MEURTRE AU GWO KA


 


                                                                Synopsis


Un pêcheur guadeloupéen est un trafigant de drogues, il se fera abbatre par un cartel de drogues. Avant cet assassinat, traqué par ce cartel, il se cache au Canada et à Haiti






            MEURTRE AU GWO KA

                                           Par Ali GADARI

 

Vers cinq heures du matin, au lever du soleil, Georges sortit du petit port de Losteau le Ka W’ Fe, un bateau de pêche acheté d’occasion à Saint-Martin. Ce bateau, un monocoque de trois tonnes et trois cent quinze chevaux, de six mètres de long et deux mètres de large, atteignait une vitesse de croisière de vingt nœuds[1] et était idéal pour pêcher le thon, l’espadon et le marlin[2].

Il navigua en haute mer entre la Dominique, la Martinique et Antigua. La nuit venue, il mit le cap sur l’île de Montserrat, à moitié déserte depuis l’évacuation d’une grande partie de la population, en raison de la très forte éruption, en 1995, de son volcan, homonyme de la Soufrière guadeloupéenne. Dans une crique, du côté de la Soufrière, l’attendait Sullivan, une crapule de premier choix venant de la Dominique. Cet endroit déserté abritait un gros zodiac. Sullivan apporta six moteurs – deux, de cinq cents chevaux, et quatre, de deux cents – embarqués dans une saintoise qu’il cacha ensuite derrière les rochers. Grâce aux moteurs d’une puissance totale de presque deux mille chevaux, le zodiac atteignit, en haute mer, la vitesse de soixante kilomètres-heure, une allure phénoménale. En revanche, sur l’aller et le retour, il fallait fréquemment le stopper, car sa consommation estimée s’élevait à quelque six cents litres, afin de le réalimenter en carburant, stocké à cet effet dans des jerricanes. Sullivan s’occupait de la maintenance. Ils se dirigèrent, en un peu moins de quatre heures, vers la toute petite île de Statia, minuscule pièce de monnaie dans l’océan, à 115 miles[3] de la Guadeloupe. Il ferait encore nuit à leur arrivée. Statia, relativement tranquille, était le point névralgique pour embarquer la cocaïne vers les îles du sud, la Guadeloupe et la Martinique, en attendant un embarquement vers l’Europe ! Peu de discussions après l’échange des jerricanes, sur le retour ; une simple opération de trente minutes consistant à embarquer cinq sacs de vingt kilos de cocaïne, soigneusement empaquetés. Le zodiac fendait l’eau, comme le font les dauphins. Depuis une quinzaine de minutes, une aube encore blafarde s’était levée. C’était le moment le plus délicat : le jour n’était pas propice à la clandestinité.

Sullivan et Georges, sur leurs gardes, avaient sorti les kalachnikovs des caisses en bois, car les bateaux des douanes, voire des curieux pouvaient s’intéresser à eux, de trop près. À l’approche de Barbuda, Sullivan remarqua un gros zodiac qui filait vers eux à toute vitesse. Il stoppa les moteurs à vingt mètres du zodiac étranger et les deux hommes liquidèrent, sans hésiter, les deux visiteurs indésirables. Les kalachnikovs avaient fait leur travail. En s’approchant du zodiac, ils virent qu’ils ne s’étaient pas trompés : ils étaient tombés sur des trafiquants qui ne leur voulaient pas de bien ! Ils s’emparèrent de nouveaux sacs de cocaïne, puis criblèrent de balles le zodiac qui disparut, à jamais, au fond de l’eau. La course au trésor ne tolère pas de sentiments de bienfaisance ! Sullivan remit les gaz vers Monserrat, et, à deux milles de la crique, ils larguèrent les sacs contenant la cocaïne, attachés à un flotteur, qui s’enfoncèrent de plusieurs mètres dans la mer. Une bouée surmontait le tout, solidement ancrée au fond, à dix mètres. Tout était bien ! Sullivan et Georges reprirent leurs canots respectifs et mirent le cap sur la Dominique, chacun vers un port différent. À Roseau, la capitale, Georges acheta aux pêcheurs du thon, du marlin et de la dorade, avant de rentrer à Losteau. Personne ne lui posa de questions.

Gwo Lisyen était là, comme toujours, pour l’aider à entreposer le poisson dans l’espace réfrigéré, installé sur le quai. C’était lui qui, le lendemain, serait chargé de vendre à la criée, le poisson découpé suivant les demandes de la clientèle. Malgré sa fatigue, Georges Ursus n’alla pas dormir de suite. Il s’installa chez Man Bèbè devant un ti punch, remplissant la moitié de son verre, la bouteille de Bologne[4] à côté de lui. Il rentra enfin dans sa case, s’allongea sur la planche et sombra dans un profond sommeil.

Réveillé vers dix-huit heures, il prit une douche froide avant de descendre chez Man Bèbè.

— Ka W’ Fe[5], lui dit-elle, connaissant ses habitudes : ti punch, avalé le gosier en arrière, épongé par un verre d’eau glacé et un blaff de poissons.

Les pêcheurs de Losteau arrivèrent seuls ou par groupes, s’asseyant aux tables et plaisantant fort. Man Bèbè distribua les bouteilles de Bologne à chaque table, avec des dominos. La nuit était noire et la lune cachée par de gros nuages annonciateurs d’orages et de pluies. Georges, dit Balaou, surnom que lui avait donné la population de Bouillante[6], retrouva Sullivan, à la crique de Montserrat. Il était prévu qu’ils livrent deux sacs de cocaïne à La Désirade, à une heure du matin. Plus discret, le bateau de pêche de Georges ferait l’affaire, ce soir-là. La drogue, une fois embarquée, ils n’oublièrent pas les kalachnikovs dans leurs boîtes. À l’heure convenue, sous une pluie battante et sur une mer agitée, ils aperçurent, à tribord, venant de l’île à l’endroit prévu, des signaux auxquels Georges répondit. Le Ka W’ Fe s’avança encore de plusieurs miles, les signaux se faisant plus lumineux. Les deux sacs munis de flotteurs et de bandes fluorescentes furent jetés à la mer. Sullivan et Georges s’écartèrent d’une centaine de mètres, kalachnikov à la main. Quand les ballots furent repêchés, Sullivan et Georges virèrent de bord, jusqu’à Montserrat. La discussion sur le partage de la drogue récupérée au large de Barbuda n’avait pas encore eu lieu. Entre eux le temps ne comptait pas. Par contre, il fallait régler le problème du jeune Sacha, le chaben[7] de la Martinique qui avait oublié de payer une commande qui s’élevait à plusieurs centaines de milliers d’euros. Sullivan et Georges en avaient besoin pour payer leurs fournisseurs du Mexique, sous peine de faire l’objet d’une exécution punitive de la part des patrons du cartel.

Sullivan et Georges empruntèrent le bac traversier Guadeloupe, Dominique, Martinique. Rendez-vous fut pris à Fort-de-France, au restaurant, face à l’arrivée de la navette. Sacha, le chaben, dont la peau était presque blanche, était là, élégamment habillé. Un véritable dandy.

— Ka w’ fé, tout va bien, demanda-t-il aux deux hommes ?

Ils se reverraient plus tard, à vingt-trois heures, à l’hôtel de Paris, dans le quartier des prostituées, clientes du chaben. Sacha, tout sourire, sentait le faux jeton à plein nez, et les deux hommes se doutaient bien du résultat de leur visite. Il leur préparait une réception, à sa manière. Après un repas pris sur le port, Sullivan et Georges rejoignirent leur hôtel. À peine étaient-ils entrés, que le portier apporta un paquet joliment ficelé avec l’inscription « Bon anniversaire, Georges ». Ils le remercièrent en lui remettant un pourboire confortable. Nos deux truands savaient que le chaben leur préparait une fête, à sa façon. Georges ouvrit une boîte qui contenait deux pistolets automatiques avec silencieux, préalablement achetés à leur arrivée, à Fort–de-France. Ils prirent soin de les charger et de les armer. Au premier étage de l’hôtel, chambre quatre, Georges et Sullivan trouvèrent deux sbires qui entouraient Sacha et les trucidèrent. Ils étaient déjà morts avant que Sacha tente de dégainer Le chaben, la face rectifiée par les poings de Sullivan, fut secoué durement par les deux hommes. Il commença à saigner abondamment du nez et des lèvres.

— Dépêche-toi de nous dire où tu as planqué l’argent !

Georges le frappa violemment à l’estomac et il s’écroula littéralement. Sullivan l’obligea à se relever, à coups de pied dans les côtes !

— Tu veux qu’on continue, l’chaben ?

Il avait du mal à parler et les conduisit avec difficulté dans un local du centre-ville où travaillaient des dizaines de prostituées, qui étaient ses clientesNos deux compères sortirent les armes, obligèrent Sacha à ouvrir les deux verrous et le poussèrent à l’intérieur.

— Fais vite, dit Sullivan en lui mettant le pistolet sur le ventre.

— Je n’ai pas l’argent, dit le chaben. Je l’ai mis en sécurité dans une banque de Nevis. Laissez-moi le temps de le transférer.

Le chaben s’écroula sous les coups vengeurs de Sullivan. Cette petite fripouille de Fort-de-France les avait couillonnés ! Ils risquaient gros. S’ils ne remboursaient pas le cartel, c’était eux que l’on retrouverait occis !

— Bon, dit Sullivan, nous te laissons une dernière chance. Une seule semaine pour récupérer lajan de Nevis, pa ban nou okenn pwoblèm ti gason !

Au retour, sur la navette, les deux compères dressèrent des plans sur la comète. Sullivan descendit à Roseau, Georges à Pointe-à-Pitre. Le cartel, informé de la situation, leur donna un mois pour régler la dette. Ils continuèrent à effectuer plusieurs livraisons dans différents points de la zone caraïbe, qu’ils purent payer « rubis sur l’ongle » au cartel, via un notaire véreux d’Antigua. Restait la dette de Sacha, cette petite crapule qui les avait mis dans de beaux draps !

Ils retournèrent à Fort-de-France, d’où le chaben s’était volatilisé. Ils interrogèrent les prostituées habituées du chaben. Aucune ne savait où il se cachait. Leur fournisseur disparu, elles souffraient du manque de drogue. Ils firent le tour de la Martinique, de tous les revendeurs, sans résultat. Ils téléphonèrent aussi en Guadeloupe, sans avoir plus de chance. Aucun des gros marchands de la Grande-Terre n’avait de nouvelles du chaben. Georges pensa à l’île de Saint-Martin, coupée en deux, avec une partie hollandaise et une partie française. Il fit jouer ses relations, également sans résultat. Tous les trafiquants de drogues se connaissaient, dans les Caraïbes, et il fit passer le mot, y compris à Cuba, et jusqu’en Amérique Centrale, toujours sans succès. Il fallait se rendre à l’évidence, le chaben avait vraiment disparu et il allait en cuire à nos deux compères, quand la mafia mexicaine serait sur leur dos. Leur peau ne valait plus rien. Le chaben les avait mis dans de sales draps. Plus aucun endroit sûr pour se cacher. La mafia les retrouverait et réglerait leur compte.

Ils décidèrent de se séparer : une feuille est plus légère que plusieurs qui volent en même temps. Georges Ursus se rendit au Québec, où il espérait se faufiler entre les mailles du filet. Sullivan Bronson partit aux États-Unis où le chaben avait un cousin, à Détroit.

Sullivan fut le premier à payer. La police retrouva son corps troué de deux balles dans une chambre d’hôtel, un dessin au crayon-feutre sur la poitrine, le visage noirci et avec un bâillon blanc noué sur la bouche, allégorie tirée de la mafia italienne. Georges Ursus eut plus de chance. Rodant dans les quartiers sordides de Montréal, il reçut des nouvelles d’un Antillais blanc qui travaillait pour, et avec, le monde de la drogue. Il s’approcha du quartier, de la rue, de l’établissement où s’éclatait le chaben. C’était bien lui, toujours aussi bien sapé, aussi sûr de lui, mais quand il aperçut Balaou, les traits de son visage se figèrent, tenaillés par la peur. Georges lui fit un signe de tête et le chaben le suivit à une table.

— Tu nous as couillonnés, l’chaben ! Tu as disparu en espérant que nous ne te retrouverions pas. Où est l’argent ? Parle !

— Je n’ai plus rien.

— Tu vas mourir, le chaben, que ce soit de ma main ou de celle du cartel de Mexico. Tu es un pourri de la pire espèce. Tu nous as mis dans une situation impossible.

Georges prévint le cartel. Il ne fallut que quatre jours pour que le chaben soit exécuté, le cœur traversé par un couteau, avant d’être jeté dans le Saint-Laurent. Le cartel ne s’arrêta pas là. Georges Ursus fut prévenu qu’il devait rembourser ce que le chaben leur devait. L’avertissement était clair. Durant quatre mois, toutes les livraisons de Georges servirent à rembourser le cartel.

Alors qu’il pensait en avoir terminé, José Domingo Esposito, le patron du cartel de Mexico, lui fit savoir qu’il restait encore la part de Sullivan à régler. Il était véritablement pris dans les crocs du caïman. Ces gens-là ne lâchaient rien et disposaient de tous les arguments pour parvenir à leurs fins. Le cartel se moquait des moyens employés par Georges Ursus pour rembourser sa dette. Il lui restait à employer une méthode qu’il n’avait encore jamais encore utilisée, en devenant lui-même fournisseur. Il ferait payer à la fois une taxe sur la drogue utilisée par les prostituées et une taxe sur les emplacements de la prostitution, ceci en accord avec les souteneurs qui avaient tout intérêt à travailler avec lui. La drogue, en particulier le crack, anéantissait leur raisonnement. Les gigolos en profitaient largement ! En quelques semaines, les bénéfices se trouvèrent au beau fixe, pas suffisamment cependant pour rembourser la part de Sullivan.

Il avait déjà doublé le prix de toutes les drogues en Guadeloupe. Il devait trouver un nouveau créneau. Alors, il se lança dans la piraterie, attaquant les pêcheurs de Saba et des îles du nord, et des plaisanciers. Il jetait prudemment leurs téléphones portables à la mer, détruisait la radio des bateaux, soutirait leurs cartes bancaires, obtenant par la force le numéro de code pour retirer la totalité du numéraire, sur leurs comptes. Son bateau avait une puissance-moteur inégalable et aucune communication avec l’extérieur n’était possible pour les plaisanciers. Encore quelques semaines et il serait à jour avec le cartel de Mexico.

Georges Ursus connaissait un homme d’affaires de la Dominique, peu à cheval sur la légalité et l’honnêteté. Armateur, il possédait deux petits bâtiments qui l’enrichissaient en effectuant le cabotage entre les îles. Il était également propriétaire d’une petite compagnie aérienne, Faithfull Air qui voyageait avec des Embraers à moteurs, permettant aux bourgeois de la Dominique ou aux touristes cossus de voyager rapidement d’île en île ! Georges connaissait Rony pour avoir autrefois trafiqué avec lui, ramenant de l’essence du Venezuela pour le revendre au prix fort, à la Dominique, ce qui leur laissait un large bénéfice ! Georges était son homme de main. Il eut l’idée de parler à Rony des histoires de cocaïne et des énormes profits qu’ils pourraient en tirer. Il informa de cette idée le notaire d’Antigua qui transmettait scrupuleusement toutes les informations au cartel. Rony Faithfull mit trois semaines à répondre, pesant le pour et le contre, examinant les éventuelles conséquences. Finalement, ils se rencontrèrent à Dublanc, petit port à l’ouest de la Dominique, dans un entrepôt appartenant à Rony. Ce dernier téléphona au notaire d’Antigua, proposa de payer au cartel ce qui restait sur les livraisons du chaben, aujourd’hui disparu, mais à la condition d’être partie prenante dans les bénéfices tirés par Georges Ursus.

Le notaire répondit deux jours plus tard. Le cartel avait tout intérêt à être payé et la dîme reversée à Rony serait infime à côté des bénéfices engrangés par le cartel de Mexico.

Conscient des avantages de cet arrangement, Georges envisagea de vendre à son compte la drogue saisie sur le zodiac au large de Barbuda. Il en vendit ainsi près de vingt kilogrammes, à de gros trafiquants de Saba, les enrichissant de façon notable. La vente se fit en plusieurs fois, payable à la livraison. Donc, aucun retard possible. Les trafiquants de Saba avaient des accointances avec des Hollandais, lesquels distribuaient à leur tour. C’était le jeu. « Un coup j’te vois, un coup j’te vois plus ! »

Cette action donna à Georges l’idée d’attaquer des petits convois de trafiquants venant d’Amérique Centrale. Cela l’obligerait à sillonner l’océan à proximité des îles pour s’emparer des livraisons, après avoir occis les transporteurs. C’était risqué, mais hautement profitable ! Ces trafiquants livraient sur la zone de Barbuda, Saba, Sainte-Croix, Saint-Christophe, Nieves et Antigues. Il y aurait des jours de chance et des jours sans. C’était toujours la même technique, il fusillait les transporteurs avec un fusil longue portée, de façon à éviter toute velléité de réplique, puis il s’approchait du canot, prenait la marchandise qu’il transbordait dans son bateau, puis coulait le canot en caoutchouc des transporteurs. Ceci fait, il fonçait mettre à l’abri, à Monserrat, les paquets de drogue enveloppés dans d’autres sacs en plastique. Il faisait couler ces sacs à dix mètres de profondeur, attachés à un flotteur.

Les propriétaires de la cocaïne, devant la perte enregistrée lors de ces attaques réagirent en encadrant chaque canot transporteur par deux canots d’accompagnement, avec à leur bord des hommes équipés d’armement lourd. Le temps des vaches grasses était terminé pour notre compère. Lors d’une transaction à Sainte-Croix, il fut pris dans une fusillade qui, heureusement, ne l’atteignit pas. C’était un avertissement. Il était suivi à la trace, et il lui fallait être beaucoup plus prudent, plus réfléchi, et disposer d’un autre armement pour répondre à ce genre d’attaque.

Le cartel lui proposa de se transformer en tueur à gages et d’éliminer tous les gêneurs dans et autour de l’organisation. Y mettre un doigt, ne serait-ce que le petit doigt, c’était se vendre pour la vie au cartel. Dès lors, il lui serait impossible d’en sortir !

En fait, la fusillade de Sainte-Croix avait été préméditée, préparée, pour amener Georges là où il serait utile. Il fallait, au cartel de Mexico, un tueur pour se débarrasser de tous ceux qui ne travaillaient pas pour lui. Il aurait du travail, plus qu’il n’en fallait.

La première affaire concerna Joseph Madelin, dit Jonas, petite frappe de Saint-François sur la Grande-Terre de Guadeloupe. Il s’approvisionnait en très petites quantités successives chez un musicien appartenant à un groupe à la mode, et revendait son poison aux touristes, nombreux à Saint-François et à Gosier, ainsi qu’aux collégiens des communes avoisinantes. Il faisait de l’ombre au cartel. José Domingo Esposito ne pouvait plus le tolérer ! Jonas ne se cachait pas, vivait en pleine lumière même pour écouler sa marchandise. Il était toujours entouré de jolies femmes et de très jeunes gens. Georges Ursus souhaitait que le meurtre de Jonas ait l’air d’un accident, mais ce fut impossible.

Georges scruta consciencieusement le temps et l’activité journalière de Jonas. Il serait compliqué de l’abattre en pleine rue où dans un établissement. Jonas habitait une case, sur le boulevard bordant l’océan, au Gosier, et rentrait très tard dans la nuit, toujours escorté d’une fille. Cette affaire, qui paraissait simple de prime abord, se compliquait en raison de cet accompagnement, car Georges se refusait à tuer cette compagne d’un soir.

Le lendemain, à la tombée de la nuit, il se posta à côté de sa case, attendant sa venue. Vers deux heures du matin, le gars arriva avec son automobile, se gara le long du trottoir et descendit. C’est à ce moment qu’il fit feu, et Jonas s’écroula sous les cris de la fille qui l’accompagnait. Georges s’éclipsa dans la nuit, rejoignit incognito son véhicule garé à deux cents mètres de là, le mit en marche sans allumer les lumières et disparut.

José Domingo Esposito fut très satisfait. Il lui donna une nouvelle affaire à régler. Il s’agissait du directeur d’un casino flottant de Terre-de-Bas, aux Saintes, installé sur un navire qui ne naviguait plus. Ce casino avait reçu l’aval des autorités compétentes et drainait de fortes sommes d’argent, grâce aux paris, à l’alcool et aux drogues. Là aussi, ce serait une situation difficile. Le directeur, Joachim Destrech, était un Blanc, venu de métropole, qui entendait faire de son bateau une escale obligatoire pour les touristes et les Guadeloupéens. Un restaurant trois étoiles offrait aux papilles des convives des mets délicieux, accompagnés de vins sélectionnés pour leur grande qualité. Les tables de jeu fonctionnaient jusqu’à quatre heures du matin, et une navette faisait le va-et-vient à partir de Basse-Terre jusqu’à la Rose des Vents, paradis du jeu et de la gastronomie. Georges devait réfléchir à son action. Joachim Destrech était entouré d’un personnel de sécurité compétent, suffisamment armé pour résister à une guerre mondiale.

Le directeur ne quittait pas son navire. Il déposait, le lundi matin, entouré de quatre gardes du corps musclés et évidemment armés, l’argent de la semaine, entreposé dans un coffre-fort sur le bateau, à la banque de Basse-Terre. Georges décida d’attaquer le Zodiac en pleine mer. Il attendit le départ du canot en caoutchouc, se rapprocha à distance adéquate, et tira à la Kalachnikov sur les hommes, pourtant sur le qui-vive.

Joachim Destrech et ses équipiers occis, il s’approcha du Zodiac, subtilisa prestement la valise contenant l’argent et s’éclipsa pour se réfugier à Montserrat avant l’arrivée de la police, et surtout pour remettre le fruit de son larcin à José Domingo Esposito. Celui-ci remit sa part à Georges et lui fit part d’une nouvelle affaire :

— J’ai un problème à la Dominique. Jim Larford s’est fait le champion de la pègre, depuis la disparition de Sullivan. Il s’alimente auprès d’un grossiste, Alberto Quito, à Aves, petite île du Venezuela, à des prix plus bas que les miens. C’est intolérable !

Pas question de se rendre à Aves. Il fallait régler le problème à la Dominique. Sans délai, le cartel fit parvenir à Georges les armes dont il avait besoin.

Jim Larford logeait à Portsmouth, au Sun, un hôtel qui se reflétait dans la mer. Mercenaire de la drogue douce et dure qu’il fournissait sans problème, il jouissait d’une apparente tranquillité. Assis toute la journée à la terrasse, il fumait lui-même la marijuana qui lui rendait les yeux brillants. José Domingo Esposito n’aimait pas la concurrence, il fallait que ce Larford disparaisse.

Georges avait acquis, en très peu de temps, une réputation de yakusa. Il éliminait à la demande du cartel tous les individus qui le gênaient. Jim, lui, ne quittait pas sa chaise, tel un employé ordinaire devant son bureau. Il réglait tous ses problèmes de cette place, entouré de ses cinq hommes de main. La bouteille de rhum Shillingford Bois Bandé à proximité, il tirait sur ses joints en envoyant la fumée dans ses poumons.

Georges avait analysé la situation. Il se trouvait à deux mille mètres, à l’entrée du port, sur son canot, moteur arrêté. Malgré la danse à laquelle il était soumis, par le ressac, il arriva à ajuster Jim dans le viseur du fusil à longue portée. Doucement, il appuya sur la détente et vit Jim s’écrouler sur sa chaise. Il remit vite le moteur en marche et disparut sur les flots.

José Domingo Esposito avait trouvé un tueur, un yakusa qui effectuait son travail sans poser de questions. Le patron du cartel n’ignorait pas que Georges, un jour, deviendrait dangereux pour l’organisation.

Une nouvelle affaire concerna un député d’Anguilla, Mister John Lagulli, qui magouillait et trempait dans des affaires nauséabondes. Il s’enrichissait sur le dos de ses administrés. Il avait tous les vices, allant jusqu’à menacer ceux qui ne s’agenouillaient pas devant sa volonté. Il faisait plier les femmes en faisant planer des menaces sur leur famille, mère, père et sœur. Il était devenu un danger pour le cartel qu’il menaçait de coercitions diplomatiques, projetant d’aller jusqu’à sa liquidation par les militaires, ce qui aurait arrangé les affaires des officiers et politiciens véreux. Un journaliste, que Georges avait rencontré, le renseigna quant aux activités occultes de John Laguilli, au risque de se prendre une balle dans la tête. John Laguilli convoitait une jeune fille qui travaillait à la mairie de The Valley, sans succès, malgré ses menaces d’employer la contrainte pour arriver à ses fins. C’était la solution que recherchait Georges pour se débarrasser de l’homme. Le journaliste conseilla à cette jeune fille d’accepter la proposition. Après réflexion, elle finit par souscrire au contrat pour se débarrasser définitivement de Laguilli. Georges se posta à l’entrée de la maison de Laura, recula quand il aperçut la voiture du notable. Quand John descendit de son automobile et frappa à la porte. Georges lui tira deux balles dans la tête et disparut dans l’ombre. Cette affaire fit beaucoup de bruit à Antigua et les journalistes donnèrent chacun leur version de cet assassinat.

Georges Ursus sentait le filet se resserrer autour de lui. Il comprit qu’il avait passé le point de non-retour. Cette fois-ci, le cartel l’envoya au Québec régler le problème d’Henri Le Moal, propriétaire du Club de nuit « Chez moi », situé tout au bord du Saint-Laurent. José Domingo Esposito n’était pas satisfait de la décision d’Henri Le Moal qui avait changé ses approvisionnements pour un grossiste de La Nouvelle-Orléans. « Chez moi » était un club très connu à Montréal, un restaurant de qualité, où l’on rencontrait les plus jolies filles du Québec. Une salle de jeux avait été installée, en dépit de l’interdiction des autorités. La police la tolérait cependant, y voyant la possibilité d’intervenir facilement. Des tables disséminées dans le salon permettaient de consommer librement, tout en faisant des achats de produits illicites. Henri Le Moal se montrait dans tout l’établissement, suivi comme son ombre par deux gorilles bien habillés qui lui servaient son whisky favori, lui allumaient son havane, un Cohiba de presque vingt centimètres de long. Ils servaient surtout de tour de contrôle et de mur de défense. L’un d’eux était un asiatique, spécialiste des combats au corps-à-corps. Henri Le Moal était inatteignable, entouré de cette garde rapprochée, souple, mobile.

Georges sortit de l’établissement et attendit sa fermeture, à quatre du matin, pour observer la suite des évènements. Le dernier client sorti, Henri Le Moal, accompagné par quatre spadassins dans sa Mercedes noire et suivi par un autre véhicule, prit le chemin du retour vers son domicile. Plusieurs sbires étaient restés au « Chez-moi », précaution légitime. Tous les soirs, c’était le même processus. C’était le moment opportun pour atteindre Henri Le Moal.

Georges demanda au cartel un lance-grenade de quarante millimètres et deux bandes de six grenades. La livraison demanda une semaine. Il prépara son opération minutieusement : il fallait réussir du premier coup ! Son automobile garée sur le trottoir, en face du « Chez moi », il se saisit de l’arme, sortit du véhicule et se dissimula derrière un arbre, hors de vue des sbires de l’établissement. Le Moal sortit de son club, toujours entouré par son équipe d’assassins, et s’assit à l’arrière du véhicule. Georges ajusta la mire, appuya sur la détente et une immense flamme s’élança vers le ciel, après la détonation qui réveilla tout Montréal. Une deuxième explosion fit voler en éclat le mur du club et la seconde voiture avec ses occupants.

Il se glissa dans son automobile, s’éloigna rapidement du lieu de son forfait pour rejoindre son hôtel. Le lendemain matin, alors qu’il s’apprêtait à prendre le bateau qui remontait le Saint-Laurent, il remarqua un individu portant un anorak et un bonnet de laine bleus, semblant se fondre dans le décor. Le bateau émit un son bref pour annoncer son départ imminent et s’éloigna du quai pour rejoindre le mitan du fleuve. Le décor était grandiose, Georges jouissait de cette tranquillité durement acquise. Trois heures plus tard, le bateau revint s’arrimer au quai. L’homme en bleu était toujours là, à croire qu’il passait ses journées à attendre le bateau. Georges descendit et se dirigea vers un restaurant pour déguster une barbote.

Quand il en ressortit, l’homme était adossé à un arbre et il comprit qu’il était vraiment là pour lui. José Domingo Esposito, patron du cartel de Mexico, avait délégué un tueur pour occire Georges, qui commençait à en savoir beaucoup trop. C’était de la haute stratégie. Georges Ursus comprit que sa vie ne valait plus grand-chose, mais il n’eut pas envie de la donner pour rien. Il avait contre lui la mafia du Québec et les tueurs du cartel. Quel honneur ! Il lui fallait commencer par éliminer l’homme en bleu, trop présent pour être honnête !

Le Beretta avait une capacité de tir de trente à cinquante mètres, il fallait trouver la solution pour que l’homme ne voie pas Georges, arme au poing. Il sortit de son hôtel en se dirigeant vers la station de taxis, main dans la poche, doigt sur la détente. Il se retourna, visa, appuya sur le ressort, et l’homme en bleu s’écroula sur le trottoir, laissant les passants désemparés.

Le numéro un de la mafia québécoise, Ronald Essandry, difficilement atteignable, était toujours entouré d’une armée d’assassins. Georges emploierait la même méthode que pour Henri Le Moal. Il resta des nuits à surveiller les entrées et les sorties de son club « L’Ours blanc ». Ronald n’avait pas d’horaire régulier, cela pouvait être une heure, comme trois heures du matin. Il revenait vers sa villa en suivant le Saint-Laurent. Georges se posta derrière une haie de Barbes de boucs, invisible de tous. Il lui restait quatre grenades, suffisamment pour détruire tout le quartier. Il régla son fusil. À deux heures du matin, la Chevrolet blanche stationna devant la villa, Ronald mit un pied à terre et ce fut l’apocalypse ; elle déchiqueta la Chevrolet et tous les hommes à proximité, à la lumière universelle dans les flammes de l’enfer. L’explosion s’entendit dans toute la région. Georges regagna en courant son automobile cachée à trois cent mètres de là et démarra à toute vitesse. Le numéro un disparu, il faudrait du temps à la mafia pour le remplacer.

Mais il restait à se méfier du cartel. Sa vigilance avait redoublé car, à ses yeux, tout le monde était devenu suspect, dangereux : le balayeur de rues, le vendeur de poissons, le policier au coin de la rue, le garçon de café, la coiffeuse, le clochard affalé à terre. Notre Antillais ne passait pas inaperçu, noir de peau dans un monde de Blancs. Il était repérable et serait vite repéré.

Au moment où il se rendait au restaurant, il fut bousculé rudement. Georges aperçut un couteau dans la main gauche du bonhomme, se retourna, lança son genou entre les jambes de l’assassin qui eut un hoquet avant de s’effondrer. Georges, perfectionniste, lui écrasa le visage avec sa chaussure. Ceux qui avaient tout vu le félicitèrent pour s’être si bien défendu, lui proposèrent d’appeler un policier, ce qu’il déclina… Il reprit sa route et s’installa au restaurant « Le Saint-Laurent », contre la vitre, pour avoir une vision nette de l’extérieur. C’était un défilé continu, un va-et-vient d’individus montant et descendant le trottoir vers leur destination. Il paya et sortit, se dirigeant vers son hôtel. Il remarqua alors une jeune femme qui marchait dans ses pas. Amie ou ennemie ? Il s’arrêta un instant, elle s’arrêta également. C’était une exécutrice des basses œuvres comme en employait le cartel. Il n’aimait pas s’attaquer aux femmes, mais celle-ci ne lui voulait pas que du bien. Il aperçut bien vite un sbire de l’équipe de José Domingo Esposito qui se joignit à elle. Ils étaient deux à vouloir lui faire la peau. Il devait laisser une plus grande distance entre eux trois, pour que leurs tirs soient inefficaces. Il allongea le pas, gagna une dizaine de mètres, puis s’engouffra dans une ruelle où de nombreuses entrées d’immeubles débouchaient. Ses adversaires marchaient doucement, redoutant le traquenard d’usage dans ces moments-là. Ils étaient presque arrivés au bout de la ruelle, quand Georges sortit d’un couloir et tira. L’homme, puis la femme s’écroulèrent. Il s’éclipsa en courant et rejoignit une grande artère.

Retrouvant son calme, il entra dans son hôtel. Il voulait découvrir celui qui agissait pour le compte du cartel au Québec, le donneur d’ordres, afin de l’éliminer. Sous prétexte de se fournir en drogues, il démarcha les vendeurs, tomba sur l’un d’eux qui s’approvisionnait au cartel, et trafiquait à partir d’une chambre d’hôtel minable, au centre de Montréal. Pas question de se montrer : utiliser le lance-grenades occasionnerait des dégâts collatéraux, comme la mort de locataires innocents éloignés de ces trafics. Ce n’était pas la solution. Approcher Alberto Cardeca entouré d’une armée de nervis était pratiquement impossible. Il était intouchable ! Cette chambre minable était son bureau, mais il avait sans aucun doute une villa pourvue du luxe et du confort désirés. Georges Ursus s’arma de patience et surveilla discrètement les allées et venues d’Alberto. Il fut récompensé. Alberto possédait une superbe villa dans les hauteurs de Montréal. Rien aux alentours, avec une vue complètement dégagée. Georges devrait se retirer à plus de mille mètres de la villa, à la fois pour rester invisible et faire mouche avec son lance-grenade. Il lui restait quatre munitions, suffisamment pour écraser les murs du bâtiment et ses locataires. Ce jour-là, une armée d’automobiles se présenta devant la villa. Tous les passagers furent fouillés. Visiblement, l’on fêtait un évènement. On entendait les conversations mêlées aux musiques tropicales.

À une heure du matin, Georges déclencha l’apocalypse. Une poussée sur le ressort du lance-grenades suffit pour que le bâtiment explose ; une seconde explosion suivit la première. Tout était en feu ; la villa fut détruite avec tous ses locataires et invités. C’en était fini d’Alberto !

José Domingo Esposito devait manger son polochon. Il n’avait pas prévu les réactions de Georges. Celui-ci avait, comme la mafia du Québec, de quoi respirer de l’air. Il décida de balayer devant sa porte, fit le tour de tous les revendeurs du cartel de Mexico. C’était parmi eux qu’il avait recruté ses tueurs. Michel Latif, revendeur et consommateur, officiait près de l’embarcadère du Saint-Laurent. Il ne fut pas long à dévoiler le nom de tous les revendeurs de Montréal. Il y en avait cinq, chacun officiant dans un quartier différent. Il fallait agir le même jour pour éviter le bouche-à-oreille et leur fuite tous azimuts. Le cinquième voyou présentait un visage angulaire de mauvais présage, de faux jeton. Georges le soupçonnait de posséder une arme cachée dans son vêtement. Il s’approcha de lui, et dans un réflexe anticipé d’autodéfense, l’homme mit la main à sa poche. Une erreur ! Georges lui décocha deux balles de Beretta. C’en était fini des revendeurs de drogues du cartel.

Il songea à revenir en Guadeloupe, car Bouillante lui manquait. Alors qu’il rejoignait son hôtel, un gamin l’atteignit à la cuisse d’un tir de pistolet, puis s’enfuit en courant, laissant Georges dans son sang, incapable de bouger. Le cartel embauchait même des adolescents pour assassiner.

Transporté à l’hôpital, il fut opéré et soumis aux questions de la police auxquelles il répondit par « Je ne sais pas, le gamin a dû se tromper de cible ».

La police rechercha le garçon, sans résultat, et continua à questionner Georges, hospitalisé depuis trois semaines. Il avait envie de changer d’air, mais était sous surveillance constante. Sa jambe le faisait moins souffrir, sans doute en raison des antibiotiques, mais il continuait à boiter. Impossible de fuir avec un policier devant sa porte et une jambe endolorie. Le gamin n’avait toujours pas été retrouvé, ce n’était pas un professionnel, sinon, il serait mort. Toute cette histoire l’emplissait de sombres pensées, il était devenu un yakusa, un assassin sur commandes. Il souhaitait chasser toutes ces mauvaises images de sa tête, mais c’était devenu impossible. Le cartel l’avait transformé en tueur impitoyable. À son tour, il serait tué, mais il voulait choisir son heure. Au bout d’un mois, l’hôpital autorisa sa sortie. La police continuait à le questionner, mais sa réponse demeurait constante depuis le début : « le jeune s’était trompé de cible. » Cela ne satisfaisait nullement la police canadienne qui, avec le fichier criminel mondial, le FBI, Interpol, connaissait les antécédents criminels de Georges, mais ne possédait aucune preuve concrète au Canada. Ce pays souhaitait démêler le vrai du faux, cet écheveau de contradictions et de silences qui embarrassaient l’enquête.

Un jour, Georges Ursus, reconnut le petit « Ostrogoth » qui l’avait blessé à la cuisse, posté derrière une automobile. Il était là pour achever le travail. Georges n’avait nulle envie d’éliminer cet ado de seize ou dix-sept ans… Il poursuivit son chemin jusqu’à un café, commanda une bière, demanda le téléphone et appela l’inspecteur de police qui l’avait interrogé. Le gamin était posté devant l’étal d’un poissonnier. Deux policiers l’entraînèrent rapidement pour lui poser des questions, avant de l’incarcérer pour tentative d’assassinat, dans un centre réservé aux adolescents.

Qui serait maintenant désigné pour l’abattre ? Car le cartel n’abandonnerait pas. Il resta au Québec, dans le même hôtel, en attendant la suite des évènements. Ceux-ci se précisèrent une semaine plus tard. Il observa la présence insistante de deux acolytes qui allaient et venaient sur le trottoir, en face de l’hôtel. La disparition du patron du cartel au Québec avait porté un sale coup au cartel de Mexico, obligé de recruter de pâles voyous dans les bas-fonds de Montréal. Ce n’étaient pas des professionnels, mais ils étaient dangereux par leur côté risque-tout.

La pluie s’était mise à tomber, abondante. Les deux malfrats, trempés, s’étaient mis à couvert sous le porche d’un petit immeuble. Georges attendit le moment propice. La pluie, qui tombait inlassablement, handicapait les projets du duo de tueurs, de très mauvaise humeur. C’était le moment d’agir, pour Balaou. Il sortit, avec des vêtements de pluie et un chapeau de feutre sur la tête. Ils n’y prêtèrent pas attention, préoccupés par leurs vêtements mouillés. Georges en profita pour envoyer ad patres les deux acolytes, à l’aide son silencieux, laissant les deux hommes gisant sur le trottoir, alors que les passants interloqués se dépêchaient d’aller plus loin. Les morts font toujours peur !

José Domingo Esposito n’avait plus besoin d’un yakusa. Georges Ursus en savait de trop, avait accompli trop de missions et, surtout, il était devenu terriblement dangereux pour le cartel de Mexico. Son élimination, programmée, devait être accomplie. Mais Balaou les avait surpris par sa faculté à se transformer en tueur implacable. Il avait prouvé sa dangerosité, en éliminant les candidats du cartel de Mexico. José Domingo Esposito imagina un nouveau programme pour l’abattre.

La neige était tombée sur toute la région où régnait un froid de canard. Les chasse-neige sillonnaient Montréal et les routes principales, les routes secondaires étant laissées au savoir-faire des automobilistes : pneus à neige, chaînes et vitesse réduite. Les retours au domicile étaient toujours très lents. Il n’était pas rare de trouver des voitures sur le bas-côté de la chaussée, abandonnées par leurs propriétaires. Des engins à moteur, montés sur des skis, parcouraient la campagne pour aider les automobilistes en difficulté.

Georges loua un chalet à une dizaine de kilomètres du centre de Montréal, pour échapper aux pièges du cartel. Au milieu de la forêt, il avait une vision complète de son environnement immédiat. Du bois avait été entreposé par le propriétaire. La grande cheminée, dans laquelle les bûches crépitaient avec de hautes flammes, réjouissait Georges qui n’était pas habitué à ce spectacle. Le matin, au lever, il inspecta soigneusement l’environnement ; cela lui permit de découvrir des oiseaux inexistants en Guadeloupe : geai bleu, gros-bec jaune à ailes noires, harfang des neiges, ce joli rapace, qui lui donnèrent envie de siffler.

Les tueurs du cartel ne s’étaient pas encore montrés, mais Georges s’attendait à une mistoufle de première main. Pour le moment, il savourait ce temps béni passé dans la forêt, le silence de la nuit, le passage d’animaux rares, tel l’orignal à la fois méfiant et curieux de voir de l’agitation dans le chalet. Le propriétaire lui avait signalé que l’ours noir était endémique au Québec, mais il n’en avait pas vu. Il lui avait loué le chalet avec de la subsistance pour quinze jours, eau, viande séchée, pâtes et riz, et reviendrait voir au bout de quinze jours s’il avait besoin de quelque chose. Les jours passaient sans que Georges aperçoive le bout du nez des tueurs du cartel de Mexico. Il en profitait pour réfléchir aux moyens de s’en sortir. Le propriétaire avait pris la précaution de faire poser des caméras tout autour du chalet, très isolé ; ainsi, Georges avait les moyens d’observer son environnement.

Une nuit, il entendit des bruits de moteur. Il sut que c’était son heure, se leva très vite, s’habilla chaudement et sortit du chalet avec son lance-grenade. Il attendit que les deux véhicules, montés sur des skis, s’avancent plus près du chalet. Les deux engins avaient pris leur distance. Georges balaya le paysage de son fusil en lançant en salve ses grenades. Il ne restait plus rien. Les vandales avaient péri. José Domingo Esposito, après son polochon, devrait manger son oreiller.

Georges fila à Montréal, avec la motoneige, regrettant son chalet dans la forêt. Il prit un hôtel près du Saint-Laurent. Pour l’instant, personne ne savait qu’il était là, mais il était conscient que cela ne s’arrêterait pas si facilement. Il sortait tous les jours sans se cacher, meilleure façon de contrôler la situation. Au bout de onze jours, il se rendit compte que les hommes du cartel l’avaient retrouvé. Une Ford noire voyageait de haut en bas de la rue, deux hommes à l’intérieur, deux autres sur le trottoir ou au café du coin. C’était clair, il fallait s’en débarrasser au plus vite. Georges allait pratiquer la méthode du prélèvement et commencer par les deux sbires du trottoir. Le silencieux de son Beretta vissé sur le canon, il observa par sa fenêtre les deux truands adossés à la vitrine du café. Il visa soigneusement, le premier assassin s’écroula sur le trottoir, et à peine était-il allongé que le deuxième s’écroula devant le café. Comme d’habitude, les passants les enjambèrent en hurlant et s’enfuirent, la peur au ventre.

Le premier prélèvement effectué, il restait la Ford noire. Georges prépara son lance-grenade et attendit le passage de la Ford occupée par le chauffeur et son homme de main. Ils devaient se relayer, car cette voiture passait et repassait inlassablement. À trois heures du matin, nouveau passage. Plus personne dans la rue, le café était fermé depuis longtemps. C’était le moment idéal. Georges visa l’automobile et pressa sur la détente. Une flamme de plusieurs mètres de hauteur détruisit complètement la Ford et ses occupants.

Très vite, craignant l’arrivée de la police, il rangea ses affaires, sortit de l’hôtel devant un personnel traumatisé par cette explosion. Il se réfugia sur une barcasse arrimée à un anneau, le long du quai. Pour l’instant il restait maître du jeu. Vers dix heures du matin, il sortit de l’embarcation, prit l’autobus en direction de la banlieue sud. Il s’arrêta à Brossard, jolie ville au bord de la rivière Saint-Jacques, offrant des intérêts multiples pour la population. Il loua une petite maison confortable au bord de l’eau, emprunta du matériel de pêche et jeta des appâts dans l’eau vive. La rivière était poissonneuse. Georges pêcha notamment une alose – sorte de hareng –, le poisson de mer venant se reproduire dans les eaux douces. Il était heureux de pouvoir cuisiner des poissons de rivière, ce qui le changeait de ses habitudes. L’alose fut délicieuse !

Il n’eut pas le temps de retourner vers la rivière, car les tueurs du cartel l’avaient déjà retrouvé. Leurs kalachnikovs crachèrent leurs projectiles sur les murs de la maison, mais c’était des amateurs qui restaient groupés. Georges en profita pour les arroser avec son lance-grenade. Après la détonation et les flammes, il ne resta rien qu’un désert blanc.

Une fois de plus, il déménagea dans une petite ville reflétant calme et tranquillité, au sud de Montréal, à Pincourt-La-Paisible, où il loua un chalet à flanc de montagne. Il ne lui restait plus que deux grenades. Cela devenait critique. Ils risquaient de le retrouver, de plus en plus vite, grâce à une multitude d’informateurs.

Il resta quatre jours à Pincourt-La-Paisible, puis devant le danger imminent, se rendit à l’aéroport pour s’envoler vers Haïti. À Port-au-Prince, en plus du climat tropical, il découvrit une misère endémique. Des bidonvilles avaient été construits dans une grande partie de la ville. Le tremblement de terre de janvier 2010 avait occasionné trois cent mille morts. Il trouva une case en tôle, parmi une centaine d’autres. Il espérait bien, qu’ici, ils ne le retrouveraient pas…

Durant cinq mois, il ne fut pas inquiété et décida, alors, de naviguer avec un trafiquant, sur un petit caboteur de neuf mètres. Zakarie vendait de l’alcool, du rhum blanc, à des prix très bas, ce qui lui laissait toutefois un substantiel profit. Il vendait également du tabac venant d’Haïti et de la marijuana, mélange de fleurs séchées finement hachées, une drogue qui se fumait beaucoup aux Antilles. Zakarie Malherbe et Georges Ursus allaient de petites îles en petites îles, autour d’Haïti : l’île de la Tortue, l’île de Gonâve, l’Île-à-Vache. La marijuana plantée tout autour de la case de Zakarie produisait beaucoup et l’enrichissait. Son bateau était armé de deux pistolets mitrailleurs, la zone étant peu sûre et infestée de pirates. La présence de Georges était un atout majeur pour Zakarie, mais le fait de se déplacer ainsi le signalait irrémédiablement aux renifleurs du cartel, toujours aux aguets.

Ils étaient partis livrer du rhum, du tabac et de la marijuana, sur l’île de Gonâve. Arrivés à deux miles du port de Zetwa, un hors-bord fonça littéralement sur eux. À une centaine de mètres, les occupants du hors-bord tirèrent des salves de kalachnikovs, trop loin pour atteindre le bateau de Zakarie. Avec Georges, ils empoignèrent les pistolets mitrailleurs, qui avaient la faculté de tirer beaucoup plus loin que les kalachnikovs. Le bateau en caoutchouc des agresseurs, percé en plusieurs endroits, commença à couler, entraîné par le poids de son moteur.

Georges se posa des questions : les agresseurs étaient-ils des pirates ou des hommes de main du cartel ? God quaestio ? Il savait que le cartel n’en avait pas fini avec lui. Au milieu du bidonville, il était introuvable, mais là, lors de ses déplacements maritimes, il était visible. Trop visible. Le Bombard englouti par l’océan, il ne resta aucune trace des évènements.

Zakarie était content de s’en être sorti sans bobos pour eux-mêmes. La vente des produits illicites effectuée, ils retournèrent à Port-au-Prince. Zakarie décida d’augmenter son matériel. Georges avait toujours son lance-grenades de quarante millimètres et deux grenades sur la bande, pour l’automatique. Échaudé par cette attaque-surprise survenue à Zetwa, Zakarie se procura auprès de truands qu’il fréquentait deux bandes pourvues de six grenades chacune. C’était comme une mitrailleuse, l’outil pouvait envoyer un seul projectile ou agir comme un automatique : toutes les roquettes pouvaient être éjectées automatiquement en quelques secondes, jusqu’à une distance de deux mille mètres. Il revint un soir avec le lance-grenades et quatre bandes d’éjection qu’il avait achetées à un Dominiquais. Georges ne sut jamais le prix qu’avait payé Zakarie. Cet engin pesait quarante kilogrammes. Zakarie le déposa avec précaution dans la cabine fermée à clef, de son petit caboteur. Georges lui apprit le maniement de ce lance-roquettes provenant sans doute de l’époque révolutionnaire d’Haïti, après les Duvallier, quand les armes circulaient aisément, ou encore issues de la dernière guerre.

Un mois plus tard, les deux complices se dirigèrent vers l’Île-à-Vache, au large de Port-de-Paix, où ils devaient livrer une importante quantité de marijuana à un notable de l’îlot, une opération très rentable. À trois miles de Port-de-Paix, ils furent attaqués par deux canots pneumatiques occupés chacun par quatre hommes. Ce n’étaient pas des pirates, mais bel et bien des sbires du cartel qui ne s’attendaient pas à atteindre le paradis aussi vite. Zakarie et Georges envoyèrent une roquette sur chaque embarcation, pulvérisant les canots et ôtant toutes vies, dans un tonnerre de flammes et d’explosions perçu jusque Port-au-Prince. Georges laissa croire à Zakarie qu’il s’agissait d’attaques de pirates de la Caraïbe.

Le soir même, Georges embarquait sur le petit caboteur de Zakarie en direction de la Jamaïque, avec vingt kilogrammes d’herbes dont les Jamaïcains sont friands. Zakarie, mit le cap sur Kingston, à deux cent quatre-vingt-quinze miles de Port-au-Prince, à seize heures de navigation. Georges aurait un peu de répit en attendant que les renifleurs du cartel soient à nouveau à ses trousses.

Kingston, la capitale, offrait de nombreux gîtes. Quelques Jamaïcains parlaient encore français, étant eux-mêmes d’origine française. Au cours de l’histoire, ils avaient été aidés par l’Angleterre pour fuir la France. Huguenots, chassés par l’église et la royauté, ils s’étaient retrouvés à la Jamaïque, où, aux pieds des Blue Mountains, les plus hautes montagnes des Antilles, ils avaient prospéré dans l’agriculture.

Très vite Gorges Ursus et Zakarie  trouvèrent un gîte chez Albert Galoy, qui parlait un français du XVIIe siècle, comme au Québec. Albert devina la volonté de Georges de se fondre dans la population. Zakarie, un habitué de Kingston, venait quelquefois ravitailler un gros trafiquant de l’île en marijuana. Il rassembla les trois plus gros trafiquants de la Jamaïque et ils arrivèrent à un consensus. Zakarie vendit tout. Se félicitant de la réussite de cette opération, il acheta du Worthy Park, un rhum jamaïcain titrant cinquante-neuf degrés, qu’il appréciait tout particulièrement et valait plus de cent euros, en Europe.

Les deux complices allèrent à la pêche, et marlin et espadon payèrent largement la pension due à Albert. Deux lance-grenades restaient à portée de main pour le cas où des individus mal intentionnés auraient des idées derrière la tête.

Attablés au Kingston Club devant un rhum de qualité, Georges Ursus et Zakarie Malherbe conversaient de tout et de rien, quand soudain un homme s’approcha de Zakarie et lui tira une balle dans le thorax. Rapidement amené à l’hôpital et opéré, le chirurgien constata que le cœur n’avait pas été touché. La balle était entrée dans son poumon droit. Ce n’était pas un sbire du cartel qui aurait fait cette erreur, c’était sans aucun doute un distributeur mécontent de la distribution de la marijuana, ou un planteur jamaïcain qui ne voyait pas d’un bon œil ce concurrent venu d’Haïti. L’opération du poumon requit temps et précision de la part d’un chirurgien, formé à une technique moderne de chirurgie militaire américaine.

Un mois plus tard, Zakarie sortit de l’hôpital, mais il dut rester au repos durant deux mois encore. Il révéla à Georges qu’il avait reconnu le tueur, un grossiste important de Negril, septième port mondial de commerce et site touristique important en Jamaïque, où la drogue était une matière première. Georges Ursus demanda à Albert de lui trouver un ou deux spadassins pour régler définitivement le compte de ce trafiquant. Zakarie devait être vengé, c’était une question d’honneur pour Balaou.

Albert voulut absolument s’engager à ses côtés. Ils prirent le bus longeant la côte jusqu’à leur destination : Negril. Hermann Jonhson, l’homme à abattre, propriétaire d’un bordel et d’une maison de jeu, jouait sur tous les tableaux. La drogue était son passe-partout pour régler ses affaires à Negril. Il n’avait pas toléré que Zakarie lui vole une partie de son trafic. C’était un yakusa, il réglait ses affaires lui-même. Il ne lui serait pas venu à l’esprit de recourir à des hommes de main. Ayant appris les transactions de Zakarie en collaboration avec trois autres trafiquants jamaïcains, il était entré dans une colère à démolir les meubles du salon. Une seule solution : balayer devant sa porte. Il s’était rendu à Kingston, avait localisé Zakarie et lui avait tiré une balle dans la poitrine. À leur tour, Georges et Albert voulaient lui rendre une visite d’amitié.

À Negril, il ne fut pas difficile de repérer Hermann, dont la réputation n’était plus à faire. Ils se rendirent dans son établissement et burent du rhum ambré, en observant les tables de jeu. Hermann faisait la navette entre son bordel et sa maison de jeux, ne laissant rien au hasard. Dans l’un et l’autre, marijuana et autres produits prohibés étaient écoulés par le barman. Toujours encadré de deux gorilles peu commodes, il était difficile à approcher. Mine de rien, les lieux avaient été transformés en forteresses : gardiens à l’extérieur, nervis serviles, dociles et dangereux, armés de neuf quarante-cinq dans la poche de leur veston, toujours prêts à le sortir au moindre problème. Jonhson avait fait modifier l’établissement de jeu pour qu’un appartement lui soit aménagé au premier étage. C’est pendant les deux cents mètres du parcours entre le lupanar et la maison de jeux qu’il serait le plus vulnérable, mais avec un inconvénient majeur : le parcours se faisait à pied ! Attaquer sur le trottoir causerait des dommages collatéraux, des passants innocents risqueraient d’être fusillés en même temps qu’Hermann et ses sbires.

Ils retournèrent à Kingston, discutèrent de leur projet avec Zakarie, bloqué au lit, qui enrageait de ne pouvoir collaborer avec eux durant encore de longues semaines. La partie était donc plus difficile que prévu : ils ne s’étaient pas attendus à ce qu’Hermann Jonhson fasse ce court trajet à pieds, entouré d’une dizaine de spadassins. Il fallait réfléchir longuement, ne pas s’emballer.

Quelques jours plus tard, Albert Galoy, tout en humant son verre de rhum, dit :

— Je crois avoir une idée. Nelly O’Brien, sœur de Peggy, une prostituée du lupanar de Jonhson est décédée des suites d’un accident vasculaire cérébral lié à sa forte consommation de crack. Nelly n’a jamais oublié sa sœur et serait prête à tout pour jouer un mauvais tour à Hermann.

Ils allèrent jusqu’à son domicile, une case en bois sur pilotis au toit en tôles, typique des Antilles, située sur les hauteurs de la colline. Nelly, qui se balançait tranquillement sur un rocking-chair, fut surprise de l’apparition des deux hommes. Elle connaissait Albert, se leva et l’embrassa. Elle regarda Georges fixement d’un air interrogateur.

— C’est un ami, Nelly, tu peux lui faire confiance.

Nelly O’Brien était d’une beauté remarquable. Métis, elle attisait les envies avec son corps parfait. Ses jambes auraient dû être inscrites dans les records de beauté du Guinness. Elle sortit une bouteille de Worthy Park et trois verres, un citron vert et du sirop de canne pour fabriquer un punch. Georges préféra un rhum sec.

— Nelly, nous avons une proposition à te faire. Mon ami est en froid avec Hermann Jonhson qui a blessé son équipier Zakarie, alité chez lui. Tous les deux, nous voulons donner une leçon à ce voyou, et nous avons pensé à toi.

— Pourquoi moi ?

— Parce que tu ne le portes pas dans ton cœur et que toi aussi, tu aurais envie de lui jouer un tour à ta façon. Voilà de quoi il s’agit : nous sommes allés à Negril pour lui régler son compte, mais c’est à la fois impossible dans ses deux établissements et sur le trajet qui les sépare, à cause de risques collatéraux sur les passants. Nous avons pensé que tu pourrais jouer un rôle important dans notre scénario. Tu es très belle Nelly, tu n’aurais aucune difficulté à l’aguicher dans sa maison de jeux.

— Vous voudriez que je couche avec cette ordure ?

— À toi de voir, Nelly ! Ce que nous voulons c’est que tu sois assez proche de lui pour lui mettre une balle dans la peau.

— Eh ! Vous voyez grand !

— Tu es la seule à pouvoir éliminer ce sale type, tout en vengeant ta sœur.

— J’ai besoin de réfléchir, Albert. Reviens la semaine prochaine. See you soon.

Georges était inquiet, il craignait qu’elle refuse, ce qui mettrait leur plan à terre. Durant une semaine, ils bavardèrent de tout et de rien, jouèrent aux dominos en buvant du rhum.

Le mardi suivant, Nelly se présenta chez Albert et sans préambule annonça :

— Bon ti mal, c’est d’accord. Quand allons-nous à Negril ?

— Doucement Nelly, il faut élaborer un plan d’action parfaitement huilé, et t’apprendre à tirer au pistolet, ce qui demande un entraînement. Le recul de l’arme, la justesse de tirs, la vitesse d’exécution ne sont pas innés.

Il fallait qu’elle soit capable de tirer instinctivement pour éviter qu’Hermann lui subtilise le pistolet, avant toute tentative. Pour acquérir de l’expérience, Nelly s’entraîna sur la colline, quinze jours durant et plusieurs heures par jour. Albert connaissait des trafiquants d’armes et acheta des balles de neuf millimètres.

Quand elle fut prête, ensemble ils ressassèrent les actions à venir. Tout d’abord, aller au Negril avec le petit caboteur de Zakarie, pour être moins voyants, et prendre une chambre d’hôtel à proximité de la salle de jeux. Nelly se ferait remarquer en jouant, la mouche devrait ferrer le poisson.

Au jour prévu, ils embarquèrent sur le caboteur. Nelly, qui n’avait jamais navigué, fut malade durant toute la traversée. Arrivée à Negril, elle se coucha de suite pour se remettre des émotions que lui avait causées le mal de mer et reposer son estomac. Après un bon sommeil et une bonne douche, elle fut de nouveau en pleine forme. Elle s’habilla d’une robe courte et de chaussures à hauts talons. Un corsage échancré laissait apparaître une poitrine généreuse qui titillait les désirs de ces messieurs, et ses cheveux noirs défrisés tombaient sur ses épaules. Elle était superbe. Hermann ne pourrait que succomber à la tentation. Elle s’installa à la table de craps, jouant jusqu’à tard dans la nuit. Elle ne gagnait pas, mais ce n’était pas important, c’était pris sur le gain de Zakari, avec la marijuana. Il l’alimentait en monnaie, régulièrement. Onze jours se passèrent, sans voir Hermann. Puis, un soir, il se présenta à la table.

— Je vous observe, lui dit-il, vous perdez beaucoup depuis quelques jours. Vous devriez faire attention.

De la part d’un tenancier d’un salon de jeux, c’était surprenant. Le poisson était-il ferré ?

— Puis-je vous inviter à boire une coupe de champagne, lui dit-il ?

— Non, il est trop tôt, répondit Nelly, je vous remercie.

Il tourna le dos et remonta à l’étage. Chaque soir, il passait à la table et proposait des alcools, ou plus discrètement des produits euphorisants. Elle refusait à chaque fois. Cela dura plus d’un mois jusqu’au moment où il lui proposa de dîner dans son logement, au premier étage. Elle accepta avec un large sourire, ses dents blanches mettant en relief un joli visage. Elle monta l’escalier avec la grâce et la souplesse d’un chat. L’appartement était spacieux et richement meublé. Il la fit asseoir et lui servit une coupe de champagne. Un serveur déposa sur la table un colombo de chèvre accompagné de riz et de pois Gungo, pois d’Angole, et du champagne. Durant tout le repas, il la complimenta sur sa beauté. Après le dessert, il s’approcha et l’embrassa dans le cou. Malgré son dégoût, elle ne résista pas : elle avait un rôle à jouer. Il alla plus loin en la caressant. Elle se lova contre lui, artifice nécessaire à son jeu de rôle. Voyant son stratagème aboutir, elle se déshabilla lentement pour le décontenancer et faire monter sa tension. Il la regarda, avide, pressé de la posséder. Nue, elle s’approcha de la chaise, ouvrit son sac, attrapa le Beretta muni de son silencieux et avant qu’il ait fait un geste, une balle lui perfora le thorax et il tomba à la renverse. Elle s’approcha et tira à nouveau, dans la tête. Mister Hermann Jonhson fut out !

Elle se rhabilla en songeant à sa sœur et attendit une bonne demi-heure pour ne pas éveiller les soupçons du garde du corps, resté à l’extérieur de la chambre, avant de sortir, les reins cambrés et la démarche toujours aussi féline. Elle dit au garde en faction qu’Hermann ne voulait pas être dérangé. Une fois dans la salle de jeux, elle sortit très vite, rejointe par Albert et Georges. Arrivés au port, ils embarquèrent sur le caboteur de Zakarie, et Nelly avala un comprimé contre le mal de mer. Ils ne parlèrent pas. Aucune question, ils savaient. D’ici une ou deux heures, le corps serait découvert. Les sbires allaient passer au peigne fin les environs pour la retrouver, les hôtels, les gîtes, avant de penser au bateau. Les deux hommes se préparèrent, en sortant leurs armes lourdes de la cabine. Dans la baie de Kingston, un chalutier vint à leur rencontre, Albert et Georges firent feu. Les lance-grenades portant à plus de deux mille mètres, le chalutier touché se coucha sur tribord. Une nouvelle salve lui donna le coup de grâce, et il s’enfonça dans l’eau de la baie, avec ses occupants. La vitesse d’exécution leur avait donné la primauté sur les voyous du chalutier.

Arrivé à la maison, Georges se décida à leur révéler la vérité : le cartel de Mexico cherchait à le tuer. Jusqu’à maintenant, il leur avait échappé, mais pour combien de temps encore ? Les attaques qu’ils avaient subies étaient dues au cartel et non aux pirates des Caraïbes. Zakarie n’était toujours pas convaincu. Il décida d’accompagner Georges jusqu’en Guadeloupe avec le petit caboteur et fit le plein de carburant, puis il prit le large dès la sortie de la baie de Kingston. Mille six cent soixante kilomètres approximativement à parcourir, donc environ cinq à sept jours pour arriver à Bouillante. Avec deux cents litres de carburant stockés dans la cale, il pouvait assurer cette longue traversée en y ajoutant un ravitaillement à Haïti et à Saint-Kitts, avant d’aborder la Guadeloupe. La mer était calme, le petit caboteur naviguait tranquillement, quand une grande vedette de débarquement vint dans leur direction.

— Les flibustiers ! hurla Balaou.

Celui-ci ajusta la vedette avec son lance-grenade et appuya sur la gâchette. La vedette explosa et sombra avec les pirates, dans l’océan profond. Zakarie tira avec lui pour déchirer la coque du navire des flibustiers, occasionnant son naufrage. Pas de barcasse de secours, ils se noyèrent avec le bâtiment…

Le cartel de Mexico, avec José Domingo Esposito, avait décidé de lui laisser momentanément le licol sur le cou. Ils connaissaient l’endroit où le retrouver sans peine, la Guadeloupe n’était pas si grande. Balaou avait déjoué tous les plans conçus pour l’assassiner et causer des dégâts considérables pour l’organisation à Montréal. Ils lui donnèrent plusieurs mois de répit, avant l’estocade finale. Georges Ursus n’était pas dupe et connaissait les méthodes du cartel, ce silence et cette apparente tranquillité n’auguraient rien de bon à son endroit. À une journée de la Guadeloupe, ils pêchèrent une dorade coryphène. Elle serait vendue en arrivant à bon port.

— Balaou, c’est Balaou, crièrent les pêcheurs et les riverains de Losteau. Ki koté w’ té yé lui demandèrent ils, mwen te ale wè  Zakarie zanmi mwen an e mwen te pasé plizyè mwa avèk li.

— J’ai été voir mon ami Zakarie et j’ai passé plusieurs mois avec lui. Ils s’assirent à une table de Man Bèbè qui leur amena une bouteille de Bologne et un verre d’eau glacé. Zakarie alla chercher la dorade pour la découper à la demande et la vendre à la sauvette. Ils eurent largement de quoi, le soir venu, manger des grillades préparées par Man Bèbè, avec suffisamment de piment pour boire deux verres de rhum chacun. Invités par des pêcheurs attirés par leurs éclats de rire, ils s’installèrent pour d’interminables parties de domino.

Chaque jour, ils partaient à la pêche. Ce n’était pas toujours gagnant, il y avait des jours sans, mais ils étaient contents de naviguer. Man Bèbè organisa un tournoi de domino moyennant dix euros d’inscription, en promettant un mouton pour le vainqueur. Simon Balard serait là pour animer la soirée avec les joueurs de ka, les danseurs viendraient tous seuls et envahiraient spontanément la piste de danse sur le trottoir et la chaussée. Ce fut un succès, comme d’habitude. Les soirées de Man Bèbè étaient très suivies à Bouillante. Ti Boug La, c’était exceptionnel, participait au tournoi. Les dominos claquaient sur les tables et les verres de rhum étaient rapidement avalés, la tête en arrière. Sur les sons du gwo ka[8]Balaou se leva le premier et dansa, bientôt rejoint par Jilyet, provoquant le marqueur, le buste penché, les mains sur les hanches et un pied sur le tambour, obligé de suivre son rythme. Le vainqueur du tournoi, une fois n’est pas coutume, fut Gwo Lisyen qui tira sur la corde du mouton accompagné par les rires de toute l’assemblée.

— Woulo Lisyen w’ te genyen po a[9], bravo Lucien tu as gagné le gros lot.

Les journées se passaient ainsi entre la pêche, les parties de dominos, le rhum et le gwo ka qui permettait de se défouler, en bougeant son corps sur des rythmes ancestraux venus d’Afrique. Ce jour-là, ils étaient partis à la pêche à proximité d’Antigua. Le moteur s’arrêta. Impossible de le remettre en route, le Ka W’ Fe dérivait inexorablement. Balaou lança un message de détresse. Très vite, un petit remorqueur arriva. Un marin lança un câble que Georges accrocha à la proue.

Une heure plus tard, ils entraient au port de Saint John’s. Antigua se situant à soixante-quatre kilomètres de la Guadeloupe, ils auraient pu y retourner rapidement, mais ils préférèrent attendre le diagnostic du mécanicien de marine du port. L’analyse fut précise : il fallait changer de moteur. Faire venir les pièces coûterait plus cher en démontage, remontage qu’un moteur neuf. Balaou et Zakarie avaient tous deux des bateaux, ils comprenaient le problème. Pour recevoir un moteur depuis les États-Unis, il fallait compter un délai d’une dizaine de jours. Les deux compères s’associèrent pour assumer les frais : deux cent mille euros pour l’achat du nouveau moteur, s’ajoutant aux frais engendrés par le démontage de l’ancien, le montage et l’essayage du nouveau, soit un coût total de trois cent mille euros peu ou prou. Balaou et Zakarie prirent leur mal en patience. Georges ne connaissait Antigua que de nuit, pour des livraisons de stupéfiants. Il en profita pour découvrir l’île de long en large.

Assis à la terrasse de l’Amazing Coffé, ils regardaient l’océan lorsque deux jeunes voyous s’approchèrent d’eux, ricanants et menaçants. Zakarie se leva et infligea une raclée à celui qui était le plus près de lui. Le deuxième prit la fuite. C’était la première fois que Georges voyait Zakarie en colère et il faisait mal, le bougre ; il cognait fort ! Ils reprirent leur conversation devant leur verre de rhum. Le mécano de marine les avisa que leur moteur arriverait dans quarante-huit heures. Deux jours pour l’installation, un jour d’essai et ils pourraient repartir vers la Guadeloupe, ce qu’ils firent six jours plus tard, après un déjeuner au Saint John’s.

Le port de Losteau fut atteint à vingt heures, après une navigation sans histoire. Les bonnes habitudes ne se perdant pas, après avoir accroché le Ka W’ Fe à l’anneau d’amarrage ils allèrent chez Man Bèbè avaler deux ou trois verres de rhum, tout en racontant aux pêcheurs présents leur mésaventure au large d’Antigua et la pose du moteur neuf venu spécialement des États-Unis. Ils avalèrent une daube de requin, préparée par Man Bèbè, avec deux verres rhum blanc, entourés de pêcheurs bavards et rigolards. L’un d’eux fumait un cigare qu’il avait dû payer une fortune — vu sa grosseur et sa longueur — muni d’une bague colorée indiquant sa provenance. L’odeur de la fumée était caractéristique du Havane, sans doute un Cohiba à quarante euros pièce ! La soirée était agréable, un petit vent du large rafraîchissait l’atmosphère, les langues se déliaient et le rhum déclenchait des explosions de rires autour d’histoires de femmes. Alex arriva avec son tambour. Du coup, Gwan Klou alla prendre le sien perché en haut de l’étagère de l’épicerie de Man Bèbè, et leur prestation changea l’atmosphère de la soirée : Balaou se leva, jeta ses jambes en avant, buste courbé, mains sur les hanches. Ses pieds frappaient le sol au rythme du marqueur. Il tournait sur lui-même, pliait les jambes jusqu’à tomber, se redressait en levant les bras. Jilyet répondait au son des tambours, en jupe courte de madras, virevoltait, laissant entrevoir un dessous blanc, le haut du corps subtilement ajusté par une écharpe qui cachait sa poitrine. Elle était la reine du gwo ka. Ses performances étaient toujours appréciées des Bouillantais, ses déhanchements et ses provocations envers les Tambouyés déclenchaient les applaudissements des spectateurs admiratifs du gwo ka, très souvent danseurs eux-mêmes.

Balaou retourna à sa table, se versa un verre de rhum et le porta à ses lèvres. Il n’eut pas le temps de le boire. Un coup de feu claqua, troua la nuit malgré les sons des tambours. Balaou s’écroula, transpercé par les balles d’un assassin du cartel. Celui-ci, resté invisible, s’enfuit, décrocha la corde de l’anneau d’amarrage, mit le moteur en marche, recula jusqu’au bout du quai, avant de faire demi-tour et de foncer vers le bateau de plaisance qui l’attendait à trois miles des îlets Cousteau.

Il arriva près du bateau où des voyous l’aidèrent à y monter l’annexe, puis l’abandonnèrent en pleine mer. C’était la règle au cartel : pas de témoin. Le pilote piqua droit sur la Dominique, et quarante minutes plus tard, il arrima son bateau à Roseau. Un pilote de la Faithfull Air les attendait. Ils embarquèrent sur un vieil Embraer à hélices pour Santo Domingo, pour rejoindre un jet privé du cartel, en direction de Mexico.

Zakarie ne voulait pas de problème. Il détacha son zodiac de l’anneau d’amarrage de Losteau et mit son bateau en route vers Haïti. La douane stoppa son bateau à la limite des eaux territoriales et le raccompagna jusqu’à Basse-Terre où il fut longuement interrogé par la police. Il se livra complètement. Il n’avait été qu’un témoin, beaucoup pouvaient en attester chez Man Bèbè, au moment du drame. Il raconta ce qui s’était passé depuis Haïti, sans omettre de signaler ce que lui avait dit Balaou, et resta à la disposition de la police durant quarante-huit heures, pour les vérifications d’usage. Durant ce temps, son bateau fut inspecté par la douane, le chien renifla la marijuana, mais la cale était vide de tout produit prohibé. Les fusils étaient bien cachés. Les autorités d’Haïti confirmèrent que Zakarie était un trafiquant de marijuana à ses heures, dans les îles, autour d’Haïti, mais qu’elles n’avaient pas connaissance de trafics plus poussés.

Zakarie était libre. Il reprit la mer en direction de son pays, triste d’avoir perdu son ami. Les autorités canadiennes livrèrent sans réserve les informations capitales qu’elles détenaient sur les agissements de Balaou, tant en Guadeloupe qu’à la Martinique, Haïti, la Jamaïque, le Canada à la police de Basse-Terre. Ces révélations furent livrées à la presse, avec l’aval du procureur. Le dossier fut classé.

Qu’était-il arrivé à Georges Ursus ? Chacun, dans le bourg, se posait la question. Il était pourtant sans histoire, Georges, pêcheur depuis son adolescence, blagueur, champion de dominos, amateur de ti punch et danseur de gwo ka. France-Antilles-Guadeloupe, le journal régional, relata cette affaire et se livra à de multiples suppositions. La gendarmerie ne révéla rien. « Georges Ursus, dit Balaou, le pêcheur de Losteau », titrait France-Antilles-Guadeloupe, « a été retrouvé mort assassiné près de sa case, sur le morne[10] de la Source. Bouillante est sous le choc, les gendarmes enquêtent ! »

C’était un drame également pour Gwo Lisyen, qui n’avait plus de travail. L’Amicale des Pêcheurs de Bouillante lui promit un emploi si elle remportait l’adjudication du Ka W’ Fe de Georges Ursus. Celui-ci était sans famille, son bateau et le petit hangar réfrigéré seraient bientôt mis aux enchères. Pierre Langford, Blanc pays né à Bouillante, était sur les rangs. Également propriétaire de centaines d’hectares de caféiers et de bananiers gérés par son fils, il souhaitait renforcer sa petite flottille de deux bateaux, avec le Ka W’ Fe. Il avait toutes les chances de remporter les enchères. C’était l’une des fortunes de Bouillante et de la Basse-Terre. Ce fut une énorme surprise lorsque l’Amicale des Pêcheurs de Bouillante remporta les enchères. Ses membres avaient été moins stupides que l’on pensait. La banque leur avait fait confiance. Gwo Lisyen embarquerait chaque jour avec Lisyen Cassius, dit Ti Boug La, qui deviendrait le locataire du Ka W’ Fe jusqu’au remboursement des enchères. Gwo Lisyen avait retrouvé du travail et, en plus, il naviguait jusqu’à Antigua. Quand ils avaient pêché un marlin ou un espadon, le lendemain ils faisaient relâche, se retrouvaient devant l’épicerie de Man Bèbè. Gwo Lisyen découpait avec dextérité le poisson. Ti Boug tenait la balance, sa présence attirait la clientèle. Contrairement à beaucoup de Créoles, il ne buvait pas ou très peu de rhum et ne fréquentait pas les cafés. Les pêcheurs de l’association lui faisaient confiance. En quelques mois, il remboursa le prix de l’adjudication et il fut prêt à acheter à crédit le Ka W’ Fe, avec l’accord de l’association des pêcheurs de Bouillante. Le tandem Ti Boug, Gwo, Lisyen était une réussite, ils s’entendaient comme larrons en foire.

Beaucoup de pêcheurs de l’association pêchaient les balaous[11], poissons côtiers au long bec avec des saintoises, avec des canots trop petits pour la pêche au gros. Avec leur bateau adapté, ils pouvaient couvrir beaucoup plus de miles qu’une saintoise. Floryse Duchemin, qui tenait la librairie du bourg, n’avait d’yeux que pour Ti Boug. Il avait bien remarqué le manège de la jeune femme, mais n’était pas prêt à s’engager. Il venait de construire sa case dans les Hauts de Malendure et d’acheter, à crédit, son bateau. Se marier trop vite aurait été une erreur, mais il n’excluait pas des relations protégées pour éviter l’arrivée d’un bébé qui ruinerait sa stratégie personnelle sur son avenir. Floryse, fille noire aux yeux brillants, lui plaisait bien. Il attendit un temps pour lui parler, lui proposer de venir quelques fois chez lui, en attendant le bon moment pour se marier à l’église de Pigeon, devant le père Sébastien, un chaben qui jouait du tambour durant la messe dite entièrement en langue créole. Il n’avait jamais renié ses origines africaines. Il comprenait parfaitement ses fidèles, les exonérait par ses prières dédiées à Dieu, de leurs péchés. Les Bouillantais l’adoraient pour sa bonté, sa justesse d’esprit et ses judicieux conseils de vie. C’était un saint homme, un ascète dont il avait le profil, mince comme un clou avec de cheveux longs retombant sur le cou et sur ses épaules. 

Bien des mois plus tard, la gendarmerie de Bouillante livra aux journalistes un rapport qui fit sensation. Le procureur de la République, en réponse à leurs questions, leur donna quelques morceaux de sucre à croquer. Georges Ursus avait été assassiné par des trafiquants de drogue, lui-même largement engagé dans le réseau à l’origine de son assassinat. Georges était passé maître dans l’art de la dissimulation, personne n’avait pu cerner sa véritable personnalité. La gendarmerie reconstitua, avec l’aide de la police canadienne, l’exactitude de ses activités, ses points de chute, la façon dont il était parvenu à masquer toutes ses activités criminelles depuis des années. Balaou devint ainsi une légende sur la côte sous le vent !

 

 



[1] Nœud : vitesse utilisée par la marine égale à 1832 mètres.

[2] Marlin : poisson des mers chaudes, voisin de l’espadon.

[3] Miles : distance marine également à 1832 mètres

[4] Bologne : rhum produit dans la plus vieille distillerie de la Guadeloupe.

[5] Ka W’ Fe : littéralement « Qu’est-ce que vous faite ? » ou « Bonjour. »

[6] Bouillante : ville de la côte sous le vent en Guadeloupe.

[7] Chaben (ou chabin) : individu issu d’un métissage entre un Blanc et un Noir, et très clair de peau.

[8] Gwo ka : musique traditionnelle de Guadeloupe sur la base de rythmes de tambours.

[9] Créole haïtien.

[10] Morne : dans les Antilles, désigne une petite montagne.

[11] Balaous : Poissons vifs, argentés, côtiers au long bec.

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