré de la vache le matin même complétait les menus.

Une vieille télévision trônait sur un meuble bancal, toute la famille se délectait des épisodes à n’en plus finir des feuilletons turcs. Le jour de matchs de foot alors, pas question de parler, les femmes s’isolaient dans le salon.

Un jour, la famille d’Abdelkader se présenta chez Said et Rachida, les bras chargés de cadeaux. Moment important, le père d’Abdelkader venait demander la main de Shelma pour son fils, celui-ci l’avait remarqué à de nombreuses reprises au souk. Shelma et Abdelkader avaient été évincés provisoirement de la pièce, le temps que les discussions préliminaires soient terminées. La famille d’Abdelkader était une famille connue et respectée pour sa respectabilité et sa foi en Dieu. Said et Rachida étaient d’accord pour l’union de leurs enfants, si Salma l’acceptait ? Avant de faire entrer les enfants, Rachida demanda quel était le montant de la dot versée par Abdelkader ? Mohamed, le père d’Abdelkader proposa dix mille dirhams. Cette somme parut suffisante à Said et Rachida. Les enfants revenus, Said demanda à Shelma si elle acceptait d’épouser Abdelkader. Elle rougit, toute sotte de confusion et avec une toute petite voix donna son accord, Abdelkader vint l’embrasser chastement sur le front. Il fut convenu qu’Abdelkader viendrait loger une semaine dans la maison de Said et Rachida pour faire connaissance avec la famille et sa future épouse. Il coucherait dans le salon sur un divan, sa mère l’accompagnerait. Il en sera de même pour Salma pour l’autre salon. C’était un accord partagé par deux familles respectables, le mariage se fera dans deux mois Inch Allah.

La grande tente berbère colorée fut dressée dans le pré, une estrade de bois vite clouée servirait aux musiciens. Les femmes de la famille s’unirent pour confectionner le repas. C’était un gros travail, gâteaux, tagine avec poulets en sauce cuits à la cocote.  Les invités, les familles, les amis, les voisins arrivèrent par détachements en chariots tirés par des chevaux pour la plupart d’entre eux ! Les musiciens étaient sur place depuis bien longtemps avant les invités, les tambourins emplissaient l’atmosphère de sons rythmés reliés par le chant de la flûte en roseau et le violon marocain. La tente était maintenant pleine à craquer, les invités s’asseyaient dans l’herbe en se hélant les uns les autres avec des éclats de rire. Salma attendait dans une voiture mise à sa disposition à quelques mètres de la guitoune. Abdelkader arriva majestueux sur un cheval blanc richement harnaché, il resta un moment à côté de la voiture, puis descendit de cheval. Il ouvrit la portière et tendit la main à son épouse pour l’aider à sortir. Elle était resplendissante, rayonnante. Ils firent quelques pas vers la guitoune, à ce moment, les pères respectifs vinrent prendre le bras de leur enfant et les conduisirent sous la tente accueillis par les youyous de la centaine d’invités, puis Salma et Abdelkader s’assirent sur la banquette richement décorée pour recevoir les compliments. Au bout de quelque temps, huit hommes en tenue rouge coiffés d’un tarbouche de même couleur et de bottes courtes décorées s’approchèrent des mariés avec des fauteuils spacieux, rembourrés de coton recouvert de soie. Chacun monta dans un fauteuil muni de brancards à l’avant et à l’arrière, eux aussi stylisés. Les hommes en rouge s’emparèrent en chœur prestement des brancards et les posèrent sur leur épaule. Les jeunes mariés naviguèrent ainsi tout autour de l’assemblée jusqu’au centre de la tente, là, les hommes en rouge d’un commun accord firent sauter les fauteuils sur leurs épaules, les mariés subirent en souriant les sauts successifs et d’être projetés hors de leur coussin.

Les parents appelèrent les invités à se diriger vers la dizaine de tables rondes pour déguster le poulet en sauce après avoir servi des douceurs sucrées présentées et proposées dans des paniers.  Les photographes avaient officié depuis le début, des centaines de photographies avaient été prises ainsi que plusieurs heures de vidéos. L’orchestre jouait debout sans interruption, les invités dansaient bras levés sur les rythmes de la musique arabe, beaucoup de chaabi.  Autour du kamân, le violon arabe, les autres instruments s’accouplaient parfaitement harmonieusement, rehaussés par le chant aigu de la flûte en roseau. Deux chanteuses aux longs chevaux noirs retenus en chignon par des épingles de couleurs, les yeux bordés de khôl, vêtu de magnifiques robes bleues, amples, ouvertes au niveau des genoux, décorées de broderies et de perles leur permettaient de se déplacer aisément pendant les chants et les danses. La musique typique attendue résonna sous la tente, les chanteuses se transformèrent en danseuses, d’un geste elles dénouèrent leur chignon, leurs cheveux descendirent jusqu’aux reins, elles agitèrent la tête dans tous les sens, leurs cheveux flottèrent comme la crinière d’un cheval au galop. Sans crier gare, elles s’élancèrent sur le long tapis rouge et exécutèrent de concert un saut périlleux en se rétablissant avec grâce sous les yeux des invités ravis de cette prestation tant attendue ! Les mariés avaient disparu, pressés de se connaître. Petit à petit les chevaux furent à nouveau attelés pour prendre le chemin du retour.

Le lendemain matin au réveil, Rachida s’enquit auprès de Salma des nouvelles de sa nuit de noces comme le veut la tradition. La table dressée, la famille proche goûta aux fruits du jardin, aux gâteaux sucrés au miel d’eucalyptus, aux beignets maison et au thé versé dans de grands verres. Les discussions allaient bon train, ponctuées d’éclats de rire sur la vie à venir de Salma et Abdelkader. Les jeunes mariés restaient encore réservés l’un à côté de l’autre. Salma avait revêtu une robe blanche, légère qui lui descendait jusqu’aux chevilles, un foulard également blanc noué avec élégance autour de la tête. Durant une semaine, les familles se côtoyèrent et pour certains de leurs éléments se découvrirent un peu mieux.

Salma et Abdelkader habiteront ensuite chez les parents d’Abdelkader, qui avaient aménagé une chambre en attendant de construire un petit bâtiment en briques offrant un meilleur confort et leur laissant une certaine indépendance !

 

 

LE MIROIR D'UN JOUR

 

La nuit disparaissait au profit d’une brume laiteuse, aqueuse, laissant filtrer quelques rayons de jour. Le vendeur de fruits était là comme tous les jours au bord du trottoir, son chariot rempli, depuis quand s’était-il levé ? Le café d’à côté venait d’ouvrir et connaissait déjà l’agitation du matin. Une femme en niquab, un vélo zigzagant sur le trottoir, un camion bruyant lâchant ses gaz épais enfumant le quartier, le muezzin chantant l’appel à la prière de l’aube, la sobh. Au bout du village, le fleuve ne faisait que passer, il se dirigeait vers l’océan Atlantique, un pont étroit le surplombait, de chaque côté de ses rives de larges pâtures à moutons. Une centaine de moutons paissaient regroupés en plusieurs élevages. Les bergers étaient trop souvent des enfants analphabètes, des vieillards qui aspiraient sur leur long tuyau le haschich qui les aidait à supporter la misère. Il y avait aussi de vieilles grands-mères qui ne voyaient plus le ciel, tellement elles étaient courbées par l’ostéoporose.  Sur le pont en bois, les chariots tirés par un cheval ou par un âne irritaient les planches et faisaient trembler l’édifice. Le soleil était là, le brouillard avait été aspiré par l’astre, le ciel bleu sans nuage avait remplacé le brouillard. Le jour était là sans artifice, il se reflétait dans le fleuve sans complexe !

 

LE CREPUSCULE

 

L’ombre du crépuscule s’étendait comme un voile mortuaire devant le soleil couchant aux couleurs futuristes d’un Dali sur une mer agitée. Je voyais les marins au large s’agiter sur leur bateau tanguant de par les creux des vagues à remonter le filet des sardines. Il leur faudra encore plusieurs heures à ces pêcheurs pour ramasser le fruit de leur travail et de rentrer au port.

Le muezzin de la mosquée tout près appelait à la prière de la Maghrib.

Il faisait bon à cette heure de la soirée assis sur le banc du quai de la Marina, je me rendais seulement compte en ce moment de la vitesse à laquelle notre planète tournait, le soleil d’un seul coup avait été englouti par l’océan. Une prodigieuse vitesse l’animait entraînant la terre dans sa course folle sans que nous en soyons le moins du monde incommodés.

C’était un soir propice aux réflexions sur ce phénomène de la construction de l’univers, croire ou ne pas croire. Comment s’est-il construit, quand, qui ? Quel crédit apporter à l’Ancien Testament à l’existence de Dieu le créateur unique de l’univers ? Jésus, Mohammed le dernier prophète, en son nom, des continents entiers se sont soumis aux lois d’Allah, le Dieu unique tout puissant, en appliquant la charia, le chemin menant vers lui, issue de la Révélation, terme largement déformé en occident en loi rigide et extrémiste. Longtemps j’ai cru au hasard dans la formation de l’univers, puis petit à petit devenu agnostique, je suis ensuite entré dans le monde des croyants. Si l’on résume très simplement l’agnosticisme, c’est peut-être, ou peut-être pas, alors croire ne peut en aucun cas, on  ne peut en aucune façon me déjuger, mon raisonnement est loin d’être linéaire, c’est celui d’un homme qui cherche son chemin depuis des lustres après une vie bien remplie, largement tournée vers les plaisirs de la chair et de la boisson, sans doute pour taire ma voix intérieure. Mohammed le prophète a dit que les fornicateurs, les voleurs iraient quand même au paradis ainsi, répondit-il a un compagnon. J’espère me faire pardonner même si je n’ai jamais volé et en mon âme et conscience créé de maux majeurs à autrui.

Le quai était illuminé d’une clarté vive diffusée par les lampadaires décorés d’arabesques lors du moulage des troncs et peints ensuite en gris argenté. La lumière se reflétait sur l’eau de mer avec des volutes plus ou moins grandes suivant le jeu du ressac, un banc de poissons volait au- dessus de l’eau comme pour s’accaparer un morceau de lumière et l’emporter vite au fond de l’eau. Si le soleil avait rendez-vous avec la lune, celle-ci toute timide ne faisait voir qu’un quartier de voile blanc.

Une femme mal chaussée poussait une poussette de bébé rouillée remplie de papiers et de cartons. Arrivée tout près de moi, elle m’adressa la parole en me tendant la main ouverte, non pour me saluer, mais pour me demander la zakat, l’aumône ce que je fis bien volontiers avec une pièce de dix dirhams, pour moi cela ne représentait pas grand-chose, pour elle cette petite pièce signifiait un trésor.

Le cliquetis du tram à son arrivée à la station me tira de mes réflexions. Je parcourais tranquillement le quai de la Marina puis les rues de la vieille Médina. M’attablant dans un café du vieux marché, je dégustais un thé à la menthe en espionnant la rue, les vas et viens de cette population travailleuse d’artisans, de porteurs, de conducteurs d’engins guidés par d’anciennes mobylettes encore en service. Sur l’autre table, des consommateurs jouaient aux dominos en claquant de temps en temps les pièces fortement sur la table. Au coin de la rue surgit le porteur d’eau avec son drôle de chapeau à clochettes, le réservoir en cuivre, le petit robinet servant à alimenter les gobelets. Il était curieux ce porteur d’eau, couvrant des kilomètres dans la journée, des Oudayas de Rabat à la Médina de Salé. J’aimais ces gens tous simples, travailleurs aimant ce qu’ils faisaient pour une toute petite pièce ne dépassant souvent pas plus de cinq dirhams.

Je hélais le taxi pour rentrer, il était déjà vingt- deux heures. Une autre particularité de la région était le secteur et la couleur du taxi. Pour Rabat les petits taxis bleus s’arrêtaient obligatoirement en limite de Salé, a Salé les petits taxis jaunes, eux aussi avaient l’interdiction de dépasser la zone géographique de Salé et puis les grands taxis blancs qui avaient l’autorisation de naviguer dans toute la zone, les prix étaient nettement supérieurs aux petits taxis, sauf si le taxi blanc était complet c'est-à-dire six passagers !

Sorti de la Médina, les anciennes fortifications de pierres de Salé projetaient leurs masses ocre dans la lumière du boulevard, deux portes avaient été percées dans la pierre pour accéder à la Médina et Rabat, des consolidations avaient été effectuées pour soutenir le fait de cette partie de fortification. Le taxi à cette heure, les fortifications dépassées avaient le champ libre, la circulation était réduite. Arrivé à Saïd Hajji, mon lieu de résidence, les trottoirs revêtus de carrelages de couleurs étaient de temps en temps dérangés par de petits palmiers nains plantés en leurs milieux.

Je n’avais pas envie de dormir, l’océan n’était pas loin, j’entendais la mer houleuse se jeter sur les falaises calcaires de cet endroit. Je remontais jusqu’au mausolée du marabout non reconnu en islam mais toléré au Maroc. Bâtiment de pierres rond où serait enterré d’après certains un saint homme, là encore non reconnu par les croyants, ne reconnaissant qu’Allah et son prophète Mohamed. Cet endroit reflétait, qui  diffusait une ambiance curieuse de paix de sérénité. Il n’était pas éclairé la nuit, sa rondeur transpirait à travers les rayons lumineux de la lune blanche. Je n’étais pas seul dans cet espace, des personnes assises sur de grosses pierres discouraient sur les matchs de foot, sport roi au Maroc à côté d’un feu de braises qu’ils avaient allumé. Un vieil homme sur des grilles usagées tirées sur une petite charrette grillait des saucisses, embaumant et sollicitant les papilles de ses futurs clients.

Il devait être minuit, d’un seul coup, le vent se leva, balayant sur la zone, papiers et cartons de toutes sortes, envisageant la fraîcheur qui devait arriver sans aucun doute avec le vent, comme un bateau, je mis toutes voiles dehors pour rentrer chez moi, envisageant la fabrication d’un thé à la menthe.

 

PARTIR

 

Il faut partir, l’éternité n’est faite que pour Dieu, personne ne connaît l’horaire du train ni la gare d’embarquement ! Partir dans le silence de la nuit où l’esprit se perd pour rejoindre l’incertitude de sa destination.

Partir et pourtant, sa main dans la mienne cherche vainement à me retenir, ses lèvres sur ma joue murmurent encore des mots d’amour, ceux que nous avons ensemble murmurés ou criés toute notre vie, cet amour qui nous a unis durant tant d’années à travers les difficultés et les tourmentes, celles qui nous ont blessées sans laisser de traces sensibles. Que vais-je trouver au fond de ma fosse recouverte de cette terre fertile, serais-je déjà parmi les élus ou sur le chemin de l’enfer ?

Curieusement, à ce moment ultime l’on se remémore les étapes de sa vie, la rencontre de la femme qui m’a fait de si beaux enfants, celle qui m’a donné tant de bonheur par ses caresses, celle qui chaque jour n’avait jamais fini de m’émerveiller par la profondeur de son regard aux pupilles vertes rehaussées par de longs cheveux auburn.

Toute une vie, une longue vie qui s’achève sur un souffle tranquille, que de choses avons-nous vécues souvent insignifiantes, mais tellement importantes sur le moment, l’achat de meubles, de vêtements, du choix de l’école pour les enfants. Rien en fait ou pas grand-chose en dehors de cet amour qui nous a fait, construit jour après jour sur une rencontre d’un jour, d’un amour fou désireux de ne jamais s’éteindre, de coller nos lèvres sur nos lèvres et de laisser passer le temps. Sur nos désirs impérieux, ceux de la jeunesse, mais aussi tous aussi impérieux quand la moisson fut venue de ne pas laisser échapper le temps.

Sa main se faisait plus forte, me faisant presque mal, les larmes de ses yeux verts mouillaient mes joues qu’elle essuyait tendrement de son mouchoir parfumé. Il faut partir, le train était en gare, alors je me laissais guider les yeux fermés vers l’inconnu.

 

 


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