LA FLEUR DU GHARB, roman de Ali GADARI auteur
C'est un roman de 109 pages, des histoires, des anecdotes sur mon village, sur ma famille, des poémes, des pensées, des choses toutes simples, mais tellement importantes
LA FLEUR DU GHARB
Ali GADARI
Que pouvais-je dire de plus ? Il
y avait des heures que ce gendarme aux joues bien rasées et à l’impeccable
uniforme me titillait le cerveau et le moral par
des questions cent fois répétées. La fatigue se faisait plus grande, j’avais
mal au dos, ma position sur la chaise n’était
inconfortable. Que voulait-il à la fin, je lui avais tout dit. Je n’avais
rien vu, rien entendu. j’étais attablé avec ma famille devant une chorba bien chaude, la soupe
marocaine traditionnelle du Ramadan suivie de baklawas au dessert, au milieu
des rires et des éclats de voix. La télévision allait
autoriser l’heure du repas,
chacun patientait, assis sur les canapés. Le gendarme s’agaçait
de ne pas avoir de résultats. Comment
pourrais-je lui en donner, d’ailleurs ? Je recommençais mon récit : A dix- neuf heures, avec Driss, j’avais fermé le portail, allumé les lampes dans la
cour et j’étais rentré dans la maison pour regarder
l’écran avec le reste de la famille. Après dîner
j’avais allumé ma pipe, tiré sur le tuyau en aspirant la fumée, Détail qui énervait l’adjudant -chef qui
se nommait Abdelatif Makhrouch et prenait son travail très au sérieux. Il m’avait ciblé d’emblée, moi
l’étranger, un français dans le douar. Ce ne
serait pas surprenant que je sois l’auteur du
viol d’Hanae, qui avait
été transportée à l’hôpital de Kénitra. Lors
des examens, le médecin avait constaté le viol avec violence qu’elle avait subi. Assommée par son
agresseur, elle ne se souvenait de rien, n’avait pas vu son visage. Le
docteur lui fit avaler un comprimé de **Conception** pour
éviter les risques d’une grossesse non désirée. A partir de là, l’enquête menée
par l’adjudant-chef Abdelatif Makhrouch tournait autour d’Ali, alias Pierre, converti (pas
de t à converti, c’est un participe passé)à l’Islam lors de son mariage avec
Aicha. Dans la tête de l’adjudant, ce ne pouvait être que lui ! À l’heure supposée du
viol, pourtant, Ali était à l’intérieur de la
maison, toute la famille le jurait, mais
l’adjudant- chef n’en avait cure. Au Maroc l’on
se serrait les coudes et c’était normal que la famille
me défende. Dans le même temps, notre adjudant,
flairant une grosse affaire, avait fait les
choses en grand en demandant à la Sûreté Générale des renseignements relatifs à la vie d’Ali en France. C’était le bouquet.
Convoqué
à la gendarmerie, j’imaginais que c’était pour signer ma déposition, mais que nenni, ce gendarme casse-noisettes attendait le résultat de l’enquête serrée concernant ma vie en France. J’étais en colère. A force d’être suspecté, j’en étais arrivé à ne plus
le supporter. Debout contre la fenêtre du
bureau, je suspectais que ce gendarme allait me passer
les menottes et me faire passer la nuit en prison…
-Bien, me dit-
il enfin en me priant de m’asseoir, j’avais demandé des documents sur votre vie
antérieure en France, je vous demande de confirmer ou
de nier les renseignements reçus à votre sujet. Commença alors une
longue litanie de ma vie antérieure. À mon grand regret, dit-il, je n’ai pas
reçu des autorités judiciaires françaises des faits qui pourraient vous être
reprochés, ce qui ne m’empêche pas de toujours vous
soupçonner de l’agression commise sur Hanae.
-Vous êtes terrible,
adjudant, même sans élément plausible vous continuez à me traquer.
Les autres membres de la communauté du douar
ont également été interrogés plusieurs fois sans succès, mais les soupçons se portaient toujours sur le français !
Nous en savions un peu plus sur Hanae. Cette jeune fille avait été chassée de chez elle pour
une peccadille à une heure du matin par son père violent et alcoolique. Hanae, errante dans les rues du village, était devenue une proie facile. Elle n’avait pas vu
son agresseur qui l’avait immédiatement assommée avant d’abuser de sa
virginité. Cela avait fait grand bruit dans le village et les douars alentour.
Elle avait été retrouvée, gisant à côté du
chemin près de la maison d’Ali, par Rédouane qui l’avait amenée chez Driss et Aicha, avant d’appeler
la gendarmerie. Ce triste évènement avait donné
lieu à toutes sortes d’accusations suscitées par
la jalousie ou simplement la méchanceté.
-Que faisait- elle à cette heure cette petite waquiha,
(salope), bien sûr son père avait eu raison de la foutre à la porte, des
paroles qui ne tenaient aucunement compte de la
réalité. Quand le village apprit plus tard les
raisons de la sortie tardive d’Hanae, ce fut le
silence, l’on aurait entendu les mouches voler, les
habitants étaient conscients de la légèreté de leur
jugement infondé.
La
vie du village continuait, dans le douar, où seul
Rédouane possédait un tracteur. Il louait ses
services aux autres agriculteurs. Sauf en période de
Ramadan, il travaillait très tard. Il
n’avait donc rien vu. Après avoir labouré ou
hersé ses propres champs, il travaillait pour
les autres agriculteurs du douar jusqu’à minuit ou une heure du matin. Ahmed
n’avait pas les moyens de l’engager, possédant seulement
deux hectares de terres qu’il travaillait avec son cheval, Boulou, un percheron courageux aux capacités peu
communes. Je me souvenais, par mes lectures, de l’arrivée de ce cheval arabe au septième siècle.
Le percheron avait participé à la conquête de
l’ouest et à l’attelage des diligences, aux Etats-Unis et en France. Il tractait les voitures postales au dix-neuvième
siècle au trot et au galop. Cela m’amusait de repenser à tout cela, nos chevaux français à la conquête de
l’ouest, la traversée de la France en diligence ou
en chariot postal. John Wayne sur un Percheron, quelle blague !
Chacun vaquait à ses occupations. Les femmes faisaient du charbon de bois, préparaient la cuisine dont les odeurs embaumaient
l’environnement immédiat. Rachida raccommodait l’extérieur
de son four à bois, conçu spécialement pour
cuire le pain. Ce four s’était affaissé, alors elle
avait cassé toute la structure et préparé la terre. Elle avait pris une
brouette de glaise dans le jardin, qu’elle avait
abondamment mouillée avant
de la mélanger à de la paille. Satisfaite de cette mixture longtemps pétrie
avec ses mains dépourvues de gants, elle construisait à présent
les murs du four en jetant de grosses poignées de terre l’une sur
l’autre jusqu’à ce que le mur
endommagé soit assez haut pour enfourner le pain. Elle s’appliquait à lisser les côtés avec soin et quelques heures plus
tard les murs étaient secs. Le lendemain le pain cuirait à nouveau dans un four tout neuf ! La fin du ramadan, l'Aïd el
Fitr, verrait la famille et les voisins nous
visiter. Driss tuait l’un de ses
moutons, le dépouillait, le vidait de ses viscères. Durant ce temps, Rachida faisait un feu d’enfer dans le nouveau four. La terre était brûlante, la braise était à point,
nous pouvions poser le mouton sur le grill. Les
adolescents de la maison et du voisinage surveillaient
la cuisson de la viande.
Oh
merde, dis-je, n’ayant pu me retenir de jurer,
l’adjudant-chef Abdélatif Makhrouf se présentait au portail… J’allais vers lui et d’un air goguenard je lui demandais:
-Vous me passez
les menottes ?
-Ne soyez pas hargneux Ali, je faisais mon
boulot, nous avons trouvé le violeur de la jeune fille,
il n’est pas de Gueddari. C’est un rodeur sans domicile fixe déjà remarqué à Sidi Slimane, qui a profité de la peine d’Hanae. Il va prendre le maximum. Je voudrais bien qu’ Hanae oublie cette triste
aventure.
-Je suis très heureux mon adjudant d’être enfin libéré de toute suspicion à mon égard.
-Voulez -vous déjeuner avec nous à la fin du
Ramadan pour partager et oublier les problèmes, lui
proposais-je ?
Je ne peux pas, je dois tenir la garde de la
gendarmerie. Ce sera pour une prochaine fois.
Dans le vrombissement du moteur, de l’estafette
de la gendarmerie pilotée par l’adjudant- chef
Makhrouf s’éloignait dans la poussière du chemin de terre. J’étais satisfait, enfin une bonne nouvelle pour cette fin de ramadan, la
gendarmerie me laisserait tranquille une bonne fois
pour toutes.
Ya, hé, criait Driss,
son et appel résonna jusque dans les champs d’à côté. Chacun se mit à table savourant à l’avance le goût du mouton. Deux ouistitis moqueurs à peine âgés de seize ans
habitant une des maisons du douar apportèrent le
mouton embroché, dans un grand plat décoré fait
pour cela. Le silence s’établit dans une communion d’esprit, Rachida coupa la
viande et distribua les morceaux aux convives. Les Marocains font une
consommation de lait étonnante. Leurs verres furent remplis du lait tiré de la
vache le matin même à la ferme de Rédouane. Moi, je ne
buvais que de l’eau de source en bouteille. Le repas fut animé par deux larrons
qui racontaient histoires et bonnes blagues devant l’assemblée hilare.
À un moment Ahmed, le plus vieux du douar, proposa de réciter un verset du Coran.
Chacun se donna la main autour de la table en bois légèrement bancale et récita
le court verset de** la Défense**, chaque strophe étant
ponctuée par les Amin de l’assemblée. Ce jour était
un jour de joie, L’Aïd El-Fitr était le jour de
la rupture du jeune. Le Ramadan, dont la période est fixée selon des calculs
astronomiques basés sur le calendrier lunaire islamique,
était terminé.
Au Maroc lorsque l’on avait
envie de sortir de table, l’on tirait sa chaise et après s’être levé on sortait. Chacun était libre de rester à table ou de la quitter. Aicha et Rachida vinrent avec un plateau de
thé et de café. J’adorais le café. Habitude
familiale, je ne prenais pas de thé. Les plateaux étaient également garnis de
gâteaux au miel, miel du jardin, de nos fleurs. Adam, l’apiculteur
venait avec ses ruches et les disposaient dans le pré,
suivant une géométrie bien précise. Ces petites abeilles,
merveilles de la nature, butinaient les fleurs des bougainvilliers et des eucalyptus. En
récompense, l’apiculteur nous remettait une grosse bouteille de miel de deux
litres que nous conservions précieusement pour les jours de fête. Adam avait des dizaines de ruches disposées dans les près de Gueddari avec
l’autorisation des propriétaires. Son miel était naturel. Pas de cochonneries à l’intérieur, pas de mélanges nauséabonds
comme dans les miels industriels.
L’Aïd El-Fitr se terminait en
musique avec l’orchestre de Larbi Briwiga, un très bon orchestre de Chaabi de
la région du Gharb, invité par Rédouane. Le rythme et les paroles des musiques
Chaabi donnaient le vertige aux jeunes gens qui s'étaient levés de table. Les bras au-dessus de la tête ou derrière le dos, ils dansaient
frénétiquement. Debout, Larbi jouait du violon. L’archet virevoltait sur les cordes et
émettait des sons acides. L’orchestre était composé de
quatre musiciens. Mohamed pianotait sur le clavier de l’orgue électronique en
déplaçant très vite ses doigts sur les touches blanches et noires. Abdelkader
grattait sa guitare et Youssef soufflait dans sa lghita émettant des sons aigus
et brefs. La lghita était un instrument indispensable dans les fêtes et
manifestations au Maroc, instrument qui demandait un entraînement particulier pour obtenir
le souffle adéquat. Les deux danseuses s’avancèrent et se déhanchaient
habillées de magnifiques robes de couleur, leurs chants étaient très aigus, les
voix hautes. À un moment donné, elles dénouèrent
leurs cheveux qui flottèrent dans leur dos, imitant les crinières des chevaux, puis soudainement elles roulèrent sur le tapis, tête en avant, avant de se
retrouver sur les jambes sous les
applaudissements nourris de la famille et des amis.
Le lendemain matin fut pénible. Le manque de sommeil se faisait sentir, et un grand bol de café m’était indispensable. Je
sortis et je fis un tour dans le jardin pour admirer
mes bougainvilliers en fleurs, et les arbres
fruitiers auréolés d’une couleur rose. Les
odeurs pugnaces de la bergerie me saisirent les narines, il allait falloir la nettoyer, sortir le fumier, le jeter
sur le côté du chemin où il serait ramassé. Un camion s’en
chargeait chaque semaine, et vendait le
fumier des bestiaux aux maraîchers pour enrichir
leurs terres. J’allais avoir de beaux fruits cette fois encore. Toute
l’année j’avais la chance d’avoir des fruits; la
saison se terminait par les pamplemousses. Je récoltais environ soixante ou
soixante-dix kilogrammes de merveilleux raisins blancs,
sucrés à souhait, sur les
vignes grimpantes que je taillais chaque année en
mars. En avril, les pousses jaillissaient des
branches avant de former un épais manteau de
feuilles et de grappes vertes, des grappes vertes qui
portaient les petits boutons annonciateurs de succulents
raisins. Content de mon tour d’horizon, je bourrais ma pipe que j’allumais dans
des volutes de fumée odorante. Assis sur le banc, je profitais de la matinée déjà bien engagée. Le
soleil planifiait son parcours en se déplaçant de mon horizon. Driss, il y a deux années,
avait mis ses moutons en liberté, et ces
terribles prédateurs avaient décortiqué jour
après jour l’écorce de l’eucalyptus centenaire. Sa
mort n’est plus qu’une question de temps. Très
vite j’ai replanté deux pieds d’eucalyptus que j’ai protégés
par une barrière de grillage et de barbelés. Je n’aimais pas tuer les arbres
que je considérais comme des envoyés du ciel, des maîtres de vie. Leurs racines
profondes fouillaient l’intérieur de la terre. Leurs branches s’élançaient vers
le ciel dans une rectitude exceptionnelle avec des feuilles aux senteurs
infinies, délicates, attirant les papillons et toutes sortes d’insectes. Les
oiseaux s’y nichaient et se cachaient comme ce couple de tourterelles bavardes
et sautillantes.
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J’avais terminé de fumer ma
pipe, je vidais le foyer en la frappant doucement contre la grosse pierre à
côté du banc. Les mouches se faisaient
bavardes en tournoyant auprès de moi et en me chatouillant les mains et
les joues. Tiens, voilà Arabie, sa Térésa posée sur sa tête, des
clochettes en tissus de couleur ornant le bord
de son chapeau. Il venait juste discuter de tout et de rien
et surtout pour boire le thé préparé par Aicha. Arabie
était agriculteur, un tout petit agriculteur, ne
possédant que quelques hectares de terres. Il récoltait, bon an, mal an, cinq quintaux de maïs, et quatre levées de luzernes qu’il vendait aux éleveurs de vaches et de moutons. Aicha arriva
avec le plateau en inox, la théière fumante de thé bouillant parfumé à la
menthe, accompagné de petits gâteaux au miel. L’épisode concernant Hanae
s’estompait, j’avais été traumatisé par cet épisode, Dieu soit loué. Arabie
parlait de son fils qui avait acheté une camionnette Susuki, dans l’espoir de faire des livraisons pour ceux qui
n’avaient pas leur propre véhicule. Petits moyens, mais à la campagne cela
permettait de subsister. Il existait aussi à Dar Gueddari des livreurs en bicyclette, qui pédalaient des kilomètres pour livrer une
douzaine d’œufs, un poulet, du sucre, quel que soit le temps. Qu’il plût ou qu’il vente, leurs coups de pédales
étaient dignes du tour de France ! Ces gens-là avaient toute ma sympathie
et mon respect.
Chaque jeudi, le souk
s’étendait sur près d’un kilomètre dans tout le village modifié par les
commerçants, avec des abris en toile tendus sur
les trottoirs. Ce jour -là, c’était Bizance. L’on
y trouvait de tout, de la paire de chaussures au harnachement des chevaux en passant par la
vaisselle, les légumes et les fruits. Les vendeurs criaient pour attirer le
client et proposer leurs produits. Il y avait tellement de monde que la
circulation était difficile. Les chariots tirés
par les chevaux avaient du mal à se frayer un chemin. Des
altercations éclataient parfois entre
conducteurs de chariots qui n’allaient pas plus loin que l’invective. Les
déchets s’accumulaient sur la chaussée et les trottoirs, rendant la chaussée
glissante. La population du village avait doublé de par
l’arrivée au souk de la population des douars des alentours. Des travaux
avaient été effectués par la municipalité. Le
rond- point, source de pagaille le jour du souk,
avait été supprimé, rendant la circulation beaucoup plus facile. Aïcha ne
voulait pas conduire ce jour-là, c’est Driss qui
était de corvée. Il transportait à tour de rôle sur deux kilomètres Aïcha et Rachida à l’arrière de
son vélomoteur. Les femmes avaient les fesses en
compote à l’arrivée, cela donnait toujours lieu à des quolibets de la part des
commerçants. Les deux femmes avaient des répliques cinglantes, car les Marocaines ne s’en laissent pas conter. Commençait alors le long parcours de la recherche des légumes, des
fruits, des objets. Aicha s’était emballée pour des fauteuils en plastique bon marché, elle en acheta quatre. Au bout de deux heures, les courses terminées, elles se retrouvèrent à la maison après avoir fait le trajet assises
sur un vieux chariot en bois en compagnie d’autres
habitants du quartier, et au pas d’un vieux
cheval fatigué. Entre la marche, les discussions avec les commerçants et le
poids de leurs sacs, elles étaient exténuées. Ce n’était pas le moment de les
contrarier. J’allumais une pipe, m’assis sur le banc et fermais les yeux en
aspirant la fumée. L’odeur des eucalyptus parvenait
à mes narines, j’avais le sentiment de vivre un instant de qualité. Les mouches
étaient toujours présentes. Attirées par les
moutons, elles volaient lourdement autour de moi, se posaient sur la table par
dizaines et reprenaient d’un coup leurs vols disparates. Le bélier se
manifestait par moments avec des bêlements agressifs, repris
en chœur par les brebis. Le vent s’était levé. Venant
de l’Atlantique, il chassait les nuages gris qui stagnaient sur la plaine du
Gharb et les sacs plastiques du chemin. Les chiens de la maison s’étaient
allongés contre le mur de la maison se protégeant ainsi du zéphyr agressif.
Ali ! C’était le cri de ralliement de Aicha pour le déjeuner. Pas
question de désobéir. Toute la famille s’était
réunie autour de la table à l’intérieur de la maison, vent oblige. Un
magnifique poulet rôti cuit à point accompagné de pommes de terre et de fins haricots verts choisis par ces dames au souk. Les
senteurs qui montaient du plat nous mettaient l’eau à la bouche. J’étais le
plus âgé, j’étais servi le premier. C’était mon
privilège, la vieillesse au Maroc se respectait ! Les os furent distribués
aux chiens sauf à Pilou, mon petit Bichon qui aurait risqué
de s’étouffer. Leila était à l’école,
elle dînerait ce soir avec nous tous, et
retrouverait les chats qu’elle adorait et cajolait à longueur de journée. Elle
avait un amour immodéré pour les chats. Je suis très heureux qu’elle aime les animaux et les arbres.
Cela fait partie de ce que je lui avais inculqué, le respect de la
nature, de tout ce qui vivait. Elle avait progressé en français, j’en étais ravi. Un professeur de son école lui donnait des cours
particuliers deux fois par semaine, en français et arabe. J’avais promis de lui acheter un vélo si elle avait la
moyenne à la fin de l’année. Son parcours était chaotique dans sa petite vie,
mais depuis qu’elle était avec nous, tout avait changé, elle avait trouvé
une famille, des parents qui l’aimaient et qui le lui
faisaient savoir. Cette vie à la campagne était bénéfique pour elle, elle
s’épanouissait au contact de la famille et du voisinage. Leila était vive,
rieuse, et aimait jouer des tours. Elle venait
me faire des câlins, de gros bisous claquants sur les joues par surprise . Je faisais semblant de
grogner, mais en
fait j’adorais cela.
J’étais sorti de table pour
fumer ma pipe, assis sur le banc de la terrasse. Des tourterelles chantaient dans un roucoulement de soprano, le contre-ut à
répétition. Elles se cachaient dans les eucalyptus, je ne les voyais pas, seuls
leurs chants étaient audibles. Les mouches étaient toujours là à m’empoisonner
l’existence avec leurs chatouillis sur les bras, les joues, et leurs bourdonnements
incessants. Elles
formaient des escadrilles en s’agglutinant sur des restes de repas jetés aux
chiens. La tonnelle, à l’entrée de la maison, était recouverte par des bougainvilliers de
différentes couleurs. Le jaune tranchait avec le
rouge voluptueux. Cette vie, ces plantes si
belles me réjouissaient. A notre arrivée dans
cette maison, il n’y avait aucune plantation, c’était déprimant. J’avais
acheté au souk trente oliviers et une vingtaine de
citronniers, mandariniers, orangers, pêchers, figuiers et autres arbres fruitiers. Quand j’avais
voulu les planter, je n’avais jamais pu enfoncer
ma bêche dans cette terre qui n’avait jamais été cultivée,
et c’est à barre à mine que j’avais réussi à creuser
des trous. La terre était bonne, elle m’avait récompensé par une intense
fructification dès l’année suivante ! Cette
année encore, il y aurait des fruits, à en juger par le nombre de fleurs qui couvraient l’espace du jardin. Le sifflement sourd du
train crevait le silence de la plaine. Les pique-bœufs effrayés s’envolaient
dans une ronde blanche pour se reposer très vite sur l’herbe autour des rails
d’acier, à quatre cents mètres de la maison. Des nuages, aux formes bizarres et parfois effrayantes, étaient poussés vers l’est, comme si
le passage du train les obligeait à prendre cette direction. Les moutons
placides, au contraire des pique-bœufs, n’avaient pas bougé d’un centimètre au passage du
train. De l’autre côté de la voie ferrée, le chemin de terre était emprunté par
de lourds camions destinés aux constructions d’immeubles. C’était ainsi, même à
la campagne, les immeubles fleurissaient dans les champs, pauvres marguerites,
martyrs du modernisme. Nos enfants verront-ils encore fleurir les marguerites,
les pâquerettes, les coquelicots ? Je pensais à Leila, j’aimerais tant qu’elle puisse cueillir encore toutes ces
fleurettes pour les mettre dans un pot. Mon petit oiseau était né dans une drôle d’époque. Les poules de Rachida caquetaient sans discontinuer en venant
agacer Pilou. Je décidais de revenir à mon bureau. Mon
roman prenait du retard, je manquais d’imagination. je butais sur la phrase
charnière avec mon précédent chapitre. Cela faisait près de deux heures que
j’alignais des phrases, j’étais satisfait et j’arrêtais d’écrire, je
continuerais plus tard. Il commençait à faire
sombre, le soleil fuyait très vite la plaine du Gharb en se noyant petit à
petit dans l’Atlantique. Je sortis m’asseoir à nouveau sur le banc, je bourrais ma pipe et aspirais goulûment la fumée. Il faisait
sombre, mais la nuit n’était pas tombée. Les
arbres étaient déformés par l’absence de soleil, les branches s’agitaient
doucement sur l’effet d’un petit vent. Les tourterelles s’étaient tues. Curieusement,
un papillon blanc continuait à voleter, petite tache blanche voletant au milieu
de ces géraniums d’un
rouge éclatant. Sa vie était en danger. Lio, le chat de la famille
l’avait repéré. Tapis au pied de l’une des vasques, il s’apprêtait à bondir sur le pauvre insecte. Je le chassais, histoire de laisser une
chance au papillon blanc de se transformer en faiseur de miracles. Le symbole
du papillon blanc est celui de la réussite. Quand Il apparait
dans la vie d'une personne, c'est
souvent considéré comme le symbole d'un fort développement et d'une croissance
spirituelle. Il annonce également la montée en puissance de la
connaissance et de la sagesse spirituelles de quelqu'un. J’avais trouvé cela dans Google. Pratique, internet, n’est-ce-pas! Et voilà,
la nuit était là sans bruit, doucement, elle nous enveloppait comme le drap du
lit, mais nous ne voyions plus les étoiles, sans doute un effet de la pollution. Leila était sur mes genoux, câline, rieuse,
j’aimais cette enfant, c’était la lumière de ma fin de vie.
Une heure du matin, j’arrêtais
d’écrire, je me lavais
les mains avant de me coucher,
harassé par cette journée pourtant ordinaire. J’avais
rêvé longuement cette nuit-là. J'avais lu quelque part que les rêves
fascinaient l’espèce humaine depuis des millénaires comme en Mésopotamie il y a
cinq mille ans. Le rêve serait, paraît-il, une
fenêtre ouverte sur l’inconscient, dixit Garder Stout, j’adorais me monter du
col et laisser croire à autrui que j'étais
intelligent. Il feignait de croire que je possédais de
nombreuses connaissances alors que je citais des
sommités intellectuelles volées en douce à
internet. J’avais rêvé cette nuit de mon jardin, de la nature, d’arbres et de
fleurs et la signification était: pensées positives, cela je le savais ! En
fait tout se recollait, l’abstrait et le concret se complétaient, se rejoignaient
dans l’esprit par une osmose subtile et savante. Après cet inventaire de la
nuit passée au crible, je me précipitais sur la table de la cuisine pour avaler
mon petit déjeuner préparé par Aïcha. Un grand
bol de café, une baguette de pain frais ou grillé enduit de beurre salé de
Bretagne et nappé de miel de mon jardin. Après tout cela j'étais de très bonne
humeur, je faisais le tour du jardin avec Pilou,
j’écoutais les tourterelles et les piaillements des moineaux. J’examinais les arbres fruitiers avec attention et jetais un peu de pain aux poules de Rachida. La
journée commençait bien, assis sur le banc j’allumais ma pipe en fredonnant
d’un air moqueur, j’ai du bon tabac dans ma tabatière…. Leila reprenait avec moi juste avant de partir
à l’école avec ses rires d’enfants. Je tirais sur le tuyau de ma pipe en
aspirant la fumée odorante. Le soleil levé à l’est était déjà haut, il
éclairait toute la terrasse. Le bruit du tracteur de Rédouane me sortait de mes songes, je me levais et le saluais sur le bord du chemin. Je l’invitais à venir boire un verre de thé à
la menthe. Survint Arabie qui avait troqué sa térésa pour un grand chapeau de paille orné
d’un gros ruban rouge cousu par son épouse
autour de la calotte. Il avait dû s’enfoncer dans la boue, car ses bottes étaient
toutes crottées. Il guidait son âne un peu rétif,
attelé à une petite remorque toute rouillée emplie de luzerne pour ses bêtes. Le
matin, les voisins du douar se rencontraient, buvaient le thé à la menthe, parlaient
un peu et vaquaient à leurs occupations. J’adorais les ânes, j’en avais eu un, un baudet du Poitou, le plus grand des spécimens, que j’avais
appelé Bibi. En grandissant, le bougre était
devenu tellement fort qu’il me faisait tomber. J'allais
en prendre un autre, mais un plus petit . Il
en existait dans le douar d’à côté. Leila serait contente de monter sur son
dos. Les voisins étaient partis, je me remettais à l’écriture dans mon bureau. Le
clavier travaillait beaucoup, je n’avais plus de problème avec les touches, je
m’y étais adapté. C’était un jour avec, les mots coulaient de source et
s’alignaient sur la page, et je corrigerais plus tard s’il y avait des rectifications à effectuer. J’étais
satisfait de ma matinée, j’avais écrit deux pages qui me paraissaient belles. L’écriture
est un immense travail de réflexion,
d’attention, de composition et d’imagination .
Les lignes doivent correspondre entre elles et les mots vous toucher au plus
profond de vous-même. Une semaine d’écriture et seulement sept pages d’écritures…C’était le destin de l’auteur, petit à petit les mots
vous venaient comme ça, seulement après que votre cerveau ait aspiré
l’essentiel de cogitations diurnes et nocturnes souvent agitées.
Le camion de ramassage des
fumiers officiait avec beaucoup de bruit. Le chauffeur restait au volant, les
deux ouvriers maniaient la pelle et la fourche avec la dextérité engendrée par l’habitude pour envoyer le fumier dans
la benne. Le fait de remuer le fumier faisait parvenir
les odeurs jusqu’à nous. Le tabac brûlé dans ma
pipe n’effaçait pas l’odeur pestilentielle, mais cela
ne durerait pas longtemps, Dieu merci ! Le douar est un village miniature
peuplé seulement d’une dizaine d’habitants souvent unis par de très forts liens
familiaux. Après le camion de ramassage du fumier, la musique d’une série de
clochettes agitées par le conducteur en casquette
annonça l’arrivée d’un triporteur à moteur. Les femmes sortirent à sa
rencontre, elles trouveraient là les produits
qui leur manquaient, huiles végétales, produits ménagers, savons, anti-mouches,
anti-moustiques. Moi, je n’en voulais pas, tous
ces produits chimiques m’incommodaient ! Le triporteur repartit au son des clochettes qui
donnaient lieu à des réflexions sur la qualité des produits de la part des
femmes du douar.
Nous étions vendredi, jour de
grande prière et de repos hebdomadaire au Maroc. C’était
le couscous du vendredi matin, une
tradition, après la troisième prière de ce jour, la plus
importante. Les hommes rentraient de la mosquée pour
le partager en famille. Aicha et Rachida accomplissaient une œuvre
d’art, leur couscous était connu et reconnu jusqu’au bourg. Sa délicatesse, ses
odeurs subtiles, sa sauce flattaient les papilles des convives. C’était un jour
de repos, les familles du douar se réunissaient autour du thé à la menthe et des petits gâteaux au miel pour bavarder. Les femmes
s’embrassaient en entrant dans la maison, j’étais le seul homme que les femmes
embrassaient, c’était un privilège dû à mon âge et à mes cheveux blancs. Les
premières fois je m’en trouvais gêné, maintenant j’étais habitué, elles
m’embrassaient le front, l’épaule et la main, signe de respect envers le vieil
homme que j’étais. Je ne buvais plus de vin depuis mon mariage, j’étais devenu
musulman par la grâce de ce mariage. Leur attention à mon égard était touchante.
Je sortais de table pour allumer une pipe sur le banc. Pilou m’avait suivi et s’était couché sur mes
pieds. Ce petit bichon était adorable, il me suivait partout, anticipait un
ordre. L’intelligence animale n’est pas
vaine. Ma pipe terminée, je sortis sur le chemin pour aller voir le travail de
Rédouane. Un chemin de terre de quatre cent
mètres de long environ donnait accès à la départementale de Sidi Yaya du Gharb. De chaque côté de ce chemin, les agriculteurs
ensemençaient leurs champs. Rédouane, sur le
côté droit, labourait la terre en longs sillons
bien droits. Il aurait
fini ce soir pour herser demain matin. Il sèmerait
sans doute de la luzerne, plante prolifique qui produisait quatre levées après
le fauchage. C’était rentable pour l’agriculteur qui peut
ainsi vendre son fourrage plusieurs fois dans l’année. Sur le côté
gauche, le blé était sorti de terre, et lorsqu’il
serait fauché, ce serait
au tour de la betterave. L’usine sucrière du village tournait à plein rendement,
d’abord avec la canne à sucre ensuite avec la betterave. Le métier
d’agriculteur était difficile, peu
lucratif, les heures passées ne comptaient
pas et payaient peu.
Quand Rédouane travaillait pour les collègues après son propre travail,
j’entendais son tracteur revenir après onze heures, minuit, quelquefois plus tard.
Ils avaient beaucoup de courage, ces hommes-là, accrochés à leurs terres
transmises par les parents depuis des générations, opiniâtres devant les
difficultés. Quand son tracteur revenait de mon côté, je le saluais en soulevant
mon chapeau et en criant, oh ! Je
vis un sourire sur ses lèvres. Une nuée de pique- bœufs suivait le tracteur à la trace, trouvant dans les sillons
ouverts de quoi se nourrir. Ils s’envolaient bruyamment à l’arrivée de l’engin pour se poser aussitôt après. Le retournement de la terre
développait ses odeurs particulières, un peu fortes ou fades suivant les
endroits. La terre est comme une femme,
différente à chaque endroit suivant sa nature, d’où ses odeurs particulières
différentes. Sa couleur variait, allant de l’anthracite
au jaune calcaire. Chaque terre est colonisée par des essences propres, des acacias aux eucalyptus. Nous n’étions pas
très différents de cette nature, nous lui ressemblions beaucoup.
Younès m’avait amené auprès
d’un tout petit oued, un ruisseau minuscule caché derrière quelques douars. Il fallait connaître sa cachette. Il y avait encore de l’eau, mais l’été arrivant, il se
trouverait à sec jusqu’en l’automne,. Des peupliers bordaient sa rive par endroits, et certains étaient penchés vers l’est,
poussés par les vents de l’Atlantique. Des bosquets de feuillus naissaient ici
et là. La rivière de Dar Gueddari qui traversait le village était à sec depuis
la construction du barrage sur le Sébou. J’étais
triste de penser que cette rivière était condamnée à jamais. Younes, un gentil garçon toujours
prêt à rendre service, très aimable, m’avait proposé d’aller à la pêche. J’étais d’accord,
mais pas dans le Sébou, joli fleuve au demeurant, mais pollué en raison des exploitations agricoles qu’il traversait
dans le Gharb. Il réfléchirait à un cours d’eau non pollué à proximité de
Gueddari. Il m’avait amené visiter le barrage sur le Sébou à Sidi Alal Tazi, un impressionnant monstre de béton. L’eau… Je pensais à l’Afrique,
à toutes ces populations qui manquaient d’eau. Que faisions-nous pour
elles ? La tristesse m’envahissait, tous ces enfants décharnés par la faim
et la soif alors que le monde était riche, tellement riche… J’aimerais pouvoir occasionner un miracle. Des
scientifiques ont découvert une mer sous le Sahara. Etait-ce
si difficile à l’époque des fusées intercontinentales de creuser sous le sable.
Imaginez le Sahara sous les eaux avec une végétation abondante, des populations
comblées. Je ne pouvais pas m'arrêter de rêver, cela deviendrait une réalité un
jour, mais sans doute trop tard. Je ne le verrais pas, mais je savais que cela
arriverait et là, l’Afrique deviendrait un continent immensément riche et le
génie africain se révélerait dans toute sa splendeur. Nous autres, les nantis, nous n'étions
plus capables de nous émerveiller devant un verre d’eau, pourtant, quel miracle que cela, ce liquide si précieux que
nous jetions et que nous consommions à tort et à travers. Je souhaiterais ardemment que notre bonne fortune puisse
continuer jusqu’à la fin des temps. Dans nos villages de l’Atlas, les habitants
tentaient de s’organiser pour éviter d’être
marginalisés. L’eau était une priorité nationale. Après
la construction des barrages, on procédait maintenant à
la pose de conduites d’alimentation. D’excellents
reportages portant sur ce sujet existaient sur internet, ils me passionnaient en tant qu’ancien agent d’un
service des eaux. Chez nous, à la maison, nous avions fait venir un sourcier. Je ne croyais pas beaucoup à ce truc. Et bien, je devais
reconsidérer ma position : Après avoir
arpenté tout le terrain, il s’est arrêté à un
endroit, a planté un bâton dans la terre et nous a dit :
là, vous avez l’eau à environ vingt mètres. Etait-il devin ? J’eus un petit ricanement
discret. Il revint le lendemain avec deux
compagnons pour forer à l’aide de tubes
manœuvrés par une barre. Sur cette barre était fixée une barre transversale, laquelle servait à tourner le tube destiné à s’enfoncer dans la terre. Toute la journée
et le lendemain matin ils se firent mal aux bras à force
d’enfoncer ces tubes dans la terre. Ils les vissaient
l’un sur l’autre avant de reprendre le travail de tourniquet, enfoncement,
tourniquet, enfoncement. Attention ! dit le
sourcier, baraka les enfants ! L’eau montait dans les tubes et jaillissait comme une
fontaine. Vingt-deux mètres, dit le sourcier, l’eau est
à vingt- deux mètres, profondeur facile à calculer,
chaque tube mesurant deux mètres. Je ressentis l’envie
de m’excuser, mais la peur du ridicule m’arrêta ! Heureuse nouveauté, l’eau
était disponible en permanence… Je me suis trouvé
très bête, l’imbécile de service. J’avais douté
d’un homme qui avait appris ce travail de son
grand -père et qui avait mis tout son talent au service de la population de la
région. J’avais reçu une leçon, une bonne leçon :
Ne jamais douter des capacités des autres et surtout les
respecter ! Honteux, je faisais un peu la gueule. J’allumais
ma pipe pour faire meilleure figure. Vous avez
vu Ali, me disait le sourcier en souriant, le
travail est dur, mais l’on y arrive quand même. Aujourd’hui il y avait un système
commandé par un moteur, mais j’étais décidé à continuer comme avant à la force
des bras ! De la suspicion j’étais passé à l’admiration.
Ma petite Leila, mon petit
oiseau, mon hirondelle n’allait pas tarder à revenir de l’école en jetant un
pied devant l’autre, en sautillant et en chantant. Elle
aimait chanter, et m’accompagnait dans mes chansons naïves, comme « j’ai du
bon tabac dans ma tabatière ». Souvent, c’est elle qui entonnait la rime bien avant moi quand
elle me voyait saisir ma blague à tabac. Elle
était toujours bien habillée. Tatie Mona lui trouvait de très jolis vêtements. J’étais jaloux de ses cheveux, de
magnifiques cheveux bruns frisés qui descendaient au milieu du dos. Les miens
étaient devenus si rares et étaient tout blancs,
il fallait que je m’y fasse. J’entendais les chiens aboyer, mademoiselle Leila
arrivait, tenant son petit chariot avec ses
livres d’école, en jetant un sonore Papa ! qui me réjouissait le cœur. Elle me prenait dans ses
bras en me claquant de supers baisers sur les joues. C’était extraordinaire ce
que cette petite fille pouvait me réconforter, j’avais l’impression que c’était
ma seule enfant, pourtant j’avais eu deux filles, toutes les deux professeurs et qui parviendraient bientôt à l’âge de la retraite. J’aimerais
vivre encore un peu pour voir Leila grandir et devenir une jeune fille. Je savais que j’en demandais beaucoup, mais mes amis
marocains me disaient : Ali, Inch Allah. Entrée à l’intérieur de la maison,
elle allait se laver les mains dans la salle de bains, c’était rituel, puis allait
à la cuisine, où Aicha lui avait préparé un
chocolat chaud avec des croissants. Elle s’essuyait la bouche et courait dehors,
pourchassait les chiens et les chats et attendait que ses petites copines
viennent la rejoindre pour jouer à de classiques jeux d’enfants, à chat perché,
tu me vois, tu ne me vois plus, la balançoire, etc…. Elles parlaient en arabe, car seule Leila avait des notions de français. Deux
fois par semaine, nous payions un professeur
pour donner des leçons de français et d’arabe à Leila. Nous souhaitions qu’elle
devienne une bonne élève après toutes les épreuves qu’elle avait traversées
auparavant. Ses amies étaient arrivées avec un casse-croûte dans les mains, et assises sur le banc, elles commencèrent à jacasser.
Aicha était allée chercher la bouteille de coca-cola et en remit un gobelet à chacune des petites filles. Personnellement
je n’aimais pas ce liquide ultra sucré. A la
maison Leila n’en buvait pas, mais avec ses amies, c’était une question de
gentillesse. Les enfants du douar étaient ceux
de toute la communauté. L’une des petites avait un tablier percé sur le ventre,
elle avait dû s’accrocher avec un fil barbelé. Leila a eu une idée farfelue : coller une pièce de tissus découpée l’emplacement de la déchirure. Tout cela fait
dans la plus entière clandestinité. Leila fière de son travail ne put tenir son
secret bien longtemps. Aicha lui envoya une volée de bois vert, à gorge
déployée Leila se réfugia chez Rachida comme
si elle était martyrisée, elle fut consolée avec un
carré de chocolat. Ses copines l’attendaient assises sur le banc, Pilou
était venu voir ce qui se passait en remuant la queue de gauche à droite. Youssef
appela Leila pour lui faire étudier ses leçons. Elle n’aimait pas beaucoup cette
pratique, mais nous étions intransigeants sur la
question. Leila faisait tout pour retarder l’échéance, elle allait aux
toilettes, elle se lavait les mains, elle cherchait sa gomme, toute la panoplie
du clown Zavata. J’ai poussé un coup de gueule, et elle
a fait semblant de pleurer. J’éructais, Scrongneugneu,
Leila met toi à table avec Youssef ! Ce mot la
faisait hurler de rire, elle adorait que je dise Scrongneugneu. Allez, mon
petit oiseau va travailler. En fait elle attendait que je prononce cette
banalité pour s’asseoir à table. Youssef avait une patience d’ange, il savait
capter l’attention de Leila par des phrases douces. Il avait l’art de lui
donner des explications qu’elle comprenait de suite. Il était en master, très
intelligent et d’une remarquable gentillesse. Son frère était à l’université de
Fes, il avait également atteint un haut niveau
d’études. Le troisième frère prenait le même chemin, les parents étaient fiers
de leurs enfants. C’étaient mes neveux par alliance, ils m’aidaient beaucoup en
informatique. Après une heure de leçons, Leila sous la direction de Youssef
avait ingurgité son programme journalier. Il était l’heure de mettre la table. C’était le
rôle dévolu à Leila,
qu’elle accomplissait avec beaucoup de bonne volonté. Elle disposait
les assiettes, les verres et les couverts suivant les
règles édictées par Aicha. Elle amenait ensuite le pain cuit par Rachida
dans le four en terre et le plaçait dans un
panier en osier sur une petite table à côté de nous. Une carafe en verre
contenant de l’eau de source puisée dans un champ à Sidi Yayha du Gharb, état
également à disposition sur la petite table. Ce
soir, repas en commun, le vendredi la famille
était rassemblée. Aicha avait préparé des
pizzas, elle cuisinait très bien, c’était une petite fée déguisée en
cuisinière, et une excellente pâtissière. Pour
une fois elle avait mis du soda sur la table. Nous
ne buvions généralement que de l’eau de source, mais
le vendredi était un jour particulier. Les enfants étaient ravis, ils adoraient
le coca-cola. SaId, fils de Rachida et Driss, était un jeune homme sérieux,
qui travaillait comme soudeur dans une usine de câblage pour l’automobile
et d’aviation. Il avait réussi à se hisser à un niveau professionnel
intéressant. À la maison c’était un pitre, il s’amusait à dire des bêtises pour
faire rire toute la famille, et y réussissait
très bien. L’on chuchotait qu’il connaissait une jeune fille en vue du mariage,
mais chut, secret marocain. Il y avait aussi Nadia, mariée depuis peu. Elle
était sourde et muette de naissance, mais toute
la famille la comprenait, et cela ne posait pas
de problème. Son mari devrait faire son
apprentissage pour la comprendre et se faire comprendre. Minuit, les invités s'étaient
éclipsés, sauf Rachida qui continuait de parler avec Aicha, ngolo ngolo disait
Said avec un énorme sourire. Quant à moi, j’étais allé fermer mon ordinateur dans
le bureau et j'allais dans la chambre pour m’allonger de tout mon long et détendre mes
muscles fatigués sur le lit.
Le jour commençait tout juste à poindre, ce n’était pas encore
le flamboiement habituel du soleil, mais il s'était levé. Le train rapide répandit dans la prairie le son des roues sur les
rails, tacata, tacata avec un sifflement aigu généré par la vitesse. Je m’asseyais
sur le banc et je bourrais ma première pipe de la journée avant de prendre mon
petit déjeuner. Les tourterelles avaient déjà entamé leur concert, tapis dans les eucalyptus. Je remarquais que les
grains de raisin avaient pris du volume ainsi que les pêches. J’aspirais la
fumée au tuyau de ma pipe, cela me procurait plaisir et bonne humeur. Je remarquais une branche de
bougainvillier qui s’échappait de la tonnelle, il faudrait que je la fixe à l’aide d’une
attache en raphia. J’étais resté peu de temps sur le banc, le soleil en avait
profité pour éclairer beaucoup plus le paysage. L’est était brillant, brûlant. Rédouane
filait aux champs, le bruit de son tracteur réveillait tout le douar. J’ouvrais le portail et le
saluais, tandis qu’il continuait vers le lieu de
son travail. Les chiens en avaient profité pour prendre la poudre d’escampette
en aboyant contre la machine de Rédouane. Après
mon salut, je rentrais sagement et je butais sur Driss également réveillé qui
partait se briser les épaules au travail. Il soulevait des sacs de farine toute
la journée pour charger les camions qui partaient vers les boulangeries de la
région. Le soir il avait les épaules bloquées par le port excessif de centaines
de sacs de jute. Rachida passait beaucoup de temps à procéder à des massages
avec de l’huile d’olive. La vie n’était pas facile pour les hommes de la
campagne. Driss au moins avait un emploi,
beaucoup n’avait pas de travail et étaient obligés de s’exiler dans les grandes
villes, à Casablanca en particulier. C’était le cas de Mohamed, le mari de Nadia, elle ne le voyait que quelques
jours par mois. Les femmes ici étaient les chevilles ouvrières de la famille,
elles faisaient tout, s’occupaient de tout. Elles n’avaient pas le temps de
flâner entre le souk du jeudi qui leur prenait toute la matinée et les repas. Leurs journées étaient bien remplies. Said avait
offert une machine à laver à sa maman avec sa paie du mois, Rachida n’avait
plus à battre et à frotter le linge sur la planche avec sa brosse de chiendent ni de charrier une dizaine de seaux d’eau. Said ne s’était
pas arrêté là, il lui avait également offert un congélateur. Il aidait beaucoup
sa famille, il avait remarqué le travail qu’accomplissait Rachida à la maison. Son
amour pour sa maman l’incitait à accomplir ces gestes qui lui étaient naturels. Driss n’ayant pas les moyens de l’aider sur ce plan.
Driss était très gentil, dévoué, et avait bon
cœur. Il était devenu le réparateur officiel du douar. Les enfants venaient le
trouver en particulier pour une réparation de leur bicyclette, chaîne, chambre à
air après une crevaison. C’était le bricoleur du village, il réparait presque
tout. Il se déplaçait avec une vieille mobylette avec laquelle il transportait
toutes sortes de paquets, des sacs de farines pour confectionner le pain, des
baguettes de pain dans des sacs en plastique, des bouts de tissus et même des
casseroles achetées au souk. A lui tout seul, il assumait le transport de petits
matériels pour Rachida et pour toute la famille.
Sous la pluie et sous le soleil, Driss et sa pétaradante
trottinette sillonnaient les rues du village. Il connaissait tout le monde,
tout le monde le connaissait. Cela m’arrangeait beaucoup avec les artisans. Au
Maroc il fallait négocier les prix, je ne savais pas le faire, je risquais de
payer beaucoup plus cher que la normale. Driss, parlait, parlait, s’en allait,
revenait pour finalement tomber d’accord sur un juste prix. L’art de marchander
n’était pas dans ma nature, il me fallait un négociateur en chef. Driss était
parfait ! Aicha également était difficile à duper, elle ne s’en laissait
pas compter. Ce jour-là, elle avait décidé de
changer les cardans de la voiture. Le mécanicien officiait dehors sur la place. Pas de garage, mais une qualité professionnelle
acquise depuis ses treize ans. Il connaissait tous les rouages mécaniques des
automobiles, c’était un pro ! Le seul problème est qu’il n’avait pas les
pièces de rechange. Il fallait aller les acheter à Kénitra, à soixante-dix
kilomètres, il n’y avait pas d’alternative. Habiter la campagne nous excluait
souvent de la réalité commerciale. Younes avait pris le volant et nous conduisit
à Kénitra. Il connaissait une boutique où les
pièces automobiles étaient d’un prix beaucoup plus abordable que chez les
autres concessionnaires. J'avais compris que c’étaient des copies de marque,
mais de qualité. Les amortisseurs remontés, tout allait bien, la Dacia était
comme neuve, elle avait pourtant cent soixante-cinq mille kilomètres au
compteur. Le dernier contrôle technique était bon, il n’y avait rien à
reprocher à notre Dacia. Le moteur Renault était performant. Les seuls
kilomètres que nous alignions étaient pour nous rendre à Tanger ou Salé. Nous avions acheté cette automobile d’ occasion. Elle
avait déjà cent trente mille kilomètres. Il était possible de changer le
moteur, mais un mécanicien nous avait dit que le moteur pourrait encore
effectuer de nombreux kilomètres, Inch Allah, acceptons-en l’augure ! Ce
qui m’étonnait toujours au village c’était de constater que les artisans, les
commerçants s’installaient sur les trottoirs, dans
les rues. La circulation était souvent bouchée, nous obligeant à effectuer un
important détour. Ce mécanicien prenait du terrain sur la place du pharmacien,
nous obligeant à zigzaguer à travers les moteurs d’un autre mécanicien, installé en officine,
et le vétérinaire. Le marchand de grains était là avec de nombreux sacs posés à
même le sol en dehors de son magasin. Chacun se
respectait même s’il gênait le voisin, tout le monde devait travailler. Il y
avait aussi le vendeur de pains qu’il trimballait dans une poussette, des pains
ronds encore chauds. Un mendiant s’approcha, cela me faisait une peine immense,
je lui mis dans la main cinq dirhams, c’était la zakat en arabe, l’aumône. Un
musulman devait aider les pauvres par une zakat proportionnelle à ses revenus.
N’ayant pas de gros revenus, je faisais ce que je pouvais. Il y avait beaucoup
de mendiants au Maroc, d’après une sérieuse enquête nationale publiée dans la
Vie Economique, un marocain sur cent cinquante pratiquerait la mendicité. L’enquête
allait plus loin encore en révélant que soixante-cinq mille d’entre eux savaient
lire et écrire. J’aimais le Maroc, mais j’avais mal quand je lisais que le
Maroc serait le premier pays arabe en nombre de SDF ? Que pouvais-je faire
à mon niveau, malheureusement pas grand- chose, mais le Maroc nous réservait à
côté de cela d’immenses joies et plaisirs par sa culture, ses traditions, la
gentillesse de sa population. J’avais visité la mosquée de Casablanca, réellement une
splendeur. C’était la plus grande mosquée du Maroc, ouverte au public. Construite
par Bouygues et terminée par les artisans marocains, quel génie ! La
grande porte était en titane, les décorations en carrelage, du grand art. Chaque quartier avait sa mosquée, et l’islam la religion
d’Etat. Le Coran est appris dans les écoles. Les Marocains sont très pieux et
se plient sans problème aux cinq prières par jour. Dans la nuit du vingt -six
au vingt-sept avril, les enfants font le ramadan, c’est
traditionnel, et le seul jour où ils font Ramadan. Le soir, ils sont maquillés, habillés. Leila
était superbe, elle portait une djellaba rouge, un diadème, des bas blancs et
une paire de chaussures roses et or. Le lendemain à l’école, ils se raconteraient comment ils étaient habillés dans la
nuit. Le Maroc nous réservait bien des surprises. Leila était très contente de
cette nuit-là ! C’était nouveau pour elle. Je faisais tout ce que je pouvais
pour qu’elle ressente et participe aux
traditions de son pays, elle était née musulmane, Inch Allah.
Zut, je venais de casser le
tuyau de ma belle pipe, et cela m’ennuyait beaucoup. Je l’avais achetée à
Arcachon, et elle avait été fabriquée à Saint
Claude, pays de la pipe. J’avais repris
ma vieille pipe en bois, mais le tabac n’avait pas le même goût dans son foyer.
C’était une déception, je tenais à cette longue pipe en bois et en matériaux
composites. J’allais essayer de la réparer. Je me sentais différent en fumant
mon tabac et en tirant la fumée par le long tuyau. Avec ma pipe en bois je me
sentais quelconque. Les fumeurs devraient me comprendre, ma pipe était devenue
un objet de valeur, c’était ma pipe. Zut de zut,
cet accident me mettait en colère. C’était bête, je le savais, mais je n’y pouvais
rien, c’était ainsi. C’était le genre de petite chose qui vous mettait mal à
l’aise et vous agaçait. Ce n’était pas la fin du monde, Dieu merci, un simple problème supplémentaire dans le cours de cette
journée, je ferais avec. Ma pipe en bois était courte et recourbée, elle ne
ressemblait en rien à ma longue pipe. Assis sur le banc, j’essayais de trouver
les mêmes arômes que sur l’autre, peine perdue. Dépité, j’allais dans mon
bureau tapoter le clavier de mon ordinateur pour écrire un nouveau chapitre de
mon roman. Peine perdue, j’abandonnais. Je
verrais demain, la nuit porte conseil, dit-on. Lio le chat était venu se blottir sur mes genoux. Je
le caressais dans le sens du poil, il ronronnait de plaisir. Il mettait sa tête
contre mon ventre, il en voulait plus. Les animaux ont cet instinct de
gentillesse avec ceux qui les aiment. Je grondais Leila qui ne voulait pas
aller se coucher, il se faisait tard. Elle n’écoutait pas, elle était parfois
têtue. Je lui sortis mon fameux scrogneugneu, elle éclata de rire, un magnifique
rire d’enfant ponctué de hoquets et consentit enfin
à se coucher. Retourné à mon bureau, je me branchais sur youtube. Je choisissais
un western italien, j’aimais les westerns, les Italiens avaient rénové le
genre. Lorsque j’avais voulu me coucher, mon petit oiseau était dans notre lit
et prenait toute ma place. Elle avait dû rêver
et Aicha l’avait couchée avec nous aussi, je fis demi-tour et m’allongeais sur le canapé
du bureau. Je n’arrivais pas à dormir, l’histoire de ma pipe cassée et de Leila
couchée dans notre lit me perturbaient. Il était
trois heures du matin. L’écran à nouveau allumé, je regardais un second
western. Cinq heures et demie, le jour pointait,
encore blafard, mais il n’allait pas tarder à éclairer toute la plaine du
Gharb. Je me levais et sortis dans le jardin, mon petit paradis. Les
tourterelles n’avaient pas encore attaqué leur concert. Je regardais avec
bonheur les centaines de fleurs de bougainvilliers. Les portes du portail
ouvertes, j’allais flirter avec les odeurs du douar. Les mauvaises odeurs de
l’usine à sucre arrivaient jusqu’à moi. J’apercevais l’épaisse fumée noire de
sa cheminée s’élever dans le ciel. Quelques chariots tirés par des chevaux
s’alignaient sur la route en direction de l’usine, chargés de cannes à sucre,
sanglées par des cordes épaisses. Ils complétaient la dizaine de lourds camions
en file devant l’usine. Voilà, les tourterelles étaient de retour, leur chant
monocorde s’élevait dans le douar. Le bruit du tracteur de Rédouane annonçait
le début de la journée. Une camionnette s’infiltra dans l’espace restreint du
douar, pour aller où ? Elle s’arrêta devant
chez Abdelkader. Il était impossible d’échapper à notre vision d’occupants dans
un si petit endroit. Rachida était levée, elle avait sorti sa machine à laver,
c’était son jour de lessive, adieu la planche, vive le progrès. Cela me fait
penser à ma grand-mère qui lavait son linge au bord de la Juine, petite rivière
de Seine et Oise, le dos courbé, à genoux sur la
rive. Brave grand-mère que je n’avais malheureusement pas connue très
longtemps. Elle avait eu onze enfants, un véritable esclavage hérité du dix-
neuvième siècle, la misère. Aicha était également levée, les cheveux
ébouriffés. Elle me préparait mon petit déjeuner. Je sortais ma pipe en bois,
je la bourrais de tabac, l’allumais et j’aspirais la fumée. Je regrettais ma grande pipe
mais, allons, n’en parlons plus ! Tout
le douar était déjà en activité. Le monde
appartenait à ceux qui se levaient tôt, disait le proverbe! Mon petit oiseau
s’était mal réveillé, il était grognon, Leila m’avait juste embrassé sur le
bout des lèvres et s'était enfuie à l’école. Le soleil était haut, toute la cour et le
jardin étaient illuminés, il avait atteint son apogée. Ce brave soleil ne
chômait pas, infatigable depuis des millénaires, il nous éclairait de sa bonté
et nous réchauffait de l’hiver. Les autres étoiles avaient disparu du ciel. Etait-ce la pollution ? Je ne voyais plus ces
millions de scintillements de mon enfance quand je regardais vers le haut, la
nuit. Les astronomes nous donnaient quelques explications. Il y aurait près de
quatre cents milliards d’étoiles dans la Voie lactée. C’était gigantesque, mais
la pollution et l’intense éclairage nocturne des villes nous empêcheraient de
voir ces étoiles et le ciel éclairé. Je le regrettais, je ne rêvais plus de la
même façon. La lune restait visible, elle nous
troublait et nous interrogeait par ses différentes facettes. Madame aimait se
faire désirer comme une jolie demoiselle.
Hier, c’était la lune rousse, bien pleine et ronde à ravir. Elle a
beaucoup de choses à nous dire. Les savants arabes
la connaissaient bien et savaient interpréter ses signaux. Ils dialoguaient
avec elle. Je n’apercevais plus que les satellites qui tournaient à des
milliers de kilomètres de la Terre.
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Arabie assis sur la petite
charrette tirée par son âne avait remis sa
térésa. J’adorais les clochettes en laine de
couleurs qui pendaient tout autour. Il me saluait et continuait son chemin. J’entendais
au loin le bruit du tracteur de Rédouane, il devait herser le champ labouré la
veille. L’épouse du Mokkadem, (membre de l’autorité locale), décédé il y a
quelques mois était venue rencontrer Aicha, palabres nécessaires à la bonne
entente des familles du douar. La charrette s’était introduite dans le chemin du
douar en jouant de la musique sur un instrument électronique. Toutes les femmes
s’étaient alors rassemblèes
autour de l’étal, composé de chaussures, balais,
produits pour la vaisselle et le nettoyage ainsi que des
fleurs artificielles. Je n’aimais pas le plastique,
les fleurs naturelles sont tellement plus jolies. Il avait vendu quelques articles et repris sa route. Arabie revint à nouveau, sa charrette pleine de luzerne pour
ses bêtes. Il s’arrêta devant le porche pour entamer une conversation, la
terésa penchée à l’arrière de sa tête. C’était un colosse
d'au moins un mètre quatre-vingt, les épaules larges et un corps massif, pas un bonhomme à provoquer bien qu’il soit de
nature paisible. Il avait une grande famille qui logeait chez lui, dans une grande maison protégée par un haut portail en
fer peint en noir. L’avion qui atterrissait à Rabat laissait derrière lui une
traînée blanche qui se diluait petit à petit. J’étais le seul avec Arabie à
avoir planté tous ces arbres. C’était comme une petite forêt. J’avais entouré
le jardin de murs en briques recouvertes de ciment. Notre
maison, de couleur blanche, était peinte à la chaux, et
attendait des transformations qui allaient l’embellir.
J’avais envie de faire poser du carrelage sur un
mètre cinquante de haut. L’électricité ne me plaisait pas, je souhaitais que
l’installation soit plus moderne, plus esthétique.
Il existait des prises électriques au dessin plus dans le vent. Fourade, un électricien de la famille d’Aicha ferait l’affaire. La mauvaise position du moteur de la climatisation du
bureau me contrariait depuis longtemps.
L’installateur avait posé le moteur sur la terrasse du haut. Un gros fil
électrique et un conduit d’air descendaient le
long du mur. C’était laid, Fourade y remettrait
bon ordre. Je ne me voyais pas inviter famille et amis à un déjeuner sur la
terrasse avec cette anomalie. Sur la terrasse du haut se trouvaient en plus des
cordes à linge et la citerne plastique dotée du moteur
adéquat pour recueillir l’eau de la nappe
phréatique. Nous ne buvions pas l’eau récoltée, car les
champs des alentours étaient traités avec des
engrais, des pesticides et autres produits
chimiques. L’eau était polluée, impropre à la consommation. Demain nous irions à la source de Sidi Yayha du Gharb nous
ravitailler en eau potable. Nous avions deux bidons de cinq litres à remplir à ras bord. L’eau provenait d’une source
enfouie sous la prairie laissée en friche depuis une décennie. Les seuls
habitants étaient les vaches et les moutons des paysans qui venaient brouter
l’herbe généreuse. Il n’y avait aucun traitement chimique sur plusieurs
hectares d’herbe bien verte. Une station-service était logée à une cinquantaine
de mètres de la source, attirant les clients potentiels et bien au courant de
sa localisation. Pour aller à Sidi Yayha du
Gharb, il faudrait prendre la route départementale, une
jolie route bordée de chaque côté de forêts d’eucalyptus. Un seul village à
traverser sur vingt kilomètres. Ce village possédait des antennes relais hautes
d’une dizaine de mètres que l’on apercevait de très loin. Après le pont du
chemin de fer Rabat-Tanger, des travaux étaient
en cours d’élargissement de la chaussée. Nous avons dû stopper l’automobile sur
ordre d’un agent casqué et vêtu de jaune tenant à la main un drapeau rouge de
signalisation. Durant cinq minutes nous avons pu observer les manœuvres de
l’entreprise. Le rouleau compresseur faisait des allers et retours sur le côté
dégagé pour l’élargissement. Plusieurs tonnes s’appuyaient sur la terre et le
gravier déposé là par des camions lourdement chargés. Le drapeau rouge
s’abaissa, Aicha enclencha la première et démarra doucement le véhicule. Les
travaux s’exécutaient sur près d’un kilomètre. Arrivés devant le village, de
nombreux petits ânes broutaient le long de la route. C’était ici que je
viendrais chercher mon âne.A Sidi Yayha du
Gharb, un gros village sur la route nationale de Fes. Aicha avait pris la
direction de Rabat. Dépassant la
station-service, Aicha ralentit et immobilisa
la voiture devant la source. J’ouvrais la
portière arrière, pris les deux bidons pour les remplir d’eau de jouvence. Cela
nous ferait une semaine de consommation. En repartant vers
Gueddari, elle s’arrêta chez le boulanger pour acheter quatre baguettes. Elles étaient destinées à mon petit déjeuner. Elle ne put s’empêcher d’entamer
la conversation avec le boulanger. En arrivant à la maison, Leila était là. Revenue de l’école, elle jouait avec ses amies du
douar. Elle me sauta dans les bras avec deux bisous claquants sur les joues. Je
transportais les deux bidons dans la cuisine. Rachida avait fini sa lessive
qu’elle avait étendue sur les fils de la haute terrasse. Après un coup de
téléphone, Aicha était partie chercher une vieille tante dans le bout de
Gueddari. Celle-ci était très âgée, souffrait d’ostéoporose et son
dos était voûté. Bien arrivée jusqu’à nous, elle se coucha de suite sur le
canapé du salon. Aicha alla préparer le repas du soir, un tagine au poulet et
aux légumes verts. Youssef avait entrepris Leila pour sa leçon du jour. Je
m’entêtais à fumer ma pipe recourbée en bois sans retrouver la saveur
habituelle de ma longue pipe. Têtu, têtu et demi,
je m’obstinais à tirer sur le tuyau, mais rien n’y faisait ! Au bureau,
j’allumais l’ordinateur, mais je n’avais pas d’idées créatrices. J’abandonnais momentanément le clavier dans une sorte de rage. La
nuit tombait tout doucement. La lune était présente,
tout de blanc vêtue. C’était l’heure de dîner, nous nous rassemblions autour de
la table avec joie et envie en humant le fumet du poulet. Je restais à table, oubliant de fumer
ma pipe. Leila se coucha après nous avoir embrassés. J'allais me coucher. J’avais mal dormi, rêvé toute la nuit, et je m'étais réveillé de
mauvaise humeur. Le petit déjeuner préparé par Aicha
arrangea les choses. J’investis rapidement la salle de bains. L’eau chaude
bienfaisante de la douche dissipa mon humeur maussade.
La mousse du savon me recouvrait entièrement. Je
me frottais énergiquement avant de me rincer avec le gant de toilette, puis je décidais d’aller écouter le concert enchanteur des tourterelles. J’aimais ces roucoulements
en saccades lancés à la ronde. Leila arriva les yeux encore à demi fermés, elle
venait tout juste de se réveiller. Je la
regardais et m’aperçus qu’il lui manquait une dent. Leila lui dis-je, la petite
souris t’a volé une dent. Elle doit l’avoir
cachée dans ton lit. Elle se précipita pour aller fouiller sa couche et revint avec sa dent
de lait. Dans la journée, Aicha acheta une tirelire, très laide, mais c’était
une tirelire, un chat violet, pouah. Elle
n’avait pas trouvé mieux. Le soir, Leila mit sa
dent dans la tirelire pour éviter que la souris la vole.
Aicha ajouta quelques pièces de monnaie. Elle se transformait ma petite fille,
bientôt elle serait une jeune fille et adieu mon petit oiseau ! Ainsi va
la vie, les enfants nous échappent avec l’arrivée de l’adolescence. J’en avais
les larmes aux yeux. Les hommes n’avaient pas le droit de pleurer ? Je revendiquais ma sensibilité,
même si elle m’avait valu des moqueries et quelques insultes. De vilains mots
pour insulter un homme sensible et généreux, et aux tourments enfantins de ma
Leila, mon hirondelle. C’était dit, je fumais ma pipe en bois, avec l’impression qu’elle avait meilleur goût.
Curieux jour aujourd’hui…La population du douar n’avait pas été prévenue, et des camions déversaient sur le chemin des tonnes de
sable et de gravier. La commune avait décidé de remettre le chemin en état. Le
rouleau compresseur aplatissait consciencieusement le chemin devenu rectiligne
et sans trous. Il ne serait pas bitumé, il resterait en terre. Le bruit des
machines s’était tu. Aicha offrit le thé à la menthe aux ouvriers. Le chemin ne
resterait pas très longtemps praticable. Les pluies d’automne auraient vite fait de le transformer en bourbier avec
la réapparition des trous. Rachida arrivait tout excitée, Nadia avait accouché
d’un petit garçon. Quand le papa sera revenu de Casablanca, ils leur donneront
un nom. Je pensais aux souffrances des mamans mettant leur enfant au monde.
Pourquoi après des millénaires après Eve, les femmes subissaient ce même châtiment, accoucher dans la douleur? Pour Allah, un millénaire équivaut à une
minute, ce n’était pas beaucoup pour lui. Le constructeur de l’univers nous tenait
dans sa main et dirigeait notre destinée. Rachida aurait
la charge de parler au petit ange et de l’éduquer. Son rôle de grand-mère serait d’une grande importance, primordiale
même ! Femmes, je vous aime ! Je
récidivais, sans vous que serions-nous ? Vous menez le monde. Votre
intelligence, votre abnégation devant l’adversité, vous dresse au sommet de l’Olympe. Femmes, je vous aime ! La femme
est l’avenir de l’homme, célèbre vers du poète Louis Aragon que l’on ne peut
s’empêcher de citer. Mesdames soyez vous-mêmes, ne tremblez plus devant le
despotisme de l’homme. Par vous dans
l’étreinte vous concevez le monde futur. Vous êtes belles, vous reflétez le
monde dans ses différences, ses beautés. Que sommes-nous, les bonhommes ? Simplement des géniteurs prétentieux de leurs sexes.
Des individus en quelque sorte banals. Nous ne serons jamais votre égal, tant
s’en faut. Serions-nous capables d’accomplir les tâches qu’accomplissent chaque
jour ces femmes avec détermination et courage, quelquefois jusqu’à l’épuisement.
La beauté des femmes n’est que façade, à l’intérieur d’elles se dissimulent tant
de secrets. J’entends d’ici les ricanements
absurdes des machos imbéciles. Riez, vous ne connaissez que le coït, la
possession passagère d’un corps qui s’abandonne. Cet abandon n’était qu’une rose
que l’on cueillait. Je n’avais aucune haine envers la masculinité, pourquoi en
aurais-je ? Depuis des millénaires, nous avions réduit les femmes en
esclavage. L’homme tout puissant dirigeait, commandait, décidait, sans que les
femmes aient leur mot à dire. Oh, oui, je vous aimais !
Ce petit être encore rouge de
par sa naissance allait devenir un homme, puisse-t-il
devenir un homme raisonnable, plein d’attentions pour les femmes. Toute la
famille serait réunie pour fêter cet évènement, un cousin de plus pour Leila. Aicha sera la
troisième maman, elle le bercera et lui prodiguera des caresses. Quant à moi,
laissé un peu de côté par la gent féminine, je me contenterais de l’embrasser
et de l’aimer. Nadia apprenait à le manipuler avec précaution en le mettant sur
son ventre. il sentait la présence de sa maman. Elle était fière de lui donner
le sein que l’enfant tétait goulûment, Dieu que c’était beau ! Il était
temps que la famille s'en allât pour que Nadia puisse se reposer. J’adorais ces
moments de tendresse, je sortais et je m’asseyais sur le banc. Je bourrais ma
pipe, je l’allumais et aspirais la fumée comme l’enfant le sein de Nadia. La
nuit était douce, la lune avait changé de couleur et de forme. Il lui manquait
un morceau sans doute mangé par Darokuten le démon. Il faisait doux, un petit
vent venait me friser la chevelure. C’était très agréable. Les volutes de fumée
s’envolaient vers nulle part. Je laissais mon cerveau se vider. Je ne pensais
plus à rien. Ma pipe terminée, j’allais me coucher après avoir éteint l’ordinateur. Leila dormait d’un doux sommeil,
blottie sous les couvertures. La chambre était confortablement installée par
Aicha. Je m’allongeais dans les couvertures et m’endormis d’un trait. Je me réveillais
à six heures le matin, et sortis prendre l’air. Il faisait bon, les poules de Rachida étaient déjà
au travail. Rédouane était sur le pied de guerre,
assis sur son tracteur, sur le chemin de ses champs. Hassan, dirigeait ses vingt
moutons vers le pré familial avec une badine pour corriger leur parcours. J’allumais
ma première pipe, adossé au portail du jardin. Les chiens aboyaient au passage des moutons. Après Hassan, c’était Adam qui
sortait ses deux vaches. La vie à la campagne était immuable. Le muezzin de la
mosquée tout près chantait le Fajr, première prière de la journée. Aicha avait
déployé son petit tapis de prière. C’était une
obligation pour un musulman. Le jour était levé et éclairait tout le douar. Je
rentrais à la maison, où Aicha avait préparé mon
petit déjeuner. Cela sentait bon le pain grillé. Recouvert de beurre salé de
Bretagne, c’était un bon moment. Trempé dans le café noir bien chaud, je
commençais bien la journée. J’allais ensuite dans mon bureau, mettre en marche
l’ordinateur. Le clavier m’attendait pour que je frappe les premiers mots de la
journée. Ce n’était pas si facile, il fallait les trouver après une nuit de
sommeil. Je tâtonnais, effaçais, recommençais pour construire une phrase compatible avec le restant du texte. Ah, le métier
d’auteur, que de ratures pour que les mots puissent chanter. Il fallait d’abord qu’ils me fassent plaisir. C’était beaucoup de
temps passé pour rien, mais c’était ainsi. Ali, il fallait s’y faire. Je n'étais pas Victor
Hugo, ce génie que je vénérais. J'étais Ali,
petit aventurier de l’anecdote. Déjà sept heures, mon petit oiseau était venu
m’embrasser. Leila se préparait pour l’école. Elle était très belle dans sa
jolie robe blanche décorée d’une licorne bleue. C’était encore un cadeau de Tatie Mouna. Elle se rendit à
la cuisine pour déguster son petit déjeuner
préparé par Aicha. Un chocolat au lait chaud avec des croissants. La bougresse
faisait semblant de ne pas aimer ! Aicha tombait toujours dans le piège.
Elle vilipendait Leila heureuse de son initiative. Leila aimait faire des
farces et les contradictions. Le temps passait vite, déjà huit heures,
l’autobus scolaire était là, elle se précipita avec les autres enfants du
douar. Elle avait été choisie par la maîtresse pour faire du théâtre. Elle en
était très fière. Leila actrice, c’était la porte ouverte pour la renommée
internationale ! Il ne faut pas
jouer avec les enfants, leur mentir. Le théâtre à l’école n’est qu’un jeu entrant dans le système pédagogique
scolaire.
L’entreprise qui élargissait
la départementale de Sidi Yayha du Gharb était arrivée jusqu’au village, la
route était toute neuve et large à souhait. Le village aurait pu être beau sans
la saleté qui l’encombrait. La municipalité n’avait pas les moyens de payer une
entreprise comme Véolia pour ramasser les ordures. Les rives de l’oued
traversant le village étaient encombrées d’immondices
jetés là par les riverains et les commerçants. Le lit était jonché de dizaines,
si ce n’est de centaines
de pneus. C’était regrettable. Notre douar n’avait pas cette physionomie,
Dieu merci. Les habitants brûlaient
leurs ordures, ramassaient les cendres et les
jetaient au pied des fleurs ou des arbres. C’était un procédé écologique, vieux
comme le monde. Nous avions servi d’exemple pour la plantation d’arbres.
Actuellement beaucoup en avaient planté quelques-uns devant chez eux. Ce
n’était pas le cas avant notre arrivée. Les habitants n’y pensaient pas. Leila était revenue en
sautillant avec une fleur de pâquerette à la main. Elle me l’offrit en
arrivant. Elle savait que j’aimais les fleurs, même les plus humbles. Ce geste
me touchait énormément. Mon petit oiseau avait des
gestes forts. Elle entra à la cuisine prendre son goûter. Elle alla se laver les
mains et sortit dans le jardin jouer avec Pilou. Mon bichon remuait frénétiquement la queue en mettant ses pattes sur les
genoux de Leila. Les chats jaloux venaient se frotter contre les jambes de la petite. J’avais réussi à réparer ma pipe, alors, finie ma vieille pipe en bois, je retrouvais
les arômes habituels du tabac. J’étais content.
De l’autre côté de la ligne de
chemin de fer, les structures en béton du premier immeuble étaient dressées.
Les vides entre les piliers seraient comblés par
des briques jaunes en laissant place aux fenêtres. Le panorama habituel serait changé d’ici quelques mois. J’avouais que cela ne
me faisait pas plaisir, mais que faire contre l’évolution programmée des
campagnes. Les trains à grande vitesse circulaient dorénavant de Tanger jusqu’à
Casablanca en deux heures. Fichtre, ils allaient
très vite. Tout s’accélérait, c’était fou ! Les enfants se moquaient de
moi parce que je ne savais pas me servir du téléphone portable. Les temps changeaient. Eux aussi seront dépassés à un certain
moment.
Un incendie avait
éclaté dans forêt d’eucalyptus proche, les flammes et les fumées s’apercevaient
de chez nous. Ce serait encore la destruction de la forêt tellement nécessaire
à notre destinée. J’en avais mal au ventre. Les voitures de pompiers faisaient résonner leurs sirènes et leurs pimpons
sonores bien au-delà du village. L’incendie n’avait été circonscrit que cinq
heures plus tard. La forêt n’existait plus, des
milliers d’arbres avaient disparu. L’odeur de
brûlé stagnait sur la zone, incrustée dans l’air ambiant. Je pensais aux
animaux de la forêt, avaient-ils pu s’échapper ? Tout le monde s’en moquait, moi, je m’interrogeais. Combien d’hectares avaient
disparu avec le feu ? Les pompiers étaient de retour, harassés par leur
travail de sauvegarde. La forêt faisait partie de notre vie, elle collait à
notre peau, viscéralement notre. Ces grands eucalyptus maîtres du temps, plus que
centenaires, grimpant tout droit vers le ciel sans l’encombrer. J’avais de la
peine pour ces arbres aux senteurs particulières, distributeurs
de vie. J’avais de la peine pour la destruction de ce
panorama unique, typique, pour la disparition de
ces tapis de verdure nichés à la hauteur des branches hautes. J’avais de la
peine pour ces centaines d’oiseaux qui avaient colonisé la forêt. Arabie était
arrivé en traînant les pieds, c’était sa façon de marcher.
-ça pue dit-il, en remettant d’un geste sa
térésa sur le haut de sa tête. La fumée allait rester plusieurs jours à nous
encombrer les bronches. Quel malheur !
-Ce nuage de
fumée et leur odeur persisteront durant deux ou
trois jours, répétais-je. Et les animaux aussi seront incommodés.
Effectivement, l’odeur
était forte, rien à voir avec celles du grill ou
du four à bois. Aicha apporta le thé à la menthe sur la table du jardin avec
les petits gâteaux au miel. Driss et Rachida profitèrent de l’aubaine. Nadia
apparut avec son bébé joufflu chaudement emmitouflé faisant
l’admiration de tous. Rachida prit le bébé dans ses bras et le berça tendrement
contre elle. Il pleura, Nadia sortit son sein volumineux de son corsage pour la
tétée. Le bébé aspira goulûment le lait nourricier, magnifique
image. Driss regardait sa fille, c’était le commencement du monde. Les deux
eucalyptus du jardin se balançaient doucement sous la poussée du petit vent. J’aimais
cette image des arbres qui se balançaient doucement, rien que pour nous.
C’était une offrande. Il fallait accepter ce cadeau des
arbres, nos amis.
Driss
souffrait des jambes, elles portaient son corps toute la journée, pliées par
les sacs de farine de cinquante kilogrammes sur ses épaules. Le lendemain
matin, il souffrait toujours, avait du mal à se déplacer. Il décida de se
rendre chez un aleizam, rebouteux à la réputation régionale. Nous avons
traversé une partie du Gharb pour arriver sur un tout petit chemin. La campagne
n’était pas jolie, plutôt monotone. La maison de
l’aleizam était vaste, bien exposée. Quatre patients attendaient la
consultation. Le rebouteux officiait dans son salon,
assis sur le tapis. Driss s’approcha du guérisseur et lui expliqua son
problème. Les jambes de son pantalon remontées, l’aleizam commença par palper
les jambes et les muscles de Driss à des endroits précis. Cela dura plus de
trente minutes. Il régla la consultation, avec cent dirhams. Quand il se leva, il ne
ressentait plus de douleurs aux jambes. J’en parlais au médecin, celui-ci me dit qu’il existait une médecine
ancestrale au Maroc pour soigner les muscles, réparer les os. Arrivé à
Gueddari, Driss marchait normalement, Ce n’avait
pas été un voyage négatif ! Dans les campagnes de France l’on trouve aussi
des rebouteux renommés. Quel courage avait Driss, qui
avait retrouvé ses jambes, abdelilah ! Soulever une centaine de sacs de
farines de cinquante kilogrammes par jour pour les
porter de la réserve aux camions. J’avais une certaine admiration pour
Driss. Il ne se plaignait jamais. Je n’aurais jamais pu faire cela.
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Je décidais de visiter Chefchaouen, une envie qui me
démangeait depuis longtemps. Leila faisait la tête, elle préférait
rester avec ses amies du douar. Je restais intransigeant et nous voilà donc partis avec Pilou. Arrivés à Chefchaouen, nous en
prîment plein les yeux. Leila, si mécontente au départ, s’émerveillait de la ville
bleue. Papa, latif, que c’est beau !
J’étais également sous le choc de sa splendeur et
je me remémorais son histoire, volée à Wikipédia. Chefchaouen
était perchée dans la montagne à six cents mètres de hauteur. Son nom provenait
du Berbère Achawen, qui veut dire ses cornes. Chefchaouen possède vingt
mosquées et dix-sept mausolées, c’était énorme
pour cette petite ville, que nous avons parcourue de haut en bas dans les ruelles étroites et toujours
bleues. Il y avait un nombre impressionnant de commerçants et d’artisans ainsi
que des gîtes pour les touristes. J’achetais une térésa pour ressembler à
Arabie. Nous étions revenus heureux et comblés par cette visite. J’avais pris
de nombreuses photographies avec Leila et Aicha. Leila était si contente,
qu’elle prenait la pose comme Marilyn Monroe. Nous étions contents d’être
revenus et nous racontions notre voyage à Driss
et Rachida. Je me coiffais de ma térésa achetée à Chefchaouen, mais elle ne convenait pas
du tout à ma tête et j’en fis cadeau à Driss. Rachida
avait préparé le repas durant notre absence.
Poulet grillé et pommes de terre. Le bébé se mit à pleurer,
signe qu’il fallait lui donner le sein. Il
tétait goulûment. Ce voyage m’avait mis de bonne humeur, j’étais revenu comblé,
mais fatigué par la marche dans les escaliers. J’allais me coucher, laissant
Aicha et Rachida discuter. Je rappelais à l’ordre Leila,
qui avait toujours autant de difficultés à se coucher. Demain elle allait à
l’école. Elle était encore tout excitée de ce voyage à Chefchaouen. Toutes les
maisons étaient bleues, me dit- elle, même les escaliers ! Cela l’avait
marquée. Le Maroc possédait des bijoux comme
Chefchaouen. Ouarzazate aussi,
que j’aimerais visiter pendant
les grandes vacances, un lieu où de nombreux westerns ont été tournés. Ce sont
des splendeurs qu’un Marocain doit connaître dans le pays qui l’a vu naître. J’ai visité les
grottes d’Hercule à Tanger, c’est fou ce que le
vent et l’eau étaient capables de réaliser. Hercule et sa merveilleuse légende de
la colonne de Jbel Moussa et de Gibraltar. La séparation des deux continents. La
mythologie grecque est riche en histoires de Dieux et de titans. C’est un régal de les lire
dans l’Iliade et l’Odyssée. J’espère que ma
petite Leila aussi aimera lire et plongera avec
délice dans les pages. Je l’aiderai en lui offrant à chaque fois des livres
correspondants à son âge. Je pensais encore longuement à Leila avant de
m’endormir. Je me réveillais tard, sans doute à
cause de rêves qui avaient encombré mon esprit
une bonne partie de la nuit. Sept heures du matin, ce n’était pas dans mes
habitudes. Je filais à la cuisine où Aicha avait disposé mon petit déjeuner sur
un plateau. Après l’avoir englouti, encore un peu groggy par ce long sommeil,
j’allais regarder mes arbres, ces merveilles de la nature. L’air était encore saturé
des senteurs de l’incendie. Une odeur fade et
stagnante. J’allais acheter des pommes de terre au
village où les discussions allaient bon train. La gendarmerie aurait
arrêté le pyromane de la forêt. Ce n’est que
deux jours plus tard que la population de
Gueddari apprit la vérité. En fait, un
adolescent qui gardait ses moutons aurait fait un feu pour se réchauffer, un feu qui a couru
dans les brindilles et les herbes sèches de la forêt.
L’eucalyptus par son essence est sensible au feu et s’enflamme
rapidement, et la forêt s’embrasa!
L’adolescent risquait d’être condamné lourdement
pour son geste irréfléchi. Au moins, le gosse en avait réchappé avec ses
moutons en s’enfuyant sur la route. Je n’avais pas encore fumé ma pipe
aujourd’hui, Curieux, que m’arrivait-il ?
Les fleurs des arbres fruitiers avaient disparu, elles étaient remplacées par
des petits boutons qui se transformeraient
rapidement en de jolis fruits. Les
bougainvilliers et les géraniums étaient toujours en habits de noce. Je
m’attendais à une plus grande production d’olives que l’année dernière. J'allais
acheter une petite presse pour faire de l’huile. Fabriquer
sa propre huile d’olive, c’était réalisable ! Je m’en réjouissais à
l’avance. Un des arbres me
donnait de succulents fruits. Ils ressemblaient à des fraises. Je ne connaissais
pas le nom de cet arbre. J’ai regardé sur internet
et ce doit être un morus nigra. J’avais aussi deux palmiers offerts par
des amis. Ils avaient maintenant atteint la hauteur respectable de trois mètres.
L’épouse du mokkadem cherchait son cheval qui s’était échappé. Elle faisait
tout le tour du douar pour le retrouver, et les
enfants l’aidaient dans sa recherche. Ils le retrouvèrent près de la voie
ferrée. Les animaux ont aussi leurs humeurs. Elle le prit par la corde qui le
retenait et il se laissa conduire jusqu’à l’écurie.
Il y avait toujours quelque chose à raconter au douar. La femme du mokkadem
vint nous rendre visite et remercier Youssef de l’avoir aidée. Nous en profitâmes pour boire le thé à la Menthe et
le qahwa, café pour moi. Les petits gâteaux au miel n’étaient pas ignorés. Ils
étaient grignotés par Leila et ses amies du douar. Nous devions penser à offrir un cadeau au gendre de la femme du mokkadem,
ll m’avait offert un superbe tarbouche que j’appréciais beaucoup. Le douar
était le lieu de rendez-vous des familles, des amis. Les obsèques se faisaient
à la robiya, la campagne, les mariages également, et pratiquement
toutes les familles du
voisinage étaient invitées. C’était un
lieu privilégié. Je croyais même que c’était le quartier de Gueddari le plus
remuant, bien que décentralisé. Les autres douars venaient en groupes de temps
en temps. Moi, l’étranger, j’aimais ces fêtes de quartier.
Un de ces lendemains de fêtes, j’étais patraque, pas en grande forme.
Le douar dormait toujours, seul Rédouane manœuvrait son tracteur, accomplissant des allers-retours dans le champ d’à
côté. Les tourterelles avaient attaqué leur adagio sur des notes perchées, dissimulées
dans les eucalyptus. J’attendais leur chant chaque matin. J’étais un public
attentif. Leurs roucoulements me mettaient de bonne humeur. J’allumais une
pipe, la première, toujours la meilleure. J’attendais
mon tabac habituel que je ne retrouvais pas en raison
des mesures du Maroc envers l’Espagne. Pour la pipe c’était un tabac
évolué avec beaucoup de goût, l’Amphora, et les cigares étaient des cigares de
Havane protégés dans des étuis de verre. Lorsque les choses redeviendraient normales entre les deux pays je
retrouverais mes habitudes. C’étaient de petites choses pour les autres, mais
importantes pour le consommateur. Je m’étais arrêté de fumer à quarante-cinq
ans, lors du cancer de mon épouse. Mais j’avais
recommencé à quatre-vingt-un-an. Je
m’étais dit que mon âge avancé me permettait de me faire plaisir et de passer
outre les recommandations du docteur. C’était le seul plaisir que je m’octroyais.
Je ne buvais plus d’alcool, alors une pipe de temps en temps… Je pourrais
acheter en ligne mes produits préférés, mais je n’avais pas confiance. Je préférais
attendre la réouverture des frontières entre le Maroc et l’Espagne. Leila voulait
m’aider à allumer ma pipe, cela ne marchait pas à tous les coups. La technique
du briquet s’apprenait. Tous les matins depuis quelques jours, elle m’apportait
des petites pâquerettes cueillies dans le pré. Je les mettais sur mon bureau. C’était
charmant et cela faisait plaisir à Leila. Elle avait d’autres idées charmantes
comme celles-ci.
Un
jour, un accident s’était produit devant l’usine
de sucre. Un camion lourdement chargé de cannes avait
glissé sur le bitume et embouti la clôture de
béton sur plusieurs mètres. Choqué, le chauffeur
avait été amené à l’hôpital de Kénitra pour des examens. Heureusement pour lui,
il ne souffrait que de commotions, Inch Allah.
Les cannes restées sur la chaussée, arrosées par la
pluie et écrasées par le poids des camions,
avaient rendu la chaussée très glissante. Cet accident qui
obstruait l’entrée de l’usine, avait attiré beaucoup de riverains, et les commentaires allaient bon train. Une pelle
mécanique arriva bientôt, qui souleva et déplaça
le camion. Tout était remis en ordre. Il était de
nouveau possible d’entrer dans l’usine pour décharger la canne à sucre. Ce genre d’anecdotes générait de l’animation au
village. Le patron du camion était arrivé de Sidi Kacem pour vérifier l’état du
véhicule et prendre des
nouvelles, plutôt rassurantes, de l’état de santé de son chauffeur. Le camion présentait sur le côté droit un large
enfoncement. La roue droite semblait en mauvais état,
et il faudrait tracter le camion chez un garagiste pour constater
l’amplitude des dégâts et établir un
devis. Le chauffeur sortit de l’hôpital vingt-quatre heures plus tard, encore sous
le choc de l’accident. Le patron donnait des ordres, demandait
une expertise avant de faire réparer le camion et d’envoyer la facture à Sidi Kacem. Les dégâts
mécaniques étaient peu de chose à côté de ceux occasionnés au corps humain. Je
rentrais à la maison tout doucement, sans précipitation. J’avais dit à Aicha ce
que je venais de voir et les conséquences que cela avait eues. J’ouvrais
l’ordinateur pour me renseigner sur la Consumar. Cet accident m’avait appris
que l’entreprise Consumar avait huit unités industrielles au Maroc. Après
quatre-vingt-dix ans d’existence, elle exportait dans quarante pays. Elle
travaillait avec quatre-vingt- mille agriculteurs partenaires. Cinq mille
emplois directs ou indirects concernés. C’était une entreprise d’importance. J’avais
glané ces renseignements dans internet. Sous des apparences un peu désuètes,
elle rebondissait à l’international ! Comme souvent c’étaient des choses
que l’on ignorait. Il fallait un nouvel éclairage comme cet accident pour
reconnaître l’utilité de cette entreprise. L’épouse de Younes
y travaillait comme cuisinière. Il m’en dirait
plus demain. Je sortis fumer une pipe sur le banc. Je réfléchissais encore à
cet accident qui aurait pu être fatal au chauffeur. Conduire ces mastodontes n’était
pas de tout repos. Un Mercedès Truk par exemple avait une puissance de 399
chevaux avec une boîte automatique. Son empattement était de 4 mètres 40, sa
longueur de 9 mètres 60. La cabine était climatisée. Son poids à vide était de
9 tonnes 79 et sa charge utile 16 tonnes 21. Après avoir écrit cela, je me
demandais si je ne faisais pas de publicité pour Mercédès ? J’allais leur
demander des indemnités. C’était fou de constater que ces monstres roulaient
sur les routes à quatre-vingt -dix kilomètres à l’heure ! C’était encore
plus fou de constater que c’était quelquefois une toute petite femme qui était
au volant de ce véhicule. Bon, J’arrête ces digressions **automobilistiques** et je reviens à nos
moutons. La nuit tombait, floue avec encore des traînées de jour en fond du
décor. La lune était là en morceaux, allait-elle
disparaître complètement dans la nuit des temps ? Mais
non, elle reviendrait inexorablement, toute blanche, bien ronde et bien portante. Quelle que
soit la lumière du ciel au travers des nuages,
elle serait là. Elle était tenace, elle se cachait
une partie du mois pour revenir nous tirer la langue. Fascinante, envoûtante, inquiétante :
la Lune, unique satellite naturel de la Terre, alimentait les mythes et
croyances depuis des millénaires. La lune, patronne de la sorcellerie et de ses
attaches. L’on pourrait écrire plusieurs pages sur les secrets de la lune. Les
sorcières du moyen âge s’enduisaient certaines parties du corps avec des sucs de
mandragore aux vertus psychotropes. Cela leur permettait de s’échapper de la
réalité les nuits de pleine lune. Elles déliraient, les paysans qui assistaient
au Saba croyaient qu’elles s’envolaient sur le balai du diable. Quand elles
étaient prises sur le fait, les évêques les faisaient condamner au bûcher.
L’époque n’était pas au pardon ! Quand je racontais cela à Leila, elle
avait peur et se réfugiait dans mes bras. J’avais du mal à la consoler. Le lendemain, je me réveillais
dispos, et
après
une bonne douche chaude, je filais à la cuisine pour mon petit déjeuner. Il n’y
avait pratiquement plus de beurre salé. Il n’y n’en avait pas au village. Il
fallait filer à Sidi Slimane, cinquante kilomètres et en profiter pour faire
ses courses du mois sans rien oublier. Les grands magasins se trouvaient à Sidi
Slimane ou bien
à Kénitra, encore plus
loin, à soixante-dix
kilomètres. En revenant de Sidi Slimane Aicha s’arrêta dans un village. Il y
avait un souk, elle voulait des légumes verts, mais en même temps, elle
m’acheta une paire de sandales. Les chiens aboyèrent à notre arrivée et les
chats vinrent à notre rencontre, c’était les retrouvailles. Pilou jeta ses
pattes sur mes jambes en me léchant les mains. Les animaux ne vous oublient
pas, ce sont de véritables amis. Aicha porta les courses sur la table de la
cuisine. A
travers la grille de protection, le merle était là, et Il tapait contre le carreau, pour
avaler les mouches qui étaient collées. Il était là dès le matin à notre
réveil, faisant de l’équilibre. Il se mettait dans toutes les positions
derrière cette grille avec une
facilité déconcertante. Le carreau était sale, Aicha devrait le nettoyer. Le
train à grande vitesse se faufilait sur les rails d’acier, à peine l’avions-nous entendu et aperçu.
Il filait vers Casablanca.
Beaucoup de choses avaient été
faites provisoirement dans la maison. Il était temps d’y mettre bon ordre. Les
prises électriques étaient bancales et inesthétiques. C’est facile à remettre
en état. Il existe des rails en plastique sur lesquels se glissaient les prises
joliment u dessinées. J’aimerais refaire les
murs intérieurs enduits
de chaux.
Ils étaient décrépis, la peinture
laissait place à de larges auréoles. Là, j’aurais besoin d’Abdelkader. C’était un travail de titan, piquer
toute la chaux des murs, libérer la brique de son revêtement et la couvrir de ciment avant d’appliquer plusieurs couches de peinture. Cette
maison avait plus d’un siècle, elle appartenait à la maman d’Aicha. Les matériaux étaient
ceux de l’époque. Cela serait plus facile de coller des panneaux de
placoplâtre. A
voir avec
Abdelkader. Tout devenait compliqué et onéreux. Les matériaux nouveaux n’existaient
pas à Gueddari, il fallait aller les chercher à Kénitra, tout un voyage. Si je
ne faisais rien, la maison tomberait en ruine. Je m’y refusais. J’avais déjà
effectué de nombreux travaux tels que l’agrandissement de la salle de bains. J'avais ouvert
également sur le pré une grande cuisine pour Aicha. C’était peu dans le
contexte particulier de l’habitation. Le plafond était une dalle en béton sur laquelle était
étendu le linge et qui supportait une cuve de réserve d’eau. À la saison des pluies,
l’humidité s’infiltrait dans le béton qui marquait sa présence par de larges
auréoles. Abdelkader avait collé des bandes de goudron sur toute la surface de cette dalle. Tous ces travaux n'étaient
pas gratuits, ils nous coûtaient les yeux de la tête. J'allais procéder par
étape. En premier lieu, construction d’une véranda pour protéger le mur extérieur, puis un moteur pour nous donner
l’électricité durant les coupures, nombreuses et longues à Gueddari, allant parfois jusque quatre ou cinq heures.
Ensuite, pose d’un carrelage sur
ce mur extérieur jusqu’à un mètre cinquante de hauteur. Nous avions besoin de souffler avant de
demander à Abdelkader de s’occuper des murs intérieurs.
J’avais reçu une
bonne nouvelle, mon ami américain viendrait nous visiter avec son fils aux grandes vacances. C’était
un grand ami, l’on ne communiquait pas beaucoup, mais l’on pensait beaucoup
l’un à l’autre. Je l’avais connu en Guadeloupe. Il avait perdu ses
papiers et je l’avais aidé en
l’amenant au consulat américain, et sa présence aux Antilles fut régularisée en lui délivrant de nouveaux papiers. Ed,
c’était ainsi qu’on appelait, était professeur à Rochester dans l’Etat de New York. Il
parlait de nombreuses langues, je ne sais plus combien. Il avait une réelle facilité avec les
langues étrangères. Il parlait parfaitement le français et l’italien, et je crois qu’il avait
des notions de russe et d’allemand. J'étais heureux de le revoir. Il viendrait au retour d’un voyage en Egypte. Il
voulait voir les pyramides. Il était d’une grande curiosité
intellectuelle, tout l’intéressait. Le Nil et les pyramides allaient lui
procurer un plaisir intense. Il me raconterait tout cela lors de sa visite. Il
avait la passion du détail. C’était passionnant de l’écoute. L’entendre, c’était vivre son
épopée. Il allait me raconter l’histoire de la reine Néfertiti, des porteurs de
pierres de taille venues d’ailleurs. La pose de ces énormes blocs de pierre
l’une sur l’autre, jointés au millimètre. Les dédales internes à la pyramide pour sauvegarder
l’urne funéraire du grand pharaon. C’était merveilleux, je rêvais déjà. J’avais
hâte de l’écouter. Ma fille devait venir également accompagnée de ma petite
fille Chléa, qui s’était égarée chez Mac Do, alors qu’elle avait un cursus
scolaire impressionnant. Elle était à l’université et avait tout abandonné. Très intelligente, elle
réussissait tout ce qu’elle entreprenait. Elle était également musicienne,
guitariste et violoniste, jouait dans un orchestre, et j’en étais fier, moi qui n’avais jamais pu
jouer du pipeau. Papa était très doué également. Il dessinait à merveille et
jouait du banjo. Il ne connaissait pas la musique. Il jouait à l’oreille. Moi, je vous l’avais
dit, je n’avais pas leurs qualités, j’étais incapable de tirer trois notes de
mon harmonica. Je ne savais pas dessiner en dehors de gribouillis infects. En
fait, j’étais le seul de la famille à ne pas être un artiste. Mon épouse Aicha était
également une artiste, une excellente cuisinière qui aurait dû recevoir une toque d’or
honorifique. Elle était
l’archiduchesse du couscous marocain, la maîtresse du tajine, et savait disposer les mets dans
les plats avec une
exquise délicatesse. Elle n’était pas en reste non plus dans la pratique de la
pâtisserie. Elle savait manier la pâte, la réduire en objet du désir. Et moi,
et moi, je n’étais rien, je ne savais rien faire. Mes vieux os m’empêchaient de
faire des travaux que j’exécutais sans problème dans le temps. J’adorais repeindre
les pièces de la maison. Revêtir les murs de papiers peints, faire des petits
travaux par ci, par là. Baraka, c’était fini, j’avais mal partout, mais c’était
normal, je ne me plaignais pas. Quand l’on avait la chance de vieillir encore
en bon état, c’était merveilleux d’accompagner le temps. De suivre encore ses
enfants, sa famille, Abdulilah, trop d’humains n’avaient pas cette chance. J'étais vieux, mais pas
trop racorrni. J’avais laissé mes rides de croisières au Bon Dieu. J’aimais la
vie, le rire. Découvrir encore des fleurs, écouter le chant des oiseaux. J’étais à l’âge des amours étourdis. Un
geste, une pression des doigts sur la paume de la main suffisaient. Pourquoi parler quand l’on
se comprenait. Un seul regard et l’on savait ce que l’autre désirait. C’étaient
des instants partagés par les émotions intimes. Il n’y avait que l’autre qui
comprenait, mais Il en avait fallu des années pour en arriver là, à l’intime connaissance du
temps, de la réflexion. Plus rien ne vous arrêtait, tout était compris, même le
soliloque. Les pensées cachées ne l’étaient plus pour l’autre. Il les devinait.
Je savais que cela paraissait bizarre, mais c’était ainsi, elle me regardait,
je comprenais de suite sa question. Je me réfugiais dans le silence, ainsi étaient
les complices. Les émotions étaient nombreuses lorsque l’on vieillissait. Nous
les cachions, mais elles pouvaient se retrouver sur votre visage. Dans un
sourire aussi ou dans les plis de vos yeux. La vieillesse n’était pas un
handicap, mais le sursaut de notre jeunesse. C’était un moment de bonheur à
savourer à deux et en famille.
La journée était
triste, curieusement il y avait de l’orage. Ce n’était pourtant pas la saison. Nous l’entendions
au loin gronder, distiller sa rage. Les éclairs diffusaient des messages
incompréhensibles. La pluie était arrivée, brutale, bruyante. Elle frappait le
carrelage de la terrasse en une cadence organisée par Thor, le Dieu tout
puissant des orages, et s’immisçait dans notre petite vie. Le grondement du tonnerre et des
éclairs résonnaient dans les prairies. À qui faisait-il la guerre ? Il
combattait les dragons invisibles des enfers, Thor l’invincible !
L’orage s’éloignait en quelques traînées lumineuses et vaporeuses, poussées par
les chevaux du ciel. La pluie avait détrempé la terre, mais le soleil remettrait vite
le chemin en état. Thor combattait les démons plus loin dans la plaine du
Gharb. Cette séquence de la journée avait rompu le charme. Curieusement, mes
doigts ne trouvaient plus de mots assez justes sur le clavier. Ils ne s’emboîtaient
pas dans les restes de phrases laissées en suspens durant l’orage. Je restais démuni,
stérilisé, l’esprit vide. Dépité, j’abandonnais mon fauteuil. Le rêve perçu
pendant l’orage m’avait fait perdre le fil de mon histoire. Je bourrais ma
pipe, je l’allumais et tirais une bouffée en rejetant la fumée sur les feuilles
du jardin. C’était un geste symbolique qui exprimait un ras le bol. J’étais inutilement
énervé. Pilou comprenait tout, venait se coucher sur mes pieds, me lécher les mains. Aicha s’attardait à parler avec Rachida,
elle n’osait pas venir me déranger. La grosse moto de Fourade, le cousin d’Aicha, était venue se garer
dans la cour. Il venait voir les réparations qu’il aurait à effectuer. Cela
m’inquiétait un peu. L’achat des matériaux, son travail, cela allait encore me coûter cher. Il travaillait très bien,
il officiait tant dans la plomberie que
dans l’électricité. C’était un bon ouvrier. Nous étions dans une période
difficile. Il comptabilisait les pièces à acheter : un rail de deux mètres
de long pour fixer douze prises de courant. Du fil pour raccorder les prises
entre elles. Un chauffe-eau électrique de cinquante litres pour remplacer
l’ancien, irréparable. C’était tout pour l’instant, mais nous savions que les
travaux généraient toujours des surprises. Nous nous mettions à table, Fourade
dînait avec nous, cela allait de soi. Aicha avait préparé une gigantesque pizza :
Viande hachée, oignons, ails, persil, fromage, piment et arômes marocains.
Leila adorait cela. Chacun prenait dans le grand plat rond, avec ses mains, en
volant les plus gros morceaux. C’était une bataille stratégique pour finir de
manger son morceau avant les autres. Il y avait quelquefois des jeux de tables un
peu fous au détriment de la bonne tenue en société. C’était le cas ce
soir-là ! Je m’éloignais
un peu pour
m’allumer une pipe. Ma mauvaise humeur avait disparu, l’ambiance familiale
avait eu raison de mon énervement passager, tout allait bien. Revenu à table auprès de la famille,
j’écoutais la conversation en cours. Rachida faisait des confidences rares sur
son origine. Elle avait les yeux mouillés. Son arrière- grand-mère était
esclave chez un très riche propriétaire d’origine Amazigh. Sidi Ahmed Ben Karek
avait quatre femmes, comme le permet la religion musulmane, si l’époux peut les entretenir. Les
cinq esclaves étaient d’origine africaine, sans doute Malienne. Rachida n’avait
pas la peau noire, juste légèrement foncée
après des métissages. Sa grand-mère Jaya était décédée vers mille neuf cent
cinq, après avoir eu trois enfants de son maître. Rachida ne connaissait pas exactement la date
de son décès. Kenza, l’une des filles de Jaya, avait eu de Ali, fils de Sidi Ahmed Ben
Karek, quatre
enfants.
Celui-ci, désirant se rendre à la Mecque, se confia à l’imam. Frère, lui dit l’imam, Allah
te serait reconnaissant si tu libérais tes cinq femmes. Ali revenu de la mosquée réfléchit longuement. Le lendemain matin, il
convoqua ses cinq femmes esclaves et leur dit :
-Sœurs, j’ai décidé, pour qu’Allah ait pitié de moi, de vous libérer. J’alloue à chacune d’entre vous une propriété de deux
hectares. Vous pourrez ainsi
bâtir une maison et cultiver la terre.
Sidi Ali Ben Karek avait hérité de l’immense fortune de son père. Il
possédait mille hectares de terres. Aliya, enceinte de sidi Ali, donna naissance à Noûr
après sa liberté. Noûr se maria avec Mohamed Guélati. Elle donna naissance à
trois enfants dont Rachida, laquelle épousa Driss dont elle eut elle aussi trois enfants. J’avais
écouté silencieusement l’histoire familiale de Rachida. C’était toute
l’histoire du Maroc développée en quelques mots. Je connaissais les difficultés
qu’avait rencontrées la France sous son protectorat pour abolir l’esclavage, avant le traîté de Fes en 1912 et
la doctrine du Protectorat en 1925. L’histoire de Rachida avait établi le silence autour de la
table. Elle nous regarda comme si elle nous avait fait du mal. Driss lui embrassa
le front.
Rachida avait
sorti sa machine à laver sur la terrasse. Nadia, tenant son bébé dans
les bras, s’était assise sur un fauteuil à côté de la
machine. Elle donnait l’impression d’écouter le bruit du moteur. Les familles
ont de lourds secrets à porter. Rachida avec son récit d’hier soir avait rompu
une fois pour toutes avec les fantômes du passé. Elle s’était libérée de toutes
ces querelles intimes attachées à l’enchaînement de sa famille, loin de ses
origines. Je fumais ma pipe en tirant sur le tuyau. J’envoyais la fumée vers
les feuilles des arbres. Je me levais du banc et sortis faire un tour dans le
verger. Je surveillais mes oliviers et la pousse des fruits encore tout petitsLes moutons de
Driss broutaient dans la prairie sous sa surveillance. Le soleil était haut, il
faisait chaud, j’aimais cela. Le train passa rapidement, à peine visible, tant
sa vitesse était impressionnante. Il filait à plus de deux cents kilomètres à
l’heure pour se rendre à Casablanca. Cela me laissait indifférent tant la
nature était belle. Les champs bien alignés aux couleurs variées en fonction des cultures. L’homme avait
créé par son travail une géométrie particulière à l’agriculture. La plaine s’alignait entre de timides
collines en carrés et rectangles verts ou jaunes suivant les saisons. Le
Gharb était une immense plaine s’étendant jusqu’aux contreforts du Moyen Atlas.
Elle serait monotone s’il n’y avait pas ces collines pour l’égayer. Elles
s’élevaient soudainement avec un village perché dessus. Pourquoi la terre avait-elle
eu besoin d’un coup de surgir de son horizon ? Certains avançaient que ces
collines étaient les plis de la robe du Gharb. Elles voulaient plaire au
soleil. Elles y réussissaient fort bien. Les monticules de terre sur lesquels
les petits villages s’étaient blottis contre des bosquets d’eucalyptus avaient
un air de cartes postales. Nika, le Dieu du soleil regardait cela d’un air
goguenard. Il n’y avait plus d’esclaves à protéger, Dieu merci. Nika intervenant
dans les temps anciens en Asie pour protéger les esclaves qui le vénéraient !
Le Gharb nous réservait des surprises avec la région vinicole de Meknès,
autrefois appelée Volubilis,
où il y avait
toujours eu une production agricole. Ses vins étaient réputés, classés, et destinés en priorité à
l’exportation. Les Marocains, fervents musulmans, ne buvaient pas de vin, interdit par l’Islam. Le
Gharb était le grenier du Maroc. Il fournissait les céréales, les légumes, les
fruits, le riz, la betterave sucrière, la canne à sucre sans oublier le tabac.
Toute cette production au sein des six mille kilomètres carrés de la plaine du Gharb, plaine qui s’adossait à
l’Atlantique jusqu’aux prémices du Rif. Le petit port de Kénitra était devenu, avec
le temps, une ville importante et semi-industrielle. Je vivais dans ce grenier,
dans l’abondance de biens du Gharb. Le souk du jeudi reflétait la richesse de
la plaine. Les artisans étaient nombreux et proposaient des produits de qualité: tapis, articles ménagers ou
artisanaux, souliers, chapeaux, sacs et autres frivolités qui s’envolaient rapidement.
Je devrais toucher une indemnité pour avoir fait la publicité de la région du
Gharb. Nadia donnait le sein à son bébé qui n’avait pas encore de nom. Elle
était heureuse. Rachida prenait beaucoup l’enfant dans les bras en lui parlant. C’était l’ABC de l’éducation.
Elle se rappelait des histoires que sa maman lui racontait quand elle avait
huit ou neuf ans, l’âge de Leila. Elle les raconterait à Leila à son tour.
L’histoire du mouton qui s’évadait de sa bergerie et qui voyageait à travers le
pays. Il rencontrait des gens bizarres. Une sorcière voulait le transformer en
papillon pour qu’il puisse voler de fleur en fleur. Il voyait un vieux flûtiste
et sa zamar dont la musique enchantait celui et celle qui l’écoutaient. Elle
lui faisait voir des paysages extraordinaires. Il rencontra Abouch dans la
montagne, la licorne qui allait sur la lune quand elle était rouge. Elle lui
proposait de l’amener avec elle. Rachida connaissait beaucoup d’histoires comme celle-ci à raconter aux enfants. Elle avait un cœur
gros comme le Siroua de l’Atlas. Le bébé de Nadia avait enfin son prénom : Walid. Je m'étais amusé
à lire son signe astrologique et ce qui en découlait : Walid signifiait,
Nouveau-Né Chéri, cela commençait bien. Le signe astrologique associé était le bélier, sa couleur serait
le jaune, son numéro de chance serait le 4… Il était évident que je ne croyais pas une seule
seconde à l’astrologie, mais c’était amusant de voir ce que ces voyants de
littérature avaient imaginé. Seul Allah commandait notre vie ! Je souhaitais
à ce bambin tout le bonheur du monde, qu’il ait une vie heureuse, et pleine
d’amour. Un nouveau-né représentait la naissance d’un Nouveau Monde, celui qu’attendait
impatiemment l’humanité, cette humanité déchirée par les guerres et la misère depuis des siècles. Je croyais à la fin
des conflits, je croyais à la fraternité entre nous tous. Shaiitan pour le
moment avait pris le pouvoir sur nos esprits, mais il serait vaincu et jeté
dans le brasier de ses propres enfers. Une magnifique toile du grand Raphael
conservée au Louvre - Saint Michel terrassant le démon- illustrait la fin de Shaiitan et la venue d’un Nouveau
Monde. Depuis des millénaires, ce qui était peu pour Allah, le conflit perdurait
entre Shaiitane et les Anges d’Allah. La fin approchait, les Ecritures nous annonçaient
la victoire du Bien. Le muezzin de la mosquée toute proche psalmodiait des versets du Coran,
tout en haut du minaret. C’était l’appel à la prière. Les fidèles étaient là
après avoir procédé
à leurs
ablutions, pieds, mains et bras. Ceci fait, ils pouvaient entrer à la mosquée pieds
nus et se présenter devant Allah en état de propreté ! Cinq fois par jour,
les fidèles répétaient ces gestes.
J’allumais ma
pipe, Leila,
grimpée sur
mes genoux,
m’avait plaqué deux baisers sur les
joues. Il était adorable, mon
petit oiseau. Elle était belle mon hirondelle, avec de longs cheveux frisés
qui descendaient jusqu’au milieu du dos. Elle avait les yeux légèrement en
amande qui lui donnaient un charme fou. Elle ferait une très belle jeune fille.
Les volutes de fumée s’échappaient du foyer de ma pipe, comme les chemins de
fer à vapeur de l’ancien temps. Elle essayait de chasser la fumée de ses deux
bras sans succès. Le triporteur à clochettes était de retour. Les femmes du
douar s’approchèrent pour acheter des babioles. Sirine, la fille d’Arabie, allait se marier
prochainement, elle restait à la maison. Les tourterelles chantaient encore
jusqu’à la nuit. Leila avait sauté de mes genoux et était allée voir le triporteur avec
Aicha et Rachida. Elle revint avec des bonbons que lui avait achetés Rachida. C’était une
enfant gâtée, sans doute trop. Elle piqua derechef un bonbon dans le sachet
malgré mes dénégations. C’était son petit côté têtu ! Maligne, elle me
plaquait un baiser sur la joue pour se faire pardonner. Elle courut jusqu’à la
maison pour cacher son trésor. Je saisis le livre d’un auteur guadeloupéen, Grand Café, que j’avais déjà lu, mais son
style particulier m’intéressait. Je parvenais à cumuler lecture et écriture. J’avais relu
dernièrement La Boîte à Merveilles d’Ahmed Séfrioui, romancier Marocain. Tous
ces livres peuplaient ma tête de jolies choses. Lire permettait de se cultiver
sans bouger de chez soi et en découvrant l’âme profonde des auteurs. Tous ces mots à la
chaîne formaient un génial conglomérat d’idées fortes. Chaque mot posé là par l’écrivain reflétait
l’authenticité de son âme, de sa subsistance, la grandeur de son génie. J’aimerais
leur ressembler, le
pourrais-je ? Sans
me dévaloriser, je doutais toujours de mes capacités littéraires. Bah, je
verrais le résultat lors de sa publication. J’aimerais que mes lecteurs soient
surpris, intéressés et acquis au récit. Le crépuscule était venu sans bruit,
les tourterelles s'étaient tues. Le soleil avait rejoint l’océan, il faisait
jour en Amérique. La nuit était là. A la lune, l’astre des poètes. il manquait un énorme morceau,
grignoté un peu plus tous les jours. La température était douce. Tout le monde à table ! Aicha avait préparé un
poulet rôti avec des champignons blancs, des petits pois et des carottes. Elle
avait concocté un dessert de rois, une crème au chocolat. Leila ouvrait de grands yeux, elle
adorait le chocolat. Aicha le savait pertinemment mais faisait mine de l’ignorer. Mécontente, la petite croisa les bras sur sa
poitrine et prit un air boudeur. Toute la famille explosa de rire. Après dîner
je sortis pour fumer une pipe en m’asseyant sur le banc de la terrasse. Les
chiens dormaient, allongés de tout leur
long sur le carrelage. Pilou m’avait suivi et s’était couché comme à son
habitude sur mes pieds. Mon petit bichon ne pouvait rester sans moi. Lorsque je
me couchais, il s’allongeait sur la descente de lit à mes côtés. La nuit il rêvait
en émettant de petits aboiements. Que voyait-il dans ses
rêves ? Lorsque j’étais devant l’ordinateur, il venait également se coucher près de moi. Le chat, Lio m’avait adopté lui aussi. J’attendais encore mon petit âne, mais laissons lui le temps de se séparer de sa maman. Tous
ces animaux étaient comme mes enfants.
La nuit avait été
bonne, j’avais bien dormi. Six heures du matin. Je me précipitais sous la
douche avant de prendre mon petit déjeuner. Dans le jardin éclairé par un jour
déjà levé, assis sur le banc, je bourrais ma première pipe. Toute la famille
avait étendu son petit tapis en direction de La Mecque pour la prière
du Fajr. C’était immuable. L’animation régnait dans le douar. La population
paysanne ne restait pas au lit pour faire la grasse matinée. Les soins à donner
aux moutons et aux vaches nécessitaient sa présence. La traite était faite par les jeunes
filles de quatorze ou quinze ans en attendant le camion de ramassage du lait, quelques
litres étaient cependant
vendus directement à la
population du douar. Aicha et Rachida en achetaient deux litres tous les matins. Le soleil
était éclatant, l’est fortement éclairé. Il faisait nuit aux Amériques. Je
pensais aux pays du nord où il ne faisait jamais nuit de nombreux mois durant. L’Islande et ses cent
trente volcans…Nous apprenions cela à
l’école. Peu entraient en éruption, d’autres selon des rythmes très réguliers. Une nouvelle entendue à
la radio m’attristait énormément. L’ile de Grand Terre en Guadeloupe avait été
submergée par une pluie diluvienne tombée au cours de la nuit. Beaucoup d’automobiles étaient sous les eaux. Un vieux
monsieur était décédé, noyé dans son automobile. J’avais vécu vingt-deux ans
dans l’archipel. C’étaient des gens charmants, venus en esclavage, transportés
par les négriers du dix-septième siècle pour la culture de la canne à sucre. J’avais
des amis en Guadeloupe, j’allai prendre rapidement de leurs nouvelles. Cette
région était sensible aux aléas climatiques, tornades, cyclones, pluies, vents.
Cette nouvelle m’avait remué, cet archipel est magnifique, il ne devait pas
être abîmé ! J’étais tellement troublé
que je n’avais pas envie de fumer ma pipe. Aicha ne comprenait pas mon
agitation. C’était normal ! Je faisais des allers-retours dans le jardin
sans but précis. Ma tête était prise, je ne pouvais me défaire des images de
cette catastrophe. La Guadeloupe faisait partie de moi-même. Je ne pouvais rien
faire. Je me sentais malheureux. Pilou, qui comprenait tout, m’accompagnait fidélement dans mes allées et
venues. C’était un brave toutou. Je ne me rendais même pas compte du concert
des tourterelles. Ah, un instant de bonheur, le couple de paons blancs du
voisin venait me rendre visite. L’un d’eux déployait sa queue en éventail,
merci, c’était splendide. Je n’avais envie de rien faire. Ne pas parle. Rester muet. Leila vint m’embrasser, mais, comprenant que j’avais des
problèmes, elle n’insista pas. Le soleil était monté d’un cran, il avait tourné
légèrement vers l’ouest. Quelques nuages encombraient le ciel tout bleu.
Poussés par un petit vent, ils se dirigeaient vers La Mecque. Le couple de paons était juché sur le mur de clôture
et paradait sans en avoir l’air. Les poules de Rachida avaient envahi la
terrasse. Elles picoraient les restes, les miettes données aux chiens. J’avais
oublié de saluer Arabie, assis sur sa carriole traînée par son âne. Cette
histoire me mettait mal à l’aise, tournait sans cesse dans ma tête. Un habitant mort noyé dans son
automobile, c’était dramatique. J’avais envie de vomir, le petit déjeuner
passait mal. Neuf heures déjà, rien n’avait changé dans le douar. Chacun
s’occupait, travaillait. Et moi, et moi, j’étais comme un zombi, inutile,
incapable de réfléchir sereinement. Je n’y pouvais rien, bien sûr, je le
savais, ce qui me mettait mal à l’aise. L’avion de Rabat passait au-dessus de
nous, suivi
par sa
queue de fumée blanche. Je le regardais prendre de la hauteur et virer pour prendre la direction de Paris, Paris qui avait dû bien changer depuis
mille-neuf-cent quatre-vingt-onze, quand j’avais quitté la région. Je n’avais
pas de regret. J’avais eu la chance de vivre en Guadeloupe avant d’arriver en deux mille douze au Maroc. Partout dans le
monde, les gens sont agréables à côtoyer. C’est fantastique de découvrir leurs habitudes, leurs
traditions. Le Maroc m’avait surpris par sa façon d’accueillir des étrangers chaleureusement. La famille dans laquelle
j’étais entré de par mon mariage avec Aicha était exceptionnelle. J’avais été
tout de suite accepté. Leur gentillesse à mon égard était sans égale. Les Marocains respectaient
les vieillards. J’étais le patriarche, celui qui savait. Je ne savais pourtant
pas grand-chose, en dehors des choses de la vie et de ce que les voyages m’avaient appris. Je les aimais. Ils le
savaient, ils le sentaient. Je les respectais. Je mourrais en terre d’Islam. Mais passons…! Les fleurs de
bougainvilliers étaient magnifiques. J’oubliais les problèmes de Guadeloupe. J’adorais les
fleurs, elles étaient là pour nous. Elles fleuriraient encore longtemps après ma
disparition. Leurs couleurs étaient un symbole de vie. Nous avions besoin
d’elles, elles apportaient la beauté en contradiction avec le mal. Deux choses
nous ont été données par le créateur, les fleurs et les femmes. Elles sont
aussi belles les
unes que les autres. Les yeux d’une femme,
ne sont-elles pas des roses écloses ? Elles se ressemblaient profondément. La même
délicatesse, les mêmes odeurs qui nous enivraient. Nous restons sans voix
devant un bouquet de lys. Nous restons sans voix devant une femme qui nous attire. Nous sommes tellement
petits devant elles. Pourquoi offrons-nous des fleurs aux femmes ? Posons-nous
la question ? Les deux se ressemblent, se confondent.
Une source claire venant des profondeurs de la
terre s’écoulait en un tout petit ruisseau le long de la colline. L’on pouvait
se mirer dedans. Il
alimentait les arbres, les roseaux qui le bordaient et les oiseaux qui venaient
s’y abreuver. C’était le sens de la vie. Les libellules sur leur brin d’herbe observaient le
cours de l’eau. Un papillon rouge et noir était accroché à une feuille. L’eau
me faisait penser à des amis qui me sont chers. Daniel, poète et écrivain, il avait écrit un
roman intitulé « la petite source », un très bon livre.
L’édition était épuisée, je n’ai pas pu acheter son ouvrage. Son épouse Anny était
artiste peintre. Elle s’était spécialisée dans les fleurs et les coquillages.
Elle adorait les détails. L’un de ses tableaux était un chef-d’œuvre, j’aurais
voulu l’acquérir, mais
je n'en avais malheureusement pas les moyens. L’amitié
était précieuse, nécessaire à l’esprit. Nous avions peu d’amis, c’était très
bien ainsi… J’avais été trop déçu
par des vermines et des cancrelats. Mon amitié avec Daniel et Anny remontait
aux années mille neuf cent soixante. C’était du solide ! Mon petit
ruisseau avait disparu quelque part dans les profondeurs de la terre. Il
ressurgirait pour nous enchanter et plaire aux papillons. L’eau est un liquide précieux, plus que l’or et les
diamants. Le soleil était au zénith, il brillait de tous ses feux. Il faisait
bon, presque à se mettre en bras de chemise. Je m’asseyais sur le banc
pour fumer ma première pipe de la
journée. J’écoutais les tourterelles. J'étais content, ma contrariété était
passée. Une camionnette s’était arrêtée à grands coups de trompe. Les femmes s’en approchaient. Elle était chargée de
produits domestiques. Aicha avait acheté de la lessive pour la machine. Leila n'allait pas
tarder à rentrer
de l’école.
Pilou était content de me voir revenir à une meilleure humeur. Il remuait la queue frénétiquement et sautait sur mes
genoux. C’était un brave toutou. Il ressentait mes humeurs. Un petit vent s’était
levé, les branches des eucalyptus frémissaient. Arabie revenait, assis sur son petit chariot,
la térésa sur la tête. Je n’oubliais pas de le saluer. Le cheval du mokkadem avait encore
fugué. Il se baladait dans la prairie. L’un des fils d’Arabie avait détaché le
chariot et faisait une promenade sur le dos du petit âne. Rien à dire, c’était
la vie du douar. Aicha remplissait la citerne d’eau sur la terrasse d’en haut
avec le tuyau. J’avais toujours peur qu’elle tombe. Un mètre cube, c’était
long à remplir. Nadia berçait Wadim entre ses bras. Les chiens jaloux aboyaient
et se frottaient contre ses jambes. Rachida faisait le ménage à l’intérieur de
la maison. Tout était réglé comme du papier à musique, aucune fausse
note !
Le bruit du tracteur de Rédouane résonnait jusqu’ici.
Sur le champ d’en face, Ayoub semait du blé à la main. Le geste auguste du semeur,
poème de Victor Hugo étudié à l’école. Je ne l’avais pas oublié. C’étaient des vers appris par
cœur et récités en classe. Ce Victor Hugo était un grand homme. Poète et romancier de
génie, mais aussi politicien. Il partit en exil à Bruxelles puis à Jersey comme
opposant au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte. Cela aussi, je l’avais appris à l’école,
c’était une bonne école, l’école de la République. Nous apprenions beaucoup de
choses. C’était différent aujourd’hui. Les enseignants en souffraient. J’avais
deux filles professeurs, elles me disaient qu’elles étaient programmées. Elles
ne pouvaient plus entrer dans les détails comme avant. Les informations données
aux élèves sont succinctes, strictement ciblées selon le programme prévu.
Elles n’avaient plus les marges nécessaires pour retenir l’attention des enfants. Les
histoires de Victor Hugo n’avaient plus cours et pourtant, cela faisait intégralement partie de l’histoire de
France. N’en parlons plus, ce n’était plus de mon temps ! Un vieillard de
mon espèce n’avait plus rien à espérer, c’était le temps du téléphone portable,
point à la ligne. Un jeune homme de quinze ans me disait dernièrement que la
lecture ne servait à rien, elle était réservée aux vieux. Pan, merci jeune
homme, j’en ai pris un bon coup. Cela faisait mal d’entendre ces jugements
bêtes et méchants de la part d’un jeune qui devrait porter la connaissance à son
plus haut degré. Oh, cela m’a fait mal, pas seulement pour moi-même, mais
surtout pour tous ces écrivains de génie qui depuis des générations apportaient
la lumière à l’humanité. Que répondre à ce malotru ? Rien, cela n’en valait
pas la peine. Espérons qu’il était le seul de cette veine ! La vie se
chargerait malheureusement de lui donner une leçon. Il ne se souviendrait plus
de ce qu’il avait proféré auparavant. Il accusera le mauvais sort, l’autre,
tout le monde lui en voulait. La bêtise n’a pas de limite. Il était prétentieux et
sûr de son fait. Les gens raisonnables se taisaient et n’en pensaient pas
moins. Ce jeune homme reçut la leçon beaucoup plus vite que je l’imaginais. Il avait sauté sur un
chariot tiré par un cheval au trot pour gagner du temps sur son trajet. Il avait
loupé son assise sur le chariot, avait basculé et était tombé sur le chemin. Il n’avait pas
pu se relever seul
et avait été aidé par des habitants qui l’avaient transporté chez lui, avant de demander l’intervention du médecin. Diagnostic: une fracture nécessitant
son transfert à l’hôpital de Kénitra. Avec des gémissements à faire pleurer
tout le village, il accusait le cocher d’avoir dévié de sa route le chariot
pour l’empêcher de monter. C’était écrit ! L’ambulance le transporta
rapidement à Kénitra. Il subit une analyse routinière pour les fractures,
radiographies, bandages et plâtrage. Il en aurait pour deux mois. J’avais quand
même de la compassion pour ce jeune homme, qui se prénommait Moussa. Je lui
souhaitais un prompt rétablissement sans souffrance excessive. Je me refusais
d’être méchant à mon tour, c’était quelquefois difficile. Ce jeune homme avait
été puni, avait-il compris ? Laissons le temps faire son œuvre : effacer les douleurs de
l’esprit,
les rancoeurs, et guérir les âmes. Le temps serait un excellent thérapeute, de
nombreux versets lus dans le Coran nous disaient que le temps est une
perception psychologique, qu’il dépendait de l’environnement et de ses
conditions. Laissons là les discussions philosophiques, il y aurait trop de
sujets de discorde. Le bruit du tracteur de Rédouane résonnait toujours dans
notre environnement. J’étais assis sur le fauteuil de mon bureau, je contemplais le
jardin par la fenêtre. J’allumais une pipe et ouvris l’ordinateur. Je restais
de longues minutes sans me mettre au travail. Mes doigts restaient à plat sur
le bureau. Le clavier était inerte. J’avais la tête vide, sans rien à proposer à
la mémoire de l’ordinateur. Rien ne venait déclencher le déclic des mots. Ce
fameux déclic par lequel les mots se suivaient pour former les phrases et les chapitres envoyés par
notre cerveau. Une idée en appelait une autre, puis une autre avec de jolies
locutions. Lorsque cela arrivait, ce n’était que du bonheur, nos doigts pianotaient
comme pour jouer
la musique de Mozart. Cela brillait, étincelait et se plaçait tout seul au sein
d’une phrase. Oui, c’était du Mozart, j’interprétais sur le clavier son adagio en si
mineur pour piano, je rêvais, je m’envolais ! J'étais fou, fou de mots qui
venaient comme les notes d’une partition. La musique d’une phrase bien
construite. Un chapitre clôturant une page comme la baguette du chef d’orchestre
signifiant la fin d’un concerto. Ah, c’était si bon de rêver, de se laisser
aller dans des pays imaginaires où les mots volaient comme les oiseaux aux sons de la
musique. C’était un pays merveilleux. J'étais bercé, balancé dans l’espace avec
des phrases que j’avais tapées sur les touches noires de mon clavier. Le rêve s’estompait
et disparaissait, me laissant troublé,
interloqué. J’avais du mal à émerger dans la réalité. Je n’écrirais rien ce
soir. J'étais comme scotché. Agacé, j'allais me coucher après avoir éteint
l’ordinateur.
Six heures ce matin, j’avais bien dormi. La salle de
bains n’étant pas occupée, j'allais prendre une douche. Séché, peigné, habillé,
la table de la cuisine m’attendait. Aicha était là avec mon petit déjeuner. Je
me levais de table, rassasié. La journée allait être belle, le ciel était bleu
sans nuage. Rédouane était déjà au travail. Il me faisait honte, j'allais m'y
mettre également. L’ordinateur me tendait les bras, je l’allumais, et je m’asseyais
sur le fauteuil. Je bourrais ma pipe, la fumée s’échappait par la fenêtre.
Après les premiers mots tapés, cela allait mieux. Je retrouvais l’inspiration,
mais je butais sur un verbe, c’était le dilemme journalier de l’auteur. C'étaient
des petits riens qui empoisonnaient souvent mes journées. J’avais écrit une
demi-page, c’était bien ! Je me levais de mon bureau pour m’aérer, prendre la
température familiale. Leila n’allait pas à l’école aujourd’hui. Rachida était
venue aider à écosser les petits pois et couper en deux les haricots verts.
Leila participait à l’épluchage des petits pois. Rachida lui racontait une nouvelle
histoire. C’était un pays sans nom, où les animaux étaient fantastiques. La poule du Roi savait parler et
avait beaucoup de pouvoirs. Le fils du Roi voulait passer par le chemin réservé
à la colonie des poules. Un édit du roi l’interdisait. Il fit avancer son
carrosse jusque devant le Palais de la Reine.
-Que venez-vous faire ici, lui dit la Reine, ne savez-vous pas que ce
chemin est interdit à tout autre que les poules ?
-Je suis le fils du Roi et je vais où bon me semble.
-Vous avez transgressé la loi, vous serez châtié.
-Ah, ah, éclata-t-il de rire, vous ne pouvez rien contre la famille
royale.
-La Reine des poules eut un sourire en coin, elle lança un cri. Toutes
les poules autour de son palais s’emparèrent du carrosse et s’élevèrent dans
les airs.
-Pitié pleurnicha le fils du Roi, reposez-moi sur le chemin.
-Il n’en était pas question ! Les poules volèrent ainsi jusqu’au château et
déposèrent le carrosse devant le Roi et sa famille.
-Le Roi et la Reine, humiliés, firent leurs excuses au peuple des
poules.
Leur fils fut envoyé de longues années parmi les forêts de sangliers.
Il apprit les bonnes manières et le respect des autres. Quand il revint, il
était tout autre !
Rachida connaissait une infinité d’histoires comme
celle-ci,
pour les raconter à Leila. Les petits pois et les haricots verts tranchés
furent lavés et jetés dans l’eau bouillante avec les pommes de terre coupées en
morceaux. La viande de bœuf cuisait déjà à feu doux dans la grande cocotte. Une
bonne odeur s’échappait du tourniquet. La cuisine était une étape importante de
la journée. Avec le bœuf, le poulet était une viande couramment utilisée. Peu chère et facile à
cuisiner. La pomme de terre était le légume privilégié. Aucun repas n’était
cuisiné sans ce
légume, qui était parfumé avec oignons, ail, persil et autres aromates. Les oignons au Maroc étaient
de la grosseur d’une orange, d’une chair rosée. Le vendredi, jour de repos qui permettait aux familles
de se réunir autour de la table, était réservé au couscous traditionnel. Les hommes
allaient à la mosquée toute proche. Ils prenaient soin de leur corps bien lavé
et parfumé. Au retour, les discussions et les plaisanteries allaient bon train. Leila
avait une petite table à côté de nous, l’assiette bien remplie. C’était le jour
du Coca-cola, le seul jour de la semaine. Les hommes buvaient beaucoup de lait
frais et de thé à la menthe. Ils ne fumaient pas, j’étais le seul indiscipliné
à me le
permettre. J’allais fumer ma pipe sur le banc de la terrasse, rejoint par
Leila. Elle s’asseyait sur mes genoux. J’étais heureux. J’avais eu une
discussion sérieuse avec Aïcha. Je préparais l’avenir, j’étais très vieux. J’avais
demandé à Aïcha de faire un papier pour transmettre à Leila notre propriété. C’était
compliqué, mon petit oiseau n’était pas encore adopté officiellement. Il
fallait que la maman de Leila signe un papier devant le juge déclarant
abandonner son enfant en notre faveur. J'aimerais que Leila porte mon nom. C’étaient
des complications juridiques, mais indispensables. Lorsque ce serait fait, je sacrifierais
un mouton que je grillerais à la broche ! Leila Gadari, c’était un rêve lointain, car il faudrait de nombreux mois ou
années avant que s’accomplisse ce rêve. Elle allait changer, devenir une jeune fille.
Je désirais que tout soit comme je le souhaitais. Elle était très belle avec
ses yeux en amande et ses longs cheveux bouclés. Ils descendaient jusqu’au
milieu du dos. Elle en était très fière, déjà femme. Rédouane
m’avait donné la bicyclette d’Aya. J’attendais la fin de l’année scolaire. Elle
pourrait pédaler dans le douar. C'est quoi Papa, me dit-elle,
ces drôles de roucoulements ? Ce sont les tourterelles, lui répondis-je. Elles
nous font un joli concert, non ? C’est beau, répondit-elle, mais où
sont-elles ? Elles se cachaient dans les eucalyptus. C’était leur maison.
Les oiseaux se dissimulaient dans les arbres. Elles n’étaient
pas toutes seules, les moineaux y faisaient également leurs nids. Tu les vois voler tout
autour des arbres avec des petits cris stridents. Les pique-bœufs ne nichent
pas dans les arbres, ils préfèrent rester à terre. J’aimais les oiseaux, ces messagers du ciel.
Certains ont des chants magnifiques. Le rossignol par exemple, mais je ne savais pas
s’il en existait au Maroc. J’avais lu que c’était le cas du rossignol Philomène, jaune, tacheté de rouge,
timide, discret, que nous apercevions rarement. Son chant était très beau. Il faut protéger les oiseaux
Leila, nous avons besoin d’eux. Elle sauta de mes genoux et alla à la rencontre
de deux copines du douar. Elles allaient se balancer. J’en profitais pour
bourrer ma pipe et me rendre au bureau. Je tape une demi-page, j’éteins l’ordinateur, la suite
sera pour plus tard. Toute la famille se retrouvait devant le thé à la menthe
autour de la table de la terrasse. Il faisait chaud, vingt-huit degrés. Cela
nous réchauffait, et nous réjouissait. Le ciel était tout bleu, sans un nuage. Le
soleil éclatant illuminait toute la plaine. Arabie, qui passait par là,
s’arrêta et but un verre avec nous. Il n’y avait pas de jour de congé pour
Rédouane, j’entendais son tracteur dans le champ d’à côté.
Aïcha avait
décidé de visiter une tante dans un douar de l’autre côté de Gueddari. Je l’accompagnais.
Les femmes m’avaient embrassé en me souhaitant la bienvenue. Elles m’avaient
donné un verre de lait oubliant que je n’aimais pas ce breuvage. L’une d’elles alla faire du thé. J'étais plutôt
café, mais c’était si gentil que je ne refusais pas le verre que l’on m’avait
servi. Nous sommes restés près de deux heures avec elles. Au retour, Aïcha
s’arrêta chez
le
boucher et commanda de la viande hachée tout en échangeant force parlottes. C’était une
habitude. Les heures passaient rapidement, le crépuscule était là. Rédouane
était toujours sur son tracteur à labourer le champ du voisin. Celui-ci ferait sans
doute de la betterave sucrière. C’était une ressource importante. Les chiens
aboyaient en nous voyant revenir. Pilou gambadait en remuant la queue en tous les sens, heureux
de me revoir. C’était la fête, les animaux, nos amis, manifestaient leur joie.
Les chats n’étaient pas oubliés, ils venaient se frotter contre nos jambes.
Driss avait allumé les lampes de la cour et du jardin. Elles éclairaient les
fleurs de bougainvilliers. La terrasse était comme en plein jour. Les mouches
étaient toujours là à bourdonner et à me chatouiller les joues. Je m’étais assis sur le banc pour fumer ma
pipe. Les poules de Rachida avaient disparu. J’apercevais le satellite qui
brillait seul dans le ciel. La lune était au rendez-vous, cette grande dame se
montrait dans tous ses états. Elle était magnifique, la fille du soleil. Le
camion du voisin s’était garé en lisière du pré pour repartir dès demain de très bonne
heure vers le souk de Sidi Yaya du
Gharb. La radio d’Arabie s’entendait jusqu’ici. À table, criait Aïcha. Toute la
famille s‘était rassemblée en tirant les chaises avec un bruit à me casser les oreilles. Ce
soir, poulet-frites. Il n’y avait ni fourchette ni couteau
sauf pour moi, je ne savais pas manger avec les doigts. Les mains se gênaient
pour arracher des morceaux de poulet. Aïcha m’avait servi en premier. Après
manger, chacun allait se laver les mains. Les femmes regardaient les téléfilms
Turcs et Egyptiens. Elles s’en régalaient ! Dans mon bureau, je tapais
quelques lignes de mon roman. Lio, le chat noir s’était blotti sur mes genoux,
brave bête. Manquant d’inspiration,
je fermais l’ordinateur. Je fumais une pipe et allais me coucher. Leila était
déjà couchée, mais je me doutais qu’elle ne dormait pas. Elle faisait semblant.
Le matin, je me réveillais mal à l’aise, je n’avais pratiquement pas dormi. Cela
m’arrivait assez souvent. Je ne voulais pas prendre de somnifère, j’avais déjà beaucoup de médicaments
à prendre, matin, midi et soir, pour soigner le cœur, régulariser les taux de sang et de sucre. La vieillesse c’est aussi cela ! J’avais fait
un accident vasculaire cérébral en deux mille neuf en Guadeloupe. J’avais perdu
connaissance, j’avais chuté et je m’étais cogné la tête contre un meuble. Il y
avait du sang sur le carrelage. La décision du médecin fut radicale, vous avez
fait un AVC monsieur Gadari. À l’hôpital de Basse-Terre, j’avais eu droit à une
prise de sang et une radiologie du crâne. J'étais couché dans un tunnel dans
lequel résonnait du tam-tam durant trente minutes. L’examen confirmait le diagnostic du médecin. J’étais depuis lors sous médicaments pour
éviter une récidive. J’avais voulu arrêter le traitement. Bien, me dit le
médecin, je viendrais à votre enterrement, quelles fleurs préférez-vous ?
Brrr, pas question, j’avais le temps de passer l’arme à gauche ! Alors,
j’ingurgitais chaque jour une tonne de médicaments, mais j’étais en vie. Dans
la matinée, un cousin d’Aïcha était passé nous voir, nous proposant de visiter le lendemain le site archéologique de
Banassa au bord du fleuve Sébou. Bonne idée ! Mais Leila faisait la tête, elle préférait rester avec ses amies. À
l’entrée du site, un gardien m’avait remis un document. La ville avait été construite par les
Romains en l’an
trente avant Jésus
Christ. C’étaient des ruines, mais cela donnait une idée de la dimension de la ville
à cette époque. Les Romains l’avaient construite à un endroit
stratégique. Avec le Sébou, ils avaient de l’eau, étaient proches de Kénitra et de
l’Atlantique. Une grande ferme s’apercevait au bout du site. Aïcha avait
préparé un pique-nique avec du pain maison et des saucisses de dinde grillées.
C’était une belle journée. Leila ne boudait plus. Le Sébou majestueux s’écoulait vers l’océan en
faisant de nombreuses circonvolutions. Quelques peupliers avaient trouvé refuge
sur ses berges. D’après les hydrographes, le fleuve n’était navigable que sur
quinze kilomètres. Cela m’interpellait, je pensais qu’une barque plate pourrait
naviguer bien plus haut. Leila cria : regarde papa, des cigognes. Un couple avait colonisé
une antenne de l’autre côté du fleuve. Leila les avait remarquées. Elles claquaient du
bec, mais nous étions trop loin
pour les entendre. Les cigognes noires se nourrissaient de petits poissons et
de grenouilles. Les cigognes blanches, elles, se nourrissaient exclusivement d’insectes et de
coléoptères. J’expliquais tout cela à Leila.
-Papa me dit-elle, tu devrais aller à la pêche, maman préparerait un
pique-nique en même temps.
-Ma chérie, le Sébou est l’oued le plus pollué du Maroc. Il traverse
une grande partie de la plaine du Gharb. Les agriculteurs, pour faire pousser
plus vite leurs plantations et les protéger des insectes, mettent beaucoup
d’engrais et de pesticides. Même les bananiers sont traités. Ces produits
chimiques retournent naturellement dans l’oued. Les poissons sont intoxiqués. Leur consommation
serait nocive pour nous, tu serais malade. J’ajoutais, ma petite Leila, les animaux ont la faculté de s’adapter
à leur environnement, même pollué. Ils sont tout de même intoxiqués. Je pensais que la baie du Sébou à
Kénitra n’échappait pas à la pollution, de même qu’une grande partie du littoral. Younès
m’avait dit qu’il trouverait une rivière à côté de Gueddari pour aller à la
pêche.
Après cette belle journée, nous sommes revenus
enchantés à Gueddari. Nous avons raconté notre journée à la famille. Rachida a
posé beaucoup de questions sur la ville romaine. Leila a répondu en inventant
un peu. Après avoir allumé ma pipe, Rachida sonna l’heure du dîner : un tagine bœuf légumes soigneusement préparé. Après les
saucisses grillées du pique-nique, c’était bienvenu. Pour faire plaisir à
Leila, elle avait mis une bouteille de Coca-Cola sur la table. Elle avait fait
également une tarte aux pommes au dessert. Leila avait les yeux brillants, elle
était toujours gâtée. Dans mon bureau, je tapais une page, je racontais notre
journée. Il était temps de trouver un sommeil réparateur. Aussi, j’étais en forme dès le
lever, ce matin-là. Après la douche, je me précipitais vers la cuisine pour prendre
mon petit déjeuner. Je me régalais toujours
autant avec du pain grillé, accompagné de beurre salé de Bretagne et du miel de notre jardin, tout ceci avec un grand bol de café
noir. Je me dirigeais ensuite vers le jardin pour admirer les fleurs de
bougainvilliers. Le banc m’accueillait comme tous les matins, le temps de
bourrer ma pipe. Rédouane allait déjà au travail, le bruit de son tracteur
résonnait dans le douar. Je le suivais des yeux. Les tourterelles avaient
attaqué leur concert. Rachida avait allumé le four en terre pour cuire le pain.
Driss avait mené les moutons dans la prairie. Ali, lui, fumait sa pipe. Le
train passa avec des sifflements aigus. Tout allait bien. De l’autre côté de la
ligne, les camions avaient commencé leurs allées et venues. Les immeubles
montaient vite. Les ouvriers travaillaient dans des conditions difficiles et
dangereuses. Je les voyais faire de l’équilibre sur les grosses poutres en
béton. C’était jeudi, jour du souk, je décidais d’y aller, juché sur un chariot tiré par
un maigre cheval. Pauvre cheval, il devait travailler toute la journée sans recevoir beaucoup d’amour et de
foin. J’avais marché beaucoup dans le souk avant de trouver un sellier. Je me
renseignais sur les harnachements destinés aux chevaux et aux ânes. Aïcha était revenue avant moi. Elle
me demanda comment cela s’était passé. Je lui annonçais le prix. Trop cher, dit-elle, il a
vu que tu étais français, il a doublé le prix. Je le savais, j’enverrais Driss la semaine
prochaine. Quatre mille dirhams, il m’avait vu arriver ! C’était ainsi au Maroc,
je ne savais pas négocier. A Driss, il aurait proposé deux mille dirhams, et en négociant, il
l’aurait eu pour mille cinq cents dirhams. Ce n’était pas du vol, c'était la
tradition, il fallait négocier les prix, c’était comme ça ! Le jour du
souk le déjeuner était en retard, les femmes rentraient tard du marché. C’était
le jour de Rachida. Elle avait préparé du bibi, dinde en petits morceaux
enfilés sur des broches et grillés à la braise avec de la purée de pommes de
terre et de la tomate pimentée. Le Maroc est une terre de gastronomie comme tous les pays de la
Méditerranée. Pour terminer ce repas, des oranges du jardin étaient servies
dans des plateaux décorés. Je sortais de table le premier. je m’installais sur
le banc de la terrasse. Ma pipe fumante agrémentait de son parfum les fleurs de
géraniums grimpants le long de la clôture. Les fleurs étaient d’un rouge vif au
milieu d’un amas de feuilles vert sombre. Elles s’exhibaient comme les danseuses
nues des Folies Bergères. Provocantes, leurs étamines noires pointaient sur
leur soleil rouge. Chaque fleur, particulièrement fragile, rougissait sous le regard du
merle noir. En
fin d’après-midi, une petite pluie se mit à tomber sur le carrelage en chantant, et en donnant des coups de cymbales quand
elle frappait sur les vitres. Les tourterelles mutines l’accompagnaient de leur
chant noceur. Puis très vite, elle disparut, pour aller, où ? Arroser
quelques champs, aider les betteraves à pousser ! Forcer les oiseaux à
siffler. Laver les grands arbres
immobiles, pensifs aux maux du monde. J’étais grincheux, et soudain cette petite pluie
m’avait mouillé la tête et rafraichi la chemise qui me collait sur le dos. Il faisait chaud,
c’était très agréable. C’est fou comme des petites choses pouvaient vous rendre heureux. C’était l’ABC
du bonheur, savoir être heureux c’était toute une éducation ! Une soupe
chaude au coin du feu, des brochettes de viandes grillées à la braise, une
purée de pommes de terre avec de la viande hachée préparée avec des oignons, de
l’ail, des aromates, sans oublier le fromage râpé. C’était peu de choses, mais
cela nous rendait heureux. Le bonheur passait aussi par le goût. Une bonne
tranche de pain enduite de marmelade ou de rillettes de bibi, c’était simple et
tellement merveilleux ! Le chien gentil qui venait sur vos pieds quémander
une petite part. Le chat sur vos épaules qui miaulait en réclamant la sienne. Rachida qui racontait
ses contes de fées à Leila et Saïd qui faisait rire l’assistance. Cela c’était
le bonheur tout simple. Pas besoin d’hôtels quatre étoiles, d’automobiles de
luxe, d’avions personnalisés. Nous étions aussi bien dans une Dacia et sur le
divan de la Grand-mère. Quand la mort nous séparera, le faucheur ne fera pas de
différence entre le milliardaire et le paysan du Gharb. Alors, cela ressemblait
à quoi de se pousser du col et de mettre des costumes de chez Lanvin et de
se chausser en Paolo Soafora ? Tout ceci, c’était du paraître, de l’artifice, du maquillage.
C’était du vent, un vent qui vous amenait bien loin des réalités, loin des vrais
amours. Loin de la femme qu’il vous fallait. Elle se trouvait sans doute à la
caisse de Marjane ou de Atacadao. Mais tu ne la verrais pas, tu passerais
définitivement à côté du bonheur. Tu verrais celle pleine d’artifice, manteaux
de fourrure, colliers en perles, cachant son visage sous une épaisse couche de
produits. Frère, change de route, tu t’es trompé de chemin. La vérité n’est pas celle-ci. Regarde
la paysanne en tablier, au doux visage, elle porte tout l’amour du monde, et elle t’offrirait son
monde rien que pour toi. Toute
ta vie, elle te chérirait, serait là à chaque moment de ta vie. As-tu besoin de
costume de chez Lanvin ? Ce sont de fausses étreintes, avec ces filles
enrubannées plus proche des filles de joie qu’il n’y paraît ! La paysanne que
tu croiseras te donnera l’amour, celui distribué par Dieu. Ses étreintes te
donneront des enfants dont tu seras fier.
Fourade m’avait
raconté l’histoire du village, très intéressante. J'étais resté attentif
à ses paroles. Je n’imaginais pas qu’il avait traversé des périodes sombres. Dar El Gueddari était
l’un des villages les plus peuplés de la région d’où la famille Gueddari
était originaire, quand il n’était encore qu’une petite bourgade. Le Roi Mohamed V a offert des terres
agricoles aux habitants. Les inondations de mille neuf cent soixante-trois ont complètement
rasé toutes les maisons en terre. Le Roi Hassan Deux a fait reconstruire la
ville sur les terres des Gueddari par petites parcelles de cent cinquante à
cinq cents mètres carrés. À partir de mille neuf cent soixante-dix, la commune est devenue une commune urbaine,
donc une ville, grâce au caïd Amhed El Gueddari. Les caïds Gueddari ont
gouverné durant deux ou trois siècles. Les Gueddari descendaient du Marabout
Sidi Gueddar, lui-même
descendant du grand
Marabout enterré à Bejjad. C’était la dynastie Al Mourrabitines, héritiers de Omar
Ibn Khattab, compagnon du prophète Mahomet. Le Caïd M’Hammad El Gueddari
commandait de Fes à Salé. Hadj Ahmed ben kacem El Gueddari était très influent
dans la région. Il fonda la coopérative laitière de Kénitra pour aider les
pauvres agriculteurs du Gharb. C’était une magnifique histoire, j’avais appris
beaucoup de choses sur mon village. Le Maroc nous procurait bien des surprises.
Fourade connaissait cette histoire par cœur. Je regrettais toujours
l’état de saleté regrettable
du village. Dar Gueddari
méritait mieux. Il faudrait un sponsor pour nettoyer la ville et l’oued chargé
d’ordures et de pneus. Quelques plantations seraient les bienvenues. Il ne
faudrait pas grand-chose pour transformer le paysage. Nous avions servi
d’exemple dans le douar. Le fait d’avoir fait des plantations avaient incité les
autres habitants à
faire de
même. Ils brûlaient leurs détritus c’était plus propre. Cette histoire de Gueddari
me tenait à cœur. Ce village qui paraissait si quelconque avait une si belle histoire, mais les habitants la connaissaient-ils ? J’en
doutais ! Je l’apprendrais à Leila plus tard.
Assis sur le banc, la pipe au bec, je me laissais aller
à mes réflexions,
bercé par le chant des tourterelles.
Le caquètement des poules annonçait la ponte de leurs œufs. Lio, le chat, chassait dans les
eucalyptus. Je ne pouvais rien faire pour l’empêcher de prendre des oiseaux. L’agneau
était maintenant sur ses pattes, il pouvait téter à l’aise. Leila l’avait pris dans ses bras
hier en revenant de l’école. Dans mon bureau je cogitais sur la manière
d’amener l’histoire de Gueddari. Je l’avais écrite sans beaucoup de
réflexion dans la lignée de ce que m'avait raconté Fourade. Cela me paraissait
un peu confus, mais
à la correction, je
verrais bien. J’en étais à ma trente-quatrième page. C’était peu, mais c’était
beaucoup, vu le temps de réflexion que cela demandait. J’étais satisfait de
l’avancement du récit, je savais que c’était ainsi, rien à voir avec mes
nouvelles dont je connaissais la fin en démarrant le récit. Là, c’était
différent, il fallait aller doucement, tout doucement. L’histoire tournait
autour de la famille, mais aussi de la vie du village, des amis, des anecdotes.
Je me devais de tout noter. C’était une double écriture. C’était long, et pourtant j’avais hâte de
la faire découvrir à mes lecteurs. Quand le
mot fin sera en bas de page, j’aurai conscience d’avoir bien travaillé ! Mon
clavier avait des problèmes, il fallait que je le change. C’était de ma faute, la conséquence de ma stupidité. Quand Aicha
venait apporter mon repas au bureau j’avais la flemme de le poser sur la table d’à côté,
je le laissais sur le bureau près de l’ordinateur. Vous
vous en doutez, les miettes de pain, le tabac s’envolaient et salissaient
l’intérieur du clavier. J’attendais Youssef pour qu’il le démonte et nettoie l’intérieur. En
attendant, il fallait en acheter un autre, de l’argent foutu en l’air. Aïcha n’était
pas contente, je lui donnais raison, mas cela ne calmait pas sa colère. J’attendais
qu’elle m’apporte un nouveau clavier, alors, en attendant, je ne faisais rien. Le
roi fainéant. J’évitais de parler à
Aïcha, ce n’était pas le moment. D’un geste sec, elle était venue placer sur la
table de la terrasse une bassine de petits pois. J’avais compris, ce serait ma
punition. Avec un petit sourire en coin je commençais à les écosser. Il y en avait
au moins pour dix personnes. De son côté Aïcha dégraissait un morceau de bœuf
en le découpant en gros morceaux pour le tagine du soir. Aïcha n’avait pas encore
décidé d’acheter mon clavier. J’attendrais son bon vouloir. J’étais démuni sans
mon outil de travail. Au Maroc, je n’avais plus le droit de conduire, vu mon
âge, et j’étais tributaire d’Aïcha pour tout. C’était
parfois compliqué et difficile. C’est elle qui conduisait pour aller aux magasins à
Kénitra ou Sidi Slimane. C’était le seul problème que nous avions, les grands magasins se
trouvaient dans des villes situées à cinquante ou soixante kilomètres de
Gueddari. Cela nous obligeait à bien réfléchir aux achats. Pas question de
revenir pour
un oubli. Le village était doté de cinq cabinets médicaux, cinq pharmacies, une kyrielle
d’épiceries, deux banques et trois stations d’essence. Nous n’étions pas isolés,
sauf en ce qui
concerne les supermarchés et les grands magasins spécialisés, type bricolage ! Ceci dit, nous nous
plaisions bien dans ce village, Leila également. Nous connaissions beaucoup de
monde en dehors du douar. En particulier les commerçants. Beaucoup de ceux-ci
étaient de la famille d’Aïcha. J’avais une anecdote amusante à raconter à propos de la
gendarmerie. Nous avions été arrêtés pour un contrôle à l’entrée du village.
Aïcha tendit ses papiers au gendarme, qu’il lui rendit sans même les regarder. Je vous
connais, madame, vous êtes la seule femme de Gueddari à posséder une automobile.
Nous ne pouvions pas vous louper. Il la salua et il lui fit signe d’évacuer les
lieux. Aïcha était morte de rire. C’est vrai qu’elle était la seule femme à piloter une
automobile. La Dacia rouge était en plus bien reconnaissable. Nous avions plein
d’anecdotes à raconter. Un village était un lieu où tous se connaissaient et se
reconnaissaient. Nous étions devenus
amis avec le pharmacien sur la route de Sidi Yayha du Gharb. C’était curieux,
car nous n’avions rien fait pour mériter cet honneur. À chaque fois qu’il nous
voyait, c’étaient des mots de sympathie et des grands sourires. Le
boucher, cousin d’Aïcha, nous servait
toujours de bons morceaux. C’était notre fournisseur attitré. Il travaillait
beaucoup. Chaque jour, un camion venait lui livrer un quartier de bœuf. Le
livreur, le tablier blanc maculé de sang accrochait le bœuf devant l’étal.
C’était un colosse, il portait les quartiers de viande sur son épaule sans
avoir l’air d’en souffrir. La viande était ensuite découpée selon l’envie du
client. La plupart des morceaux étaient réservés aux tagines, mais d’autres étaient hachés. Devant
l’étal un grill avait été disposé. Les clients choisissaient les morceaux
qu’ils désiraient
faire hacher.
Cette viande était ensuite préparée par le préposé au grill avec du persil, de
l’oignon, de l’ail et des aromates. Pressée à la main, la viande était disposée
sur le grill fumant. Lorsqu’elle était prête, la viande rejoignait un morceau
de pain coupé en deux. C’était un délice. Nous en profitions souvent avec Leila.
La vie du village était passionnante. L’activité était riche avec la présence de nombreux artisans. Il y avait une
petite route où l’on trouvait plusieurs serruriers. Ils confectionnaient des œuvres d’art,
des grilles de protection pour portes et fenêtres. Des habillages de puits et
de clôtures sophistiquées, tirés de l’esprit de l’artiste. Certains d’entre eux
s’étaient spécialisés dans la construction de petites charrettes. Tous ces
artisans répondaient présents pour toutes sortes de réparations. Ils savaient tout faire, j’étais
admiratif. Beaucoup avaient appris leur métier sur le tas dès l’âge de douze ou
treize ans. Ils avaient une habileté manuelle exceptionnelle. Ce que j’imaginais impossible ne l’était
pas pour ces ouvriers. Je les voyais battre et tordre le fer avec une adresse
incomparable. Le chalumeau et la lance à arc étaient leurs armes. Nul ne
pouvait les vaincre, tels les guerriers grecs de l’antiquité. Oui, ce village
avait des ressources humaines et professionnelles exceptionnelles, sans doute
trop souvent ignorées. Je voyais un gosse couvert de graisse, assis par terre,
démontant des pièces d’un moteur. Il en connaissait déjà son fonctionnement. Il
était capable de remplacer n’importe quelle pièce. L’apprentissage se faisait
de très bonne heure. Je ne savais pas si c’était une bonne chose, mais ce que je savais, c’est
que nous trouvions au Maroc des ouvriers de grande qualité. Il y avait aussi au
village des mini-entreprises comme celle
d’Ahmed. Nous lui apportions deux kilogrammes de blé et il en faisait de la
farine, juste pour la famille. Dar Gueddari, c’était autre chose ! C’était un
mélange harmonieux de paysans, de boutiquiers et d’artisans consciencieux. Le village aboutissait
vers Sidi Alal Tazi en traversant une multitude de champs bordés par le Sébou. De l’autre
côté vers Sidi Yayha du Gharb, c’étaient des forêts d’eucalyptus interrompues
par un seul village. Ce village avait été choisi pour l’implantation de grandes
antennes de communications, qui se voyaient depuis Gueddari, qui avait la particularité
d’abriter un grand bidonville. Des centaines d’habitations en tôles couvraient
plusieurs hectares du village. Il y avait aussi des maisons en terre, peintes à
la chaux, autour d’une toute petite mosquée. Là, habitait un musicien de chaabi
que je vénérais, Larbi Briwiga. Il était venu jouer avec son orchestre le jour
de mon mariage. J’aimais beaucoup cet homme d’une gentillesse naturelle. À
chaque fois que je le pouvais, je le faisais venir pour jouer sa musique. J’aimais
sa façon de tenir son violon. Posé sur son ventre, l’archet exprimait toute la
volupté de l’instrument. Le ventre ressent-il les sons différents de sa
musique ? Question absurde, un musicien joue avec sa chair, avec son âme.
Comment pourrait- il jouer sans cela ? Il avait besoin des vibrations
émises et ressenties dans tout son corps. Chaque note émise était émise par sa peau. Elle se
distillait tout au long du corps. Le musicien la ressentait jusqu’au bout des
piedsLe sang la véhiculait au plus profond de lui-même. La musique était le
message de l’âme.
Je m’étais remis
à l’écriture. C’était compliqué. Certains jours, rien n’allait, le cerveau était vide. Les idées avaient foutu
le camp. J’avais beau piocher au creux de ma cervelle, rien ne venait. J’aurais voulu que cela soit plus
facile, mais ça
ne fonctionnait pas ainsi.. La raison ne se commandait pas. Épuisé, migraineux, j’abandonnais pour ce
soir et me couchais dans l’espoir de retrouver mes
esprits au lever du jour. Six heures. Le ciel était déjà bleu avec juste quelques petits nuages. Je fis un tour dans le jardin. Les brebis bêlaient
à l’unisson. Je regardais les eucalyptus. Leurs troncs étaient d‘une
extraordinaire rectitude. Dans les
forêts, ils sont exploités pour la construction. Les branches formaient une
haute palissade qui bruissait sous le vent. Je ne savais pas où étaient cachées
les tourterelles. Je savais qu’elles étaient là, mais blotties dans le
feuillage, elles étaient invisibles. Les moineaux tournoyaient tout autour des
branches en piaillant. Le train passa comme une flèche dans des sifflements stridents.
De l’autre côté de la ligne, les ouvriers n’avaient pas encore commencé le travail. Les
poteaux en béton des immeubles en construction avaient drôle d’allure sous le
soleil naissant. Les poules de Rachida caquetaient et picoraient le pain laissé sur la
terrasse. J’étais de bonne humeur après mon petit déjeuner et une douche bien chaude. Au bureau,
l’ordinateur ouvert, je regardais les informations. Elles donnaient le vertige,
toujours des mauvaises nouvelles. Passons, et ouvrons le roman d’Ali Gadari là où il l’a laissé la veille. C’était
le vide. Il fallait le combler. À travers la fenêtre, j’apercevais les fleurs de
bougainvilliers. Cela me remplissait de bonheur. Je quittais le clavier pour
fumer ma pipe, m’appuyant sur le dossier du fauteuil, une position confortable. Cela me permettait de
réfléchir à ce que j’allais raconter. La femme du mokkadem attachait son cheval
à la clôture. Ils avaient déménagé à la suite de l’effondrement du plafond en béton de leur ancienne maison.
Bien heureusement, il n’y avait eu aucun blessé. C’était une belle et grande
maison. La façade résistait encore, mais pour combien de temps ? Les
hautes herbes avaient envahi le rez-de-chaussée. Cela donnait un air d’abandon,
d’oubli, de désolation. Curieux pour un douar si actif. Une image de western. Le couple de
paons était monté sur le mur de la façade. Il ne se préoccupait pas de la
solidité de cette partie de l’édifice. Ils se promenaient ainsi tous les deux dans les propriétés du douar
sans aucune autorisation. Ils étaient beaux, blancs comme neige, leur roue
était splendide. L’on pouvait penser qu’ils ne savaient pas voler, pourtant ils étaient capables de déployer leurs ailes pour atterrir à
l’endroit choisi. Quelquefois têtus, ils ne bougeaient pas du chemin, empêchant
les véhicules de circuler. Le minaret du douar s’élevait droit dans le ciel à une
dizaine de mètres de hauteur. Il avait été repeint en rouge brique, tandis que le corps du
bâtiment était blanc. Des pigeons tournoyaient autour sans se poser. Ils
devaient savoir que c’était un édifice sacré. Pourquoi ces deux couleurs
opposées? C’était voulu,
pourtant. Quelle signification avait voulu donner l’imam ? La guerre et la paix ? Le bien et le
mal ? J’étais
dans l’incapacité de répondre à ces questions. C’était le vendredi à la prière
de dhuhr. Les hommes se précipitaient à la mosquée, après avoir fait leurs ablutions
habituelles, lavage des pieds, des bras et des mains et du visage. Et si
possible se parfumer. Les fidèles entraient à la mosquée, pieds nus. Après
l’office, ils rentreraient dans leurs maisons, en
groupes et dégusteraient le couscous préparé par
les femmes. La mosquée était toujours propre, nettoyée par des fidèles
bénévoles. À l’ombre
du minaret, une épicerie était bâtie. Elle n’était pas seule, de l’autre côté une
droguerie s’appuyait contre le mur de la mosquée. La grande porte toujours
ouverte permettait aux fidèles d’entrer et de prier. Il y avait toujours de
l’agitation devant la mosquée du fait des commerces établis à cet endroit. Le bruit des automobiles dérangeait
souvent les sermons. L’imam n’en tenait pas compte et continuait à psalmodier les versets
du Coran. Rien ne pouvait déranger le saint homme. Debout devant Allah, mains
écartées, bras ouverts, il était en communion avec Dieu. Et lui demandait la paix pour ses frères
musulmans et les peuples de la terre. Les versets étaient judicieusement
choisis. Il y mettait de sa propre émotion, en élevant la voix ou en traînant sur une
syllabe. Il transmettait aux fidèles présents toute la richesse qu’il recevait
de la lecture du Coran. Il avait l’impression que Dieu l’écoutait et le guidait
vers le chemin. La parole d’Allah était irréfutable et intouchable, le livre ne
devait pas être mis en doute, sourate 2,2. Il avait été révélé à Mahomet sous
la dictée divine. Il est incréé. Le prophète l’avait récité et ceux de ses fidèles qui
savaient lire l'avaient retranscrit. Selon la tradition, en 652, vingt ans
après la mort de Mahomet, le calife Othman ordonnait de rassembler ces textes
épars en un seul livre, le Coran. C’était les souvenirs que j’avais de mon
apprentissage de l’Islam. Je laissais de côté mon moment de pensées religieuses
et intimes. Le tracteur de Rédouane avait des ratés. Je le pris avec moi, je conduisis
la Dacia jusqu’au mécano, malgré l'interdiction de conduire. Revenu avec lui,
il plongea les mains dans le moteur et changea les bougies, encrassées. Le moteur ne voulait toujours
pas démarrer. C’était la batterie, Il fila à côté acheter une batterie. Six cent dirhams, ce
n’était pas donné. La batterie en place, les bougies nettoyées, le moteur
démarra au quart de tour. Shukran, merci. Il repartit sur son tracteur
continuer ses travaux des champs, perché sur un siège tremblotant. J’étais
content de lui avoir rendu service. Il avait besoin de travailler. C’était ce
qui me plaisait ici, les aides que nous recevions et celles que nous donnions. Ce n’était
pas grand-chose, deux œufs pour faire un gâteau, un poulet qui serait rendu le
lendemain à cause d’une visite inattendue. Une pioche pour enfoncer des piquets.
Le fait que l’on répondait présent était important. J’y attachais beaucoup d’importance. Les services rendaient
la vie plus facile. L’on s’appuyait sur les autres en cas de coup dur. C’était
du self défense par personne interposée. Au retour de Gueddari, Rédouane avait recommencé son travail dans le champ, et j’entendais le bruit
habituel du tracteur. J’aimais les blés qui se couchaient légèrement sous le souffle discret du vent
d’ouest,
c’était comme une petite mer. Il serait bientôt coupé et les grains seraient séparés par la machine, avant de s’écouler en ruisseau
dans les sacs de jute disposés au bon endroit. Après les blés viendrait le tour de betterave sucrière qui
nécessitait des arrosages intensifs. Ensuite, les ensemencements de la luzerne. Dans mon jardin,
les fruits grossissaient. Bientôt les pêches seraient mures. Les grains de raisin
prenaient également une taille raisonnable. Les figues avaient bonne allure. Nous aurions une
excellente saison. Les raisins
attiraient les moineaux batailleurs. Ils n’étaient pourtant pas mûrs. Aïcha et
Rachida étaient très agitées, Elles avaient découvert un nid de couleuvres près
de la bergerie
et les avaient massacrées à coups de pelle. J’avais peur des serpents, même des
couleuvres, je ne savais pas d’où cela venait. C’était une peur panique, je
résistais aux orvets, mais plus gros, c’était impossible ! En Guadeloupe, il
n’y avait plus de serpents, peut-être dévorés par les mangoustes? En Martinique, en
revanche, les vipères pullulaient. Les planteurs s’en méfiaient. Elles auraient été amenées
dans les îles françaises par les Anglais pour chasser les autres colons. J’ignorais si c’était la vérité. Après
les cris de ces dames, le calme était
revenu. Dans l’île de la Dominique, il existait des pythons, il était interdit
de les tuer. Brrr, j’en avais une
trouille atroce. Heureusement, dans le Gharb, à ma connaissance, il n’y avait pas de reptile
dangereux. Quelques pique-bœufs atterrissaient sur le chemin, qu’avaient- ils
vus ? Simple curiosité. Ils s’envolaient
aussitôt posés. Je voulais creuser une fosse pour faire une mare dans le jardin.
Ce n’était pas une bonne idée, L’eau stagnante attirerait les moustiques et
développerait par moments une odeur peu agréable. J’avais planté des fleurs aquatiques, il fallait savoir ce
que l’on voulait ! J’attendais toujours Fourade pour remettre le circuit
électrique à ma convenance. Ce moteur de la clim du bureau qui pendait sur le
long du mur me dérangeait. Ce n’était pas esthétique et cela risquait de sauter
avec la pluie. C’était la première chose que je voulais améliorer ici, le circuit
électrique. Remplacer les vieilles prises par des prises modernes plus jolies.
Une maison doit refléter les goûts de ses habitants. Il y avait beaucoup de
choses à entreprendre. J’avais prévu des
modifications, mais cela serait difficile à réaliser. Les matériaux ne sont disponibles qu’à soixante-dix kilomètres
de Guéddari, et il fallait un professionnel pour la pose. Affaire classée,
revenons aux choses simples et moins coûteuses. Abdelkader ferait l’affaire, c’était
un excellent maçon
capable, en option, de
s’occuper de l’électricité, de la véranda, de colmater les fissures dans les murs, en particulier dans mon bureau. Après, nous
verrions, pour la peinture, l’agencement de la chambre à coucher de
Leila, la rénovation
de la
cuisine où j’avais foutu le feu en
ne surveillant pas la cocotte. Et puis, et puis, et puis tout le reste, il y en
avait un paquet ! Dans une maison, rien n’est jamais fini. Tout commence et recommence. Il y a les rideaux,
les tringles à poser. Le choix des couleurs, du tissu. Penser peut-être au
mobilier, à l’éclairage. Une maison, c’est une déclaration de guerre. L’on se retranche, l’on déclare, l’on agit. C’est fou comme cela prend du temps… et de l’argent. Nous n’étions
plus maîtres de la situation, nous ne la dominions plus. Nous la subissions souvent, sans nous en
rendre compte. Il y avait des jours où le moral n’était pas au plus haut, j’avais
envie d’abandonner. Heureusement, cela ne durait pas. Assis sur le banc de la
terrasse, je fumais ma pipe, content de moi. Après toutes ces cogitations, cela allait
mieux, débarrassé des miasmes provocateurs de la journée. Il faisait beau, les
eucalyptus se balançaient tout doucement au gré des roucoulements majestueux
des tourterelles. Tout cela avait un sens. Cela venait de haut, forcément. Tout
revenait à cela, ce que nous ne comprenions pas venait de plus haut. J’étais
ravi d’apercevoir le ciel d’un bleu transparent sans nuage. L’on avait
l’impression d’apercevoir le paradis, c’était flou, mais l’on voyait des formes
étranges, étaient-ce les anges ? J’avais encore rêvé comme d’habitude,
quand je laissais mon cerveau vagabonder dans l’imaginaire. Rou rou, rou rou, elles
chantaient bien mes tourterelles. Pilou ne me quittait pas, il était couché sur
mes pieds, la force de l’habitude. Rex et Rosa se promenaient dans le douar,
ils restaient rarement à la maison. La nouvelle maison du mokkadem était le
refuge d’une dizaine de pigeons. Ils avaient colonisé le toit, mais continuaient
à nicher dans l’ancienne écurie. Le cheval attaché à la clôture avait l’air
triste. Il grattait la terre de son sabot. Arabie avait planté des arbres fruitiers en limite de clôture de chez nous.
Cela donnait l’impression d’une forêt d’orangers. En fait, seuls Arabie et nous
avions planté des arbres en suffisance. Les autres habitants avaient planté un
arbre par-ci, par-là. Le coin Arabie, Driss et Ali était vert et ces dizaines d’arbres
attiraient les oiseaux. Il me restait encore un carré de terre vierge, j’allais
l’utiliser pour planter des mandariniers et citronniers. Cela me ferait une dizaine d’arbres
supplémentaires. Les oiseaux seront contents. Entre les arbres je sèmerais des
fleurs, chouette, hein ! Ce n’était pas grand-chose, mais cela changerait
tout, des arbres, et des fleurs. Elles allaient abriter les abeilles de l’apiculteur. Hourra, je
retrouverais le jardin des Espérides. Me voilà reparti dans mes rêves, et
pourquoi pas. D’autres rêvent bien devant une Masérati, moi c'était devant les arbres, un petit
jardin, quelques fleurs des champs. J’aimais le bleuet, cette petite fleur que
rien ne rebutait, qui poussait dans les champs de pierres et les champs de
bataille. Elle était sacrée ! Ce serait la forêt d’Ali, les touristes viendraient la visiter. Ah, ah, c’était
bon de dire n’importe quoi, cela détendait, nous mettait de bonne humeur. Avec
mon âne, j’accrocherais une petite charrette et je promènerais les touristes
jusqu’à ma forêt. En fait j’avais des goûts tout simples. Cela énervait
quelquefois les gens de ne pas partager leurs ambitions démesurées. J’avais
réussi ma vie, j’avais été heureux, si ce n’avait été le décès de mon épouse en
1991. J’étais heureux à côté d’Aïcha et de ma petite Leila. Ma vieillesse
s’écoulait doucement. Je n’avais pas de gros problème, des problèmes de vieux,
mal au dos, mal aux jambes. À quatre-vingt-six ans, qui seraient fêtés dans deux mois, il ne fallait
pas demander l’impossible. Allah me surveillait, il connaissait l’heure où je m’endormirais
pour rejoindre le ciel. Je n’étais pas pressé, puisque j’étais heureux ! J’avais
demandé à Allah de me garder encore un peu pour voir grandir Leila. Serais-je
exhaussé ? J’aimerais tant la regarder grandir, devenir une ravissante jeune fille.
J’aimais cette enfant, elle n’était pas de ma chair, mais c’était tout
comme !
Fourade arriva,
casqué, assis, bien calé sur sa
moto. Il entra dans la cour et mit sa moto sur son trépied. Il nous salua et s’installa sur un des fauteuils en plastique de la
terrasse. Il nous détaillait
le coût des
travaux d’électricité, qui s’élèveraient à environ trois
mille dirhams avec le matériel. Il fallait y passer pour bénéficier d’une installation toute
neuve. Nous n’avions toujours pas le devis de la véranda. C’était important, il
nous fallait réduire
les frais. Le matériel coûterait très cher, le bois, les tôles plastiques, les
clous, les équerres. Je n’osais pas m’avancer pour la main-d’œuvre. La véranda
était indispensable pour éviter que la pluie humidifie le mur de façade. Celui-ci
était pourri, le revêtement partait à tout vent. C’était dit, il faudrait nous sacrifier.
Le Consulat général de France nous avait téléphoné,
après que l’avions contacté quelques jours plus tôt. L’adoption de Leila devait
d’abord passer devant les tribunaux marocains avant les affaires diplomatiques
françaises. Nous avions téléphoné à un avocat de Tanger qui acceptait de
s’occuper de cette affaire. Il nous avait donné quelques conseils avant
d’arriver chez le procureur : Il fallait être mariés, posséder une maison ou un logement.
Avoir des revenus suffisants, posséder des documents tels que certificat de mariage, livret de famille, rien d’insurmontable en dehors
du certificat d’abandon officiel de Leila par sa maman. Une adoption est toujours compliquée à
réaliser. Nous espérions que cela se ferait dans des délais raisonnables. Cet avocat réputé nous avait été recommandé par un ami de Tanger. Pourrions-nous le rémunérer? Les bons services se
payent toujours très cher. Il devrait nous faire parvenir ses tarifs le lendemain. De toute manière,
si cela dépassait nos possibilités, il faudrait faire encore appel à la
famille. Cela demanderait plusieurs mois, si ce n'est plusieurs années pour
aboutir à une conclusion heureuse. Fourade était toujours à examiner le circuit
électrique. Pour mon bureau, il faudrait attendre la fin des travaux d'Abdelkader.
Il y avait des fissures dans les murs et le plafond. Il fallait les élargir puis les boucher efficacement avec du ciment. Fourade ne pourrait intervenir
qu’après la mise en peinture ! C’était la bataille de Gueddari. J’étais
déçu de ne pouvoir utiliser le placoplâtre, mais il fallait un professionnel et
je n’en avais pas les moyens. Abdelkader était un bon maçon, il ferait
l’affaire. Dur, dur la guerre du flous, mais il fallait la gagner. Chacun est
devant ce problème, vivre décemment pour sa famille. La richesse est un leurre, elle n’amène que des problèmes,
jalousie, coups tordus. J’arriverais à moderniser cette vieille maison de
campagne à Gueddari. Je rejoignais par la pensée les travaux de monsieur
Gueddari qui avait donné une partie de ses terres aux paysans après la perte de leurs biens consécutive aux terribles inondations en mille neuf cent
soixante-trois. Il avait autorité sur tout
le territoire de Fès à Salé, c’était un
grand homme,
qui
avait fait beaucoup de bien autour de lui. C’était curieux de ne pas entendre parler de lui. L’oubli s’était
installé, très commode d’ailleurs. Bon, revenons à nos moutons, plutôt à nos
travaux d’aménagements. Cette vieille maison aurait besoin d’une rénovation
complète, avec le temps, sans doute. Les murs intérieurs se désagrégeaient, les
briques recouvertes de chaux faisaient encore illusion, mais ce n’était du trompe œil. La peinture cloquait sous l’effet de
dislocation. Oh là, ce n’est pas inhabitable mais je tentais d’anticiper la gestion des maux et la nécessité des réparations. Si
Allah me prêtait vie, les travaux seraient tous terminés. Arrêtons là ces litanies. La maison
respirait le bonheur, elle était ensoleillée par le petit Wallid et Leila mon
petit oiseau. Nous ne manquions de rien, même si le flous ne remplissait pas ma
boîte. Leila chantait toute la journée. Elle accompagnait les tourterelles. Le
bonheur était quelque chose de divin, difficile à cerner, propre à chacun. Quelques
coquelicots dans le champ de Rédouane m’emplissaient de joie. C’était énorme,
ces fleurs rouges marquaient leur territoire par leur flamboyance, le rouge de la victoire.
Un coquelicot, c’est un appel vers le bonheur. Il respire l’odeur de la terre et
s’élève vers notre astre
lumineux, celui qui domine notre univers. Rien qu’un coquelicot, madame et vous me mettez en
joie. Ne le cueillez surtout pas, laissez-le vivre et se sevrer du suc des
labours, rougeoyer dans le champ encore longtemps. Je n’avais pas beaucoup
travaillé aujourd’hui. Paresseux, probablement à cause de ce coup de téléphone
du consulat général de France. Il fallait que j’oublie, ma tête était emplie de
questions susceptibles
de m’être posées par l’avocat. J’allumais ma pipe, m’asseyais sur le banc et
aspirais sur le tuyau, renvoyant la fumée vers les feuilles de mon pêcher.
Aussitôt assis, Pilou accourut pour se coucher sur mes pieds. C’est fou comme les fruits
avaient grossi. Les pêches mûrissaient, elles pourraient être consommées d’ici trois semaines. Je fus dérangé dans
mes cogitations par Aïcha qui voulait aller au distributeur de banque. Je lui
indiquais le montant à retirer. Elle fit la moue. Elle aurait voulu beaucoup plus, mais c’était
moi le gardien du trésor. J‘avais un cahier en double, où j’inscrivais
scrupuleusement tous les frais et achats que nous faisions. Nous étions
toujours d’accord avec la banque. C’était mieux ainsi, pas de lézard, m’aurait dit mon copain
Dominique ! C’était facile d’aller au distributeur et de tirer de l’argent, et
après ? Les banques en profitaient, je tenais mon compte à jour. Les frais
de distributeurs avaient considérablement augmenté. Nous devions faire
attention à tout. Aïcha avait tendance à ne pas beaucoup s’en préoccuper. Cela donnait lieu quelquefois à des engueulades.
Avec les fermetures de frontières, je n'avais plus mes cigares de Cuba et le tabac à pipe Amphora
que j’aimais tant. En attendant le retour
à la normale, j’achetais deux paquets de Gauloises. Je les dépiautais et fumais
le tabac dans la pipe. Cela me durait quatre jours. J’attendais avec impatience
le retour de
mon tabac
favori. La Gauloise n’avait
rien du goût subtil d’Amphora. Fumer la pipe ou le cigare serait moins dangereux
que la cigarette. Je n’en savais fichtre rien. Ce sont des on dit ! Lio,
jaloux, est venu se coucher sur mes genoux, j’avais deux enfants
supplémentaires. Arabie, immuablement coiffé de sa térésa, passait devant le jardin
avec sa petite charrette et son petit âne. La charrette faisait du bruit, rui,
rui, rui,
ses roues avaient des
problèmes. Il ne la ménageait pas, elle passait partout, elle encaissait les
trous et les bosses du chemin. Le petit âne devait également souffrir. Les
brancards devaient lui peser sur le dos et lui frotter la peau à chaque
aspérité du chemin. À chaque fois qu’il était attelé, il repartait vaillant au
travail avec Arabie. J’aimais les ânes, ce n’est plus un secret,
j’attendais toujours le mien. Il serait choyé pour faire oublier le calvaire
des autres. Ces malheureuses bêtes étaient maltraitées, battues, chargées plus
qu’elles n’en pouvaient. J’ai vu des scènes désolantes, humiliantes pour la
race humaine. Les animaux devraient recevoir le respect de tous. Ils faisaient entièrement
partie de notre monde. Ils nous accompagnaient. Je pensais à Pilou ce petit
chien fidèle, aimant et me le faisant savoir toute la journée. Lio, le chat, m’aimait aussi et me le montrait bien. Comment ne pas aimer
les animaux ? En fait, ils étaient notre reflet. Gentils, gentils,
méchants, méchants avec qui de droit, ils nous ressentaient. Une copie conforme de
l’humanité ! Ils étaient à ranger dans la case du haut, tout en haut de
l’amour.
C’était le jour des courses à kénitra, à soixante-dix kilomètres
de Gueddari. Nous en profiterions pour faire des achats au magasin de bricolage, et au Marjane, grand magasin
d’alimentation et de produits ménagers. L’on trouvait également des réfrigérateurs, des machines à laver,
des ordinateurs. Nous allions à Kénitra une fois par mois, cent quarante
kilomètres, aller et retour, ce n’est pas à côté ! Il fallait bien
réfléchir aux achats, inscrire les articles nécessaires sur une liste pour ne rien oublier. Nous
pourrions trouver un certain nombre de choses à Gueddari, mais ils n’acceptaient
pas les chèques ni les cartes bancaires, d’où Kénitra. En fait, c’était une
sortie agréable, nous allions à la
ville. Cela nous faisait une balade, comme si nous partions en voyage. Nous
étions tous ensemble. Nous mettions plus d’une heure pour arriver au centre de
Kénitra. Petit Pont, c’est la traduction littérale de kénitra. Sous le protectorat
français, elle s’appelait Port Lyautey. C’était une grande ville, très commerçante. Nous
prenions la route départementale à travers les forêts d’eucalyptus et la route
à quatre voies avant
de rejoindre l’autoroute jusqu’à Kénitra. Quelquefois, il nous arrivait de
continuer jusqu’à Salé et d’aller faire nos emplettes au Carrefour, cela nous
permettait de revoir nos amis. Là, c’était loin, il y avait plus de cent
kilomètres. Nous étions bien à Salé,
mais les étages me tuaient. Je ne les supportais plus. De toute façon, je préférais
la campagne. Gueddari était mon havre de paix. Je ne remettrais pas en question
ma domiciliation. Après avoir fait toutes nos courses, nous revenions au
village sans nous presser. Il fallait du temps pour ranger dans le frigidaire et le
congélateur les marchandises périssables. Ce n’est rien de le dire, mais
il y en avait beaucoup. Beurre et margarine, yaourts, fruits et légumes au réfrigérateur, viande et poisson au
congélateur. Alors, commençait la cérémonie du repas. Prière de ne pas déranger.
Le chef serait fâché, et quand le chef était fâché, ça bardait. Je m’éclipsais et
m’assis sur le banc fumer ma pipe. Je laissais Aîcha concocter le repas.
J’entendais des bruits de casseroles et de robinets. Que préparait-elle ? Le fumet du repas nous
renseignerait avant de nous mettre à
table. Le crépuscule était venu, toujours aussi discret. Le soleil était à l’ouest, il
devait éclabousser l’océan. Il ferait bientôt jour aux Amériques. La lumière du
jardin éclairait ce petit espace. Leila avait disposé la table sur la terrasse.
Aicha arriva avec une cocotte fumante et odorante. C’était une soupe de
poisson. Nous adorions cela. Des tout petits morceaux de requins, des fruits de
mer et du pain grillé, qu’en pensez-vous ? Vous en reprendriez, vous avez raison,
servez-vous. Après la soupe de poisson, pour rester dans l’atmosphère
piscicole, elle servit des gambas grillées. C’était merveilleux ! Certains
des repas de la maison étaient dignes de figurer dans de grands restaurants. Elle
servit le thé à la menthe et pour moi, une tasse de café. Je me levais de
table, m’assis sur le banc pour fumer une pipe. Il faisait doux et après ce
somptueux repas je me sentais bien. C’est fou comme un bon repas vous délasse, vous donne envie d’être gentil.
J’avais envie de me
reposer. Je
n’irais pas dans le bureau pour écrire, nous verrions cela demain. Fatigué de
ne rien faire, j’allais me coucher. J’eus du mal à m’endormir, je me retournais
sans cesse dans les draps. Le matin, je me réveillais avec une impression de fatigue. La douche et le petit
déjeuner ayant
rétabli mon équilibre, j’allais dans le jardin. Les
chiens étaient contents de me voir. Ils jappaient de plaisir en remuant vigoureusement la queue. Je n’avais
toujours pas envie de travailler. Cela ne m’inquiétait pas, lorsque l’envie
reviendrait, ce serait peut-être pour écrire plusieurs
chapitres. J’allumais une pipe, la première de la journée. Je rejetais la fumée
vers les chiens qui détournaient la tête. Ils n’aimaient pas cela, mais j’étais
amusé de constater leur comportement. Le camion ramasseur de fumier était là,
les odeurs étaient fortes. Le camion une fois parti, les odeurs s’atténuèrent
sans disparaître complètement. C’était la campagne, les odeurs d’étables, de
bergeries étaient présentes dans l’environnement. Avec l’habitude, ce n’était
pas si désagréable. Le camion reviendrait la semaine prochaine pour remuer à nouveau le
fumier entreposé sur le bord du
chemin. J’étais toujours aussi heureux, tranquille d’esprit. Je rêvais tout
éveillé, je naviguais sur un trois-mâts au milieu des nuages. J’apercevais des villes et des villages. Les voiles
déployées ressemblaient à un immense papillon. Soudain, je changeais de monde.
J’étais très loin, je naviguais autour de Neptune. C’était magique ! Je me
réveillais avec les planètes dans l’esprit. C’était idiot cette imagination
débridée, ou allait-elle se nicher ? Pilou ne m’avait pas quitté. Il me
regardait, semblant me dire, tu es revenu de ton voyage ? Je me levais pour observer mes
bougainvilliers. Les fleurs me parlaient avec le langage des signes. Nous nous
comprenions. L’amour n’avait pas besoin de longs discours. Les yeux disaient
beaucoup de choses. La tendresse de mon épouse était inscrite profondément au
fond de ses pupilles. Je t’aime, me disait-elle sans prononcer un mot. C’était
beau, pas de superflu, rien qu’un regard. Je répondais par un sourire complice.
Tout était dit ! J’allais et venais dans le jardin. Je ne savais pas ce que je
recherchais. Voilà Arabie, cela me changera les idées. Aîcha prépara le thé. J’en profitais
pour allumer une pipe. Arabie se plaignait du prix des engrais qui
avaient encore augmenté. C’était difficile pour les petits agriculteurs. Il
avait semé de la luzerne sur deux hectares. Driss pourrait en acheter deux gros
ballots pour ses moutons.
Il pleuvait, fait inhabituel en cette saison. Deux gouttes d'eau glissaient sur la vitre
de la cuisine comme des larmes sur la joue d’un bébé, puis disparaissaient
définitivement dans la terre du jardin,
évacuées par l’appui de la fenêtre. J'apercevais à travers la vitre les
moineaux qui sautillaient, allant à
la chasse aux miettes jetées à terre, avant de s'envoler vers les branches du
pommier. Le chat s'élançait d'un seul coup sur le tronc de
l’arbre dans l'intention de déguster l'un de ces petits
passereaux, toutes griffes dehors. Déçu d’avoir été
floué, Lio rejoignait la queue basse l’appui sous la fenêtre et s’étendait de
tout son long. C’était l’époque des mouches, Aicha avait accroché à l’entrée de
la porte un attrape-mouche consistant en un ruban de colle forte. Les mouches
zigzagantes dans l’espace de la porte se collaient par dizaines sur ce ruban, obligeant Aicha à le changer souvent. Les hirondelles qui
avaient construit leurs nids sous le toit étaient friandes de cet insecte noir
au vol lent, les oisillons étaient nourris par les parents de centaines de
mouches attrapées en plein vol avec habileté. De la cuisine je voyais les nuages défiler vers l’est, quitter la plaine
et les rives de l’Atlantique pour se diriger vers le massif du Rif et la
Méditerranée. Des oiseaux poussés par le vent se poseraient sur les pyramides d’Egypte, les temples d’Angkor, la baie d’Along. Moi, je
regardais tout cela de mon fauteuil ou de ma chaise de cuisine. J’étais un
clandestin de la nature. Je voyais dans ma tête ces merveilles placées là par
la nature et par l’homme. Je me laissais aller au bonheur de la rêverie, bercé par le bruit du vent dans les feuilles des arbres et les chants des
oiseaux. Je me faisais tout petit, invisible même devant la cohorte de fourmis
brunes regagnant leur nid. C’étaient de curieuses bestioles, les fourmis.
Les spécialistes du monde animal, les zoologues en
ont découvert plus de douze mille espèces. Leur ressemblance avec les
sociétés humaines est depuis fort longtemps
source d’études scientifiques. Oh là, là, serions-nous également une sorte de
fourmi ? Curieux quand même cette similitude, brrr, cela me faisait froid dans
le dos ! Le mâle était un moins que rien, les ouvrières vivaient de trois
semaines à un an, la reine se pavanait jusqu’à plus de vingt ans. C’était un
monde d’une totale cruauté, auquel je ne voudrais pas être confronté. Je tournais la tête, j’apercevais un papillon blanc posé sur un géranium. Elégant, léger, frivole, volant
sans peur de fleur en fleur et marquant de ses ailes blanches et fragiles une tache
presque indélébile sur la rougeur du géranium. Je préférais le papillon aux
fourmis, pourtant chaque espèce avait un rôle à jouer dans l’équilibre écologique. Là encore, mon regard se
portait sur le laurier rose, domaine des moineaux
brailleurs et batailleurs. Comment étaient-ils, ces oiseaux à l’origine du monde ? D’affreux prédateurs de deux mètres de haut,
dotés de griffes redoutables au bout de pattes
longues comme des échasses, et d’un bec pointu comme une pioche de terrassier capable
de transpercer une proie de part en part. Cela ne devait pas être facile tous les jours pour
nos grands-parents, les homos sapiens, obligés de vivre dans des grottes
humides. Ils passaient leur temps à la chasse pour se nourrir et reproduisaient
sur les murs de ces grottes les animaux de
leur temps. Un vol bruyant de pigeons
me projeta de nouveau dans la réalité. Le couple de paons du voisin faisait la roue, ils étaient
splendides ! Ahmed conduisait son troupeau de moutons à la prairie, aidé par
son chien qui jappait, prêt à pincer les mollets des indisciplinés. La charrette pleine de foin tirée par des chevaux trapus
sur le chemin de terre revenait à la ferme. Rachida avait nettoyé l’écurie, les
odeurs du fumier arrivaient jusqu’à moi. On disait que ce ferment était source de vie. Les poules, ravies, grattaient la paille pourrie et malodorante pour en
tirer les éléments nutritifs dont elles raffolaient. Un avion allait atterrir à
Rabat, laissant derrière lui une grande fumée blanche qui s’amenuisait
un
peu à la fois. Le bleu du ciel était brisé par son
passage assourdissant, les corbeaux s’envolaient pour se poser dans le champ en
friche. Mes canards se promenaient à la queue leu leu dans un déhanchement de
femmes fatales. Dans la mare, ils avaient une tout autre allure, gracieuse,
distinguée, c’étaient les rois de la surface aqueuse.
Les grenouilles tentaient en vain de les déranger par leurs sinistres coassements. Les têtards n’étaient
pas à la fête, ils étaient consommés sine die par les canards trop contents de déjeuner à domicile. Mes eucalyptus étaient
parfois conquis par d’étranges lézards, l’inoffensif gros gecko, attendant la
nuit pour s’introduire dans les maisons. Les figuiers de Barbarie formaient une haie infranchissable. Cette haie nous donnait de magnifiques fleurs
rouges qui accouchaient à leur tour de figues juteuses à
manier avec délicatesse, leurs piquants minuscules
s’incrustant profondément dans la peau. Entre deux figuiers de Barbarie poussait, je ne sais comment, un bougainvillier jaune magnifique, éclatant comme le soleil. De l’autre
côté, la vigne de raisins blancs que je taillais
soigneusement chaque année au mois de mars. Elle me donnait en gros plus de
cinquante kilos de beaux et savoureux raisins dont une bonne partie était transformée en jus
délicieux et frais. Ali, criait Aicha, mais je restais assis, songeur devant la
création et la diversité qui l’accompagnaient. C’était trop beau, le monde était
parfait, nous étions des ravageurs, des prédateurs. Je m’étais construit un monde de douceur, de beauté qui échappait
à la laideur, aux tours infernales des villes invivables. Je préférais l’odeur
du fumier à celle de la dictature de l’automobile et du téléphone portatif. Ali !
Là, il fallait que j’y aille pour éviter un conflit avec Aicha. Je me levais
de ma chaise, et m’approchais de la table après m’être
lavé les mains. Aicha me jeta un coup d’œil réprobateur,
elle avait horreur de répéter.
Je rêvais encore, me laissant aller aux
songes de l’esprit. J’étais assis sur le banc, j’avais allumé ma pipe, et mon esprit vagabondait. Certains ignorants disaient
qu'il n'y avait rien à voir dans la plaine du Gharb. Je pouvais comprendre que
la campagne repoussait les illuminés du savoir, mais laissez-moi leur dire
qu'ils étaient passés à côté de merveilles. En fait c’était très bien
comme cela, c’était pour nous tout seuls. La brume du matin au lever du jour et la fraîcheur du mois de mars.
Le petit déjeuner constitué de thé brûlant, accompagné de pain grillé, de crêpes, d’une omelette, d’olives vertes et
noires. L’huile d'olive mélangée au beurre frais et de miel d’eucalyptus. Voyez-vous,
ils nous avaient laissé tout cela ! La brume s'était dissipée,
le soleil éclairait maintenant toute la plaine d'un
éclat privilégié. Le ciel était revêtu d’un drap bleu velouté. Les paysans étaient
au
travail depuis longtemps. Ces gens- là s’activaient du matin au soir quel que soit le temps. Ils étaient ignorés du plus grand nombre, trop
souvent moqués. Le courage était leur motivation.
Sans cesse ils retournaient la terre, l'engraissaient puis semaient le blé, l'orge et la betterave dans les sillons bien droits tracés dans le champ.
Ils n’avaient pas vu Ahmed avec son éternel tarbouche rond, blanc et rouge,
qui réparait les vélos, changeait une chaîne, arrangeait
un dérailleur. Ils n’avaient pas vu Sulliman, le vétérinaire aider la vache de
Hassan à vêler et à mettre au monde, miracle de la vie, un
petit veau encore tout sanguinolent. A peine sorti, il se précipitait sur la
mamelle nourricière. Dans ce village s’écoulaient des journées rythmées par les appels du
muezzin. Le jour du souk régnait une agitation bienvenue autour des boutiques
en toile. Chez Hakim le boucher, un bœuf entier était accroché à l’étal devant
le trottoir, les clients venaient choisir leur morceau de viande. Son frère
s’occupait du grill. Une foule de clients venait manger de la viande hachée aux
oignons avec des frites. Ce jour-là il y avait un gros débit. Saïd l’artiste
disposait ses fruits et légumes avec art comme sur
un tableau de la Renaissance. Les couleurs des légumes étaient
judicieusement assemblées. Saïd, ce professionnel des marchés, avait compris qu’une bonne présentation de ses
produits aidait la promotion et la vente.
J’aimais
aussi tendrement la rivière qui traçait son cours avec discrétion et pudeur
à travers du village, avant le barrage sur le Sébou. Elle était
présentement mise à sec. Elle semblait présenter ses eaux avec des excuses tant elle était attentive à n’occasionner aucun
problème. Ses berges, lorsque l’eau coulait, abritaient
de hauts roseaux, des genêts blancs, le genévrier rouge et l’eucalyptus. De
nombreuses espèces vivaient dans cet environnement. Les savants estimaient le nombre d’invertébrés à environ
à cent cinquante-six. Les couleuvres se cachaient dans les roches avec les tortues. Ma rivière
abritait cent soixante et onze espèces d’oiseaux, dont les flamants roses, les
busards des roseaux, les sarcelles. Vous voyez, tout cela, ces gens n’en
avaient aucune idée. Il n’y aurait rien à voir dans la plaine
du Gharb ? Ils n’avaient pas vu non plus l’usine à sucre, qui broyait
les cannes à sucre et les betteraves indifféremment suivant les saisons.
Des centaines de camions chargés faisaient la queue sur la route sur près d’un
kilomètre et également à l’intérieur de l’entreprise. Une énorme fumée noire s’échappait de la cheminée. Attendez, attendez !
Il y avait aussi l’usine de farines où étaient moulus les grains de blé en une fine farine.
Des forts en bras et forts en gueule soulevaient les sacs de cinquante
kilogrammes et les entreposaient dans le grand hangar avant de les charger dans
les camions. Mais, j’y pense également, il y avait
aussi l’usine de production d’eau filtrée, produite à l’intention des abonnés du village. Elle était stockée dans deux énormes châteaux d’eau de
vingt mètres de haut. Ils n’avaient rien vu et pourtant, le Gharb était au
printemps une palette de couleurs, c’était merveilleux, miraculeux. Les collines jaunes séparaient
les champs verdis par l’abondance des cultures. Ils n’avaient pas vu les arbres
parés de leurs fleurs splendides qui donneraient des fruits tout au long de
l’année. Ils n’avaient pas vu les
pique-bœufs tout blancs dans les champs
ni les cigognes regagnant leurs nids en haut des pylônes électriques. Ils n’avaient pas vu les
marécages surgissant au milieu des champs, où les grenouilles s’en donnaient à
cœur joie. Ils n’avaient pas vu le geai, heureux, sifflant un air sur le chemin
boueux de mon hameau, où seuls les chariots tirés
par les chevaux en cette période pouvaient passer aisément. Avec le soleil, le
chemin allait rapidement sécher. Les tracteurs échappaient à cette rhétorique,
ces mécaniques bruyantes passaient partout en effrayant les poules et les
pintades qui s’envolaient bruyamment sur les côtés du chemin. Les voisins venaient
nous saluer et prenaient le thé à la menthe avec nous. La vie était sociale,
nous connaissions tout de nos voisins; lorsqu’ils étaient malades, les femmes du douar venaient les aider,
personne ne restait seul, surtout pas les vieillards. Les parents,
les grands-parents, vivaient avec les enfants et petits-enfants. C'était une organisation
qui perdurait et m’émouvait. C’était un système qui avait disparu d’Europe et
aux Etats Unis, mais ici, c’était le bonheur de constater que toute la famille était
réunie. Une pièce faisait défaut et c’était le grand chambardement. Qui allait
s’occuper des petits enfants, cuire le riz, préparer le tagine, laver le
linge ? C’était une parfaite organisation, qui avait disparu des habitudes
occidentales. Les vieilles personnes n’étaient pas gênantes au contraire, elles
s’occupaient des tâches qui paraissent secondaires, mais elles étaient en fait
primordiales. Quand l’homme partait travailler, c’était leur épouse qui devenait
la cheffe de la maison, chacune collaborait et s’exécutait. Elle sortait les
moutons dans la prairie d’à côté, certaines familles misérables sacrifiaient généralement
l’aîné des garçons pour garder les moutons. Il n’allait pas à l’école, c’était
son rôle. C’était ainsi, il était là pour garder les bêtes. Il les menait
parfois assez loin du domicile sur le bord des routes. Les autres enfants
lavés, peignés par la grand-mère ou la sœur aînée s’en allaient groupés sur la
route de l’école. Rachida préparait la pâte pour confectionner le pain, tant de
fois malaxée, remuée, triturée, placée ensuite dans de grands plats en tôle disposés dans l’antre du diable,
le four haut et large en torchis
préalablement allumé. La pâte était piquée en plusieurs
endroits avec une fourchette pour
éviter que le pain ne gonfle de trop. Des fers
ronds traversaient de part en part le four, sur lesquels étaient placées des branches
d’eucalyptus, enflammées d’un coup d’allumette. Rapidement consumées, elles étaient
remplacées par d’autres branches placées à
proximité. Les plaques de tôle alors
placées sur des fers ronds, le miracle s’accomplissait. D’une
main experte, Rachida plaçait la pâte à pain sur la
tôle brûlante. Elle bouchait le four avec des morceaux de tissus mouillés,
surveillait attentivement l’opération. Elle avait un chronomètre dans la tête,
quand elle soulevait le tissu, le pain était cuit et doré, prêt à consommer. Un
couple de cigognes quittait et regagnait son nid à grands coups d’ailes, cela non plus, ils ne l’avaient pas vu !
J’avais
toujours aimé les mystères de la vie, j’étais passionné par la naissance d’une
marguerite dans un champ, la naissance d’un petit veau, d’un oisillon. J’étais
passionné par les mystères de l’univers immense, tellement inconnu. Je savais
que quelque part la vie existait, pas forcément à notre image, mais elle existait,
un grand savant faisait remarquer que cet univers était tellement immense qu’il
était impossible que la vie n’existe pas ailleurs ! J’y croyais. J’y croyais tellement fort que j’affirmais
que des civilisations bien supérieures à la nôtre viendraient un jour nous visiter et nous guideraient vers un monde meilleur. Un monde
où l’on respecterait la nature, où l’on ne couperait plus les arbres, où les animaux retrouveraient tous leurs droits, où les hommes seraient fraternels. Je rêvais, dites-vous ?
Le rêve est une réalité floutée,
mais une réalité. Ceux qui ne rêvaient pas étaient déjà morts, le cœur meurtri
par mille blessures non réparées. Je ne rêvais pas quand le
printemps arrivait et couvrait la planète de milliards de fleurs multicolores,
du blanc au rouge vermeil. Pourquoi dénier à ceux qui croyaient le droit de
rêver au paradis, de retrouver leurs parents. Certains me traitaient de fou,
les fous avaient souvent raison dans leur génie, tels
Mozart, Bizet entre tous les génies qui avaient marqué les siècles, et le sublimissime Léonard de Vinci et
Courbet, Monet, Picasso et tellement d’autres dans
le domaine de la musique. Ils étaient fous aussi les Victor
Hugo, Lamartine, Verlaine, Rimbaud, La Fontaine. Non, non, arrêtez, je ne me
comparais pas à ces fous géniaux qui avaient changé l’art de vivre et l’art
tout court ! Je voulais décrire, oh si peu, que la folie débouchait
souvent sur des créations, des découvertes qui changeaient et changeront le
monde. En Afrique du Nord cette multitude de poètes aux vers convergeant vers
le plaisir comme les vagues sur les plages de l’Atlantique. L’Asie possédait
ses fous que nous ne connaissions pas, ce qui était dommageable pour l’art.
Oui,
j’aimais les mystères de la vie, je vivais aujourd’hui au Maroc, un pays
accueillant, raffiné. Quand j’étais arrivé, je m’étais installé avec mon épouse
dans cette petite maison un peu délabrée. J’avais rêvé, j’avais remis cette
vieille maison en état, elle revivait. Rêver faisait avancer, donnait à l’âme
des aliments pour vivre avec les éléments qui nous entouraient. Pourquoi
poussaient tous ces arbres qui démontraient tant de gentillesse à notre égard ? Ils savaient que nous les aimions.
Nous les traitions avec délicatesse, un arbre c’était sacré, ses racines allaient
chercher au creux de la terre ses commandements. La terre notre mère était à
préserver. Abandonner les engrais serait une très bonne chose, mais la face cachée de l’humanité faisait que l’on continuait à détruire ce qui
nous nourrissait. Un arbre avait un cœur, une âme, je le pensais vraiment, il
étendait ses branches vers le ciel comme une prière qui monterait vers lui pour
nous protéger du mal. Serais-je un homme des bois ? J’avais besoin
d’eux, leurs odeurs si différentes enchantaient mes
narines. J’avais besoin d’eux pour jouir
de leur beauté, leurs formes différentes, leurs feuilles
si particulières. Le sapin qui atteignait le ciel, le bouleau à l’écorce
fragile, l’eucalyptus droit comme un i, et l’arbrisseau penché sur la rivière
comme pour la saluer au passage de son eau. Je trouvais que l’on allait
chercher bien loin le bonheur alors qu’il nous côtoyait à chaque instant de
chaque jour. Le soleil levant nous indiquait la direction de ce qui serait, diront certains, le centre du monde par
les mélopées religieuses qui s’échappaient des temples, des églises, des
mosquées. Cela restait du domaine du divin. L’orage qui grondait lançait ses
éclairs dans l’espace qu’il avait choisi, cet arc-en-ciel et son demi-cercle
géant englobait deux mondes en même temps. Sous les éclairs la pluie tombait et
mouillait abondamment les cultures et les ruisseaux fugueurs. Le pêcheur
surpris, trempé, s’était mis à l’abri sous le hêtre proche
de lui, il laissait sa canne et son fil plantés dans l’eau qui s’amusait
avec le courant. L’orage terminé, le soleil
revenu, chacun vaquait de nouveau à ses occupations, le vieux cheval traînait encore son chariot de fourrage
vers la ferme. Regardez l’hirondelle dans son nid de terre accroché sous le
toit de la maison, le pinson drôle sur la branche du figuier.
J’étais heureux, l’argent n’avait rien à voir avec cela. Cela s’appelait le
bonheur !
Nous
étions à la Pharmacie, assis sur des tabourets, attendant les médicaments commandés,
quand nos regards furent attirés par une jeune femme de trente, trente-cinq ans
d’une remarquable beauté. Aucun maquillage sur son visage. Ses longs cheveux noirs soigneusement peignés couvraient ses épaules et arrivaient au milieu de son dos. Je ne voulais pas
la fixer, ce devait être l’épouse d’un notable. La qualité et le style de ces
vêtements n’étaient pas ceux d’une paysanne. Sa jupe rouge descendait à mi-mollet. Son corsage
serré dans sa jupe, était de plusieurs
couleurs claires, et représentait des oiseaux. ll cachait sa poitrine, mais ses formes étaient
rondelettes sous le corsage. Elle avait la taille
fine. Elle ne portait pas les bottines à la mode en
ce moment, mais des escarpins de même couleur que le corsage avec un talon rond
de 3 ou 4 centimètres de haut. Je n’avais pas pu observer plus de choses pour
garder la bienséance. J’arrêtais mon observation, je pensais qu’elle s’en était
aperçue. Je ne posais aucune question, je laissais cela aux dames du marché. En
rentrant à la maison, Aïcha expliquait que nous avions vu une jeune femme chez le
pharmacien, mais que nous ne la connaissions pas. Ce n’était pas une paysanne,
elle était trop bien habillée pour cela. Qui était-ce ?
Je lisais un chapitre de Charles Dickens, et une phrase m’avait impressionné : - Nous ne devons jamais avoir honte de nos
larmes, car c'est une pluie qui disperse la poussière qui recouvre nos cœurs
endurcis~ Très jolie phrase, cela me faisait penser à un chapitre que
j’avais écrit plus haut. Les larmes venaient du plus profond de l’âme, elles
reflétaient les sentiments qui nous agitaient. Ces auteurs savaient si bien
nous montrer le chemin. Leurs écrits étaient de terribles armes, bien plus que
la balle du fusil. Le mot fusille l’imbécile. Ce gamin m’avait fusillé. Qu’Allah
ait pitié de lui. Allons, ne laissons pas gâter cette belle journée. Je continuais à lire tout en poursuivant l’écriture de mon roman. Ces auteurs sont tellement géniaux que nous avions peur de
poursuivre notre récit. Un gecko tremblant devant la
lumière s’était réfugié derrière le rideau. Je voulais écrire, écrire des mots
intelligents, j’avais peur de ne pas y arriver. Je craignais d’écrire des mots
insignifiants, sans valeur. Quel respect j’avais pour ces auteurs, ces poètes.
Ces maîtres de l’écriture, de la syntaxe, qui nous menaient où ils le souhaitaient,
dans leur monde. Je sentais que tout cela leur échappait
naturellemnt. Il suffisait d’une virgule et tout
s’éclairait ! Je me forçais à réfléchir, j’en avais mal à la tête. C’était un moment de doute, de désespoir.
J’avais envie d’effacer le texte, mais ma correctrice m’encourageait à
continuer, une lectrice assidue
aussi. Il était cinq heures du matin, la nuit était
toujours là, englobant de son lourd manteau de brume l’immensité de cette
partie du globe. Mon amie la lune était là, rayonnante, juste devant la fenêtre, amputée d’un morceau. J’apercevais les ombres des arbres réfléchies par la lumière de
la lune. L’aube allait arriver timidement avec quelques lueurs blanchâtres et
la disparition progressive de notre satellite naturel. J’entendais le sifflement du train à grande vitesse filant vers
Casablanca, c’était fugitif, tant il allait vite ! Je n’écrivais toujours
pas. Je n’osais pas taper sur touches du clavier. Charles Dickens m’avait traumatisé.
Il fallait pourtant que je prenne mon courage à deux mains.
Du nerf, Ali ! Le clavier était un
instrument formidable qui te permettait d’écrire autant de mots que tu le
souhaitais. Je le savais bien, mais j’étais bloqué. J’avais perdu ma faculté
d’inventer. Ali, Aîcha m’appelait, surprise que je ne sois pas venu déjeuner. Je
ne savais pas quoi faire. J’étais démobilisé, déstabilisé. Drôle de journée qui
commençait par un non engagement, un refus inconscient de réflexion. Le vide
sidéral s’était installé au creux de mes neurones. Ce n’était pas gai, je
n’aimais pas du tout cela. Incapable, j’étais incapable de transmettre un mot
au clavier. Serait-ce la fin ? Que Dieu m’en garde et me fasse revivre. Cette
incapacité me rendait malade, agressif, intolérant envers Aïcha, qui n’y
pouvait rien ! Pauvre Aîcha, c’était de la méchanceté venue tout droit de
ma rancœur, de mon infertilité littéraire. La peur d’échouer aussi
jouait un grand rôle. Je décidais de l’accompagner chez le boucher, à Gueddari. Là, je bus de l’Oulmès, une eau gazeuse, assis sur
une chaise en attendant qu’Aïcha ait fini de palabrer avec son cousin. Je
regardais la vie du village, les nombreux passages des chariots bruyants. J’entendais
les appels entre agriculteurs qui s’apostrophaient. Les camions qui allaient
se placer à la file devant l’usine de broyage pour obtenir leur chargement de sucre. Les nombreux vélos qui slalomaient
entre tous ces véhicules. Les femmes aux robes longues portant
leur foulard qui marchaient sur les trottoirs, portant des
sacs lourds. Les enfants qui courraient en tous sens. L’animation du village
n’était pas feinte ! Un enfant était tombé de son vélo, il
s’était fait mal. Un passant le transporta chez
le médecin tout proche. Ce n’était rien, juste une
écorchure. Un peu de mercurochrome à la pharmacie et le tour
était joué ! J’avais l’impression que la vie du
village m’avait redonné l’espoir. À la traversée du pont au retour, je hochais
la tête devant les tas d’immondices recouvrant le lit de la rivière. J’avais du
mal à m’y faire. Le soleil était haut. Les femmes,
par-dessus leur foulard avaient coiffé un chapeau
de paille pour s’en protéger. Le pharmacien nous fit signe de nous arrêter pour
boire un café dans son restaurant d’à côté. Il était bienvenu ! Il avait
plusieurs établissements en plus de sa pharmacie. Un garage et un restaurant de
plats bon marché qu’il venait d’ouvrir. Nous
discutâmes de tout et de rien avant de rentrer chez nous. Je me sentais plus en
forme, j’embrassais Aïcha sur le front pour me faire pardonner de ma mauvaise
humeur. Elle me rendit mon baiser. Au retour, sur la route, nous avions été
pris dans un rodéo de motos avec une dizaine de jeunes gens qui roulaient sur
la roue arrière. Indifférents à la gêne qu’ils occasionnaient
aux autres usagers de la route, cela les amusait beaucoup. Nous nous
étions arrêtés pour les laisser jouer avec leur trottinette à moteur. Ce
n’était pas le moment de les froisser et de chercher la bagarre. L’un d’eux se
mit debout sur sa selle en criant des insanités. Cela dura dix minutes, puis
ils disparurent dans un bruit d’enfer. Tout était oublié une fois à la maison.
La paix, nous n’avions que la paix et la tranquillité. Ces jeunes avaient dû
voir un film américain et reproduisaient ce qu’ils avaient vu. Les films
américains étaient le reflet de leur société. L’on disait que les Etats-Unis étaient le pays le plus dangereux au monde ? Au vu de leurs films je voulais
bien le croire. Pilou était couché sur mes pieds, la force de l’habitude. Je ne
savais pas pourquoi il prenait cette position insolite. Les deux autres chiens
ne restaient pas à la maison, ils couraient dans le douar. J’étais libéré de
mon angoisse du matin. Je pensais aux jeunes gens sur leurs motos, ils risquaient de se tuer ou de se blesser sérieusement. La
jeunesse passait par ces moments de supériorité factice. Je crois que nous
sommes tous passés par là. À mon époque, nous n’avions que des vélos. Nous
faisions aussi des acrobaties, mais rien à voir avec les motocyclettes. Les
adolescents avaient cet instinct de supériorité, sans doute nécessaire à leur
évolution vers l’âge adulte. Les filles étaient femmes de bonne heure, elles
n’avaient pas besoin de ces démonstrations puériles. Leur corps recelait déjà
les secrets de la vie. Fourade était revenu avec un chauffe-eau électrique de
bonne marque et les nouvelles prises à poser. Le travail allait avancer. Nous
attendions Abdelkader pour les réparations dans le bureau. Cela me remplissait
de joie. La nouveauté était toujours bien reçue. Je souhaitais également que
Fourade installe une douchette près des toilettes. La douchette, et le chauffe-eau qui fuyait par tous les bouts, seraient installés aujourd’hui. L’électricité attendrait le travail de maçonnerie d’Abdelkader. J’avais faim, les odeurs de la
cuisine aiguisaient l’appétit. La table mise, Aïcha souleva le couvercle de la
cocotte. Nous découvrîmes un ragoût de mouton aux pommes de terre avec des
aromates. Génial ! Aïcha avait de la classe en cuisine. Le
silence s’était établi, même les mouches s’étaient tues. Aïcha me servit le
premier. Les autres membres de la famille se servirent de leurs mains pour
arracher les morceaux de viande. Les pommes de terre étaient prises avec des
morceaux de pain. Petit à petit, les discussions étaient revenues, Aîcha
racontait le rodéo moto des jeunes gens. Elle avoua qu’elle avait eu peur. Mais
fini, n’en parlons plus. Le repas terminé, j’eus droit à ma tasse de café. J’allais m’allonger pour évacuer
définitivement le stress du matin. La sieste c’était la recette pour bien se porter.
Quinze heures, ouf, j’étais bien. Au boulot Ali et que ça saute ! J’allais
dans mon bureau avec l’intention d’écrire un chapitre. Malgré mes efforts, je
n’avais toujours rien à dire. Triste journée pour une graine d’écrivain ? J’avais
du chagrin, Aïcha me disait, tu ne vas pas pleurer, quand même ? L’on pouvait faire semblant lui dis-je. Tout cela était du cinéma, comedia del arte, ma bonne dame. Comme Leila, j’aimais
jouer des tours. L’esprit reviendrait à un bon niveau, j’attendrais. Ma fenêtre était un merveilleux observatoire. Je voyais les fleurs de
bougainvilliers belles et épanouies. Je pensais au grand ensemble prévu au nord de Tanger, tout près de notre ancien
logement, où la prairie disparaîtrait, dissimulée par
de nombreux immeubles voilant l’horizon. Les
enfants n'auraient plus la joie de voir ces fleurettes tapisser l'herbe de la
prairie. C’était ainsi, l’évolution, mais était-ce une évolution en fin de
compte ? J’étais trop vieux, je me posais trop de questions. À Gueddari,
j’étais tranquille pour un moment, je l’espérais. À force de penser à toutes
ces choses, je me rendais malade. J’avais mal à la tête. C’était idiot, mais je
ne pouvais m’empêcher de penser au futur. Quel avenir pour Leila ? Une
société d’égoïstes, d’automobilistes et de téléphones portables. Le futur
me faisait peur. L’Afrique du Nord ressemblera-t-elle au monde
occidental ? Diable, arrêtons ces balivernes, et vaquons à nos occupations
habituelles. Fourade arrivait pour procéder à l’installation du
chauffe-eau et de la douchette. C’était une bonne chose, les fuites allaient disparaître. Quand j’étais
plus jeune j’accomplissais moi-même toutes ces réparations, aujourd’hui, c’était terminé, chaque
chose en son temps.
Je laissais mon esprit vagabonder, je me détachais de mon
roman un court instant pour écrire un petit poème sans rime.
LE PETIT RUISSEAU DE CAMPAGNE
Il vagabonde
Dans la campagne
Le petit ruisseau chanteur.
À travers prés
Il vagabonde le petit ruisseau
Aux mille accents.
Pour ne pas qu’il ai trop chaud
Des bouleaux complaisants
L’ombragent délicatement,
S’abreuvent à son courant
Les animaux de la ferme
Toute proche.
A son eau claire, les oiseaux,
Les libellules, les papillons, les gros
bourdons
Viennent lui conter
Leurs histoires d’alentour.
Il vagabonde à travers les prés
Notre ruisseau de campagne.
Il lui arrive mille choses imprévues
Une feuille prenant sa liberté
A choisi son courant.
Le vairon orgueilleux
Fait le beau et se mire
Aux reflets du soleil
Si beau dans l’eau.
Le ruisseau de campagne
Un beau jour a disparu.
Sa course vagabonde
S'était terminée mystérieusement
En se liant d’amitié
Avec la rivière
Possessive.
C’était un ruisseau de campagne !
Voilà ce n’était pas du Verlaine, je l’avouais
humblement, mais cela m’avait redonné du courage pour aller plus loin dans mon
roman. Quelquefois il était bon d’abandonner son ouvrage pour ouvrir son esprit
à plus d’inspiration. Je me souvenais de Tanger, la ville du vent,
qui chaque jour soufflait en rafales. Le linge suspendu
par Aïcha se balançait sur son fil au
risque de se décrocher. Le souffle était si fort qu’il entrait par
les interstices des fenêtres et des portes. Sauf
lorsque je faisais de la voile, je n’aimais pas le vent. Le voilier avançait grâce à son souffle qui gonflait les voiles. Il suffisait de dresser la voile du bon côté. Elle se gonflait à plaisir, l’embarcation
glissait sur l’eau. La force du vent appuyait la coque sur un côté presque à
chavirer, mais il n’en était rien. J’aimais beaucoup ce sport que je pratiquais
assidûment. J’aimais les sports du vent. J’avais créé en son temps en région
parisienne un club d’ULM. C’était génial ! Mais
tout cela était terminé. La vieillesse nous réservait
d’autres plaisirs. Être grand-père apporte des joies insoupçonnées. Les baisers
de nos enfants, la tendresse, l’amour sont beaucoup plus importants que toute
la richesse du monde. Leurs bêtises m’amusaient beaucoup. La maman grondait et
menaçait. Moi, je calmais le jeu avec un sourire au coin de la bouche. J’étais le génie
de la concorde. Il ne m’en fallait pas beaucoup pour
réconcilier toute la famille. Je pensais à nouveau à mes amis artistes dans le
nord de la France. Daniel écrivait-il encore ? Je savais qu’Anny avait été
blessée au pied, cela avait eu des répercussions sur
sa santé et la pratique de la peinture. Ils étaient loin de moi, à plus de deux mille kilomètres, c’était beaucoup. Je pensais très souvent à
eux. J’aurais aimé les revoir.
En
octobre, je vais recevoir la visite de ma fille, de ma petite fille et
aussi celle de Ed, l’américain de Rochester avec son
fils. Une bonne nouvelle. J’attendais aussi Philippe, un grand ami de Guadeloupe. La Guadeloupe et ses restaurants les pieds
dans l’eau. Les concerts improvisés de gwo ka avec les danseurs habités
par le rythme.
J’adorais cette ambiance magique, malheureusement je ne pouvais plus voyager aussi loin. Les Antilles, et
ce peuple descendant d’esclaves africains s’était libéré de notre tutelle.
A leur tour, il fournissait au pays des ingénieurs, des médecins et autres
intellectuels. Cette île était riche d’éléments emblématiques que nous avions trop longtemps sous-estimés.
Je me rappelais également de Haïti par mes lectures. L’ile de la Tortue,
domaine de pirates de tous bords. Mon songe fut ébranlé par le bruit de l’avion
qui déchirait le ciel pour atterrir à Rabat. Driss sortait les moutons dans la
prairie. Un enfant était venu pour réparer sa bicyclette. Le pneu avant était
crevé. Il fallait attendre que Driss ait rentré les moutons, il y en avait pour
une heure. Le garçonnet repartit, déçu. Une partie de football,
donnant lieu à des cris et des bousculades, se déroulait entre les enfants du douar. Deux pierres posées sur le chemin
faisaient office de buts. Le vieux ballon en caoutchouc était
passablement dégonflé mais les enfants n’en avaient
cure. Driss revenait avec ses moutons, mais c’était trop tard pour réparer la
bicyclette. Le soleil se couchait, le crépuscule allait arriver en catimini. Il
ne faisait pas nuit, mais la lune était déjà présente. J’aimais ce moment de grand remplacement. Le jour disparaissait
au bénéfice de la nuit triomphante. Les plantes prenaient un tout autre aspect. L’ombre de mes
eucalyptus donnait à mes arbres une curieuse allure. Driss alluma les lampes du
jardin, et tout changea. Les
plantes à nouveau visibles revivaient. La lumière apportait la vie. Leila
mettait les couverts sur la table de la terrasse. Ce soir, saucisses grillées
avec des frites. Ce n’était pas Byzance, mais c’était bon. Un petit repas tout
simple vite avalé accompagné de thé bouillant à la menthe. Je ne retournais pas
à mon bureau. J’allais me coucher.
Cinq
heures ce matin, Le jour se levait. Réveillé, les yeux collés, assis sur le bord du lit, je quittais
doucement les évènements de la nuit la tête basse. Une boule blanche survint,
Pilou mit ses pattes sur mes genoux et me lécha les mains, sa façon de me dire bonjour. Pilou
était un bichon blanc avec les oreilles jaunes, j’étais son chef de meute, il
me suivait partout, ne me quittait pas d’une semelle. Au fil des années il nous
était devenu indispensable, c’était un membre de la famille. Un peu plus tard,
je m’installais à mon bureau, j'ouvrais l’ordinateur pour regarder d’abord les
informations. Pilou était couché sur mes pieds attendant le moment où je me
lèverais. Nous nous
couchions très tard, une heure, deux heures du matin. Aïcha se levait enfin, sans bruit,
discrètement, j’entendais dans la cuisine des bruits de casseroles et de
robinets. Montaient agréablement les odeurs du café, du thé et du pain grillé. C’était un moment privilégié
cette première heure au réveil, ce bonheur d’être à nouveau rassemblés pour
commencer la journée. Aïcha apporta sur la table un plateau chargé
de bols, de pain grillé, d’une théière brûlante, de beurre salé de Bretagne et
de miel d’eucalyptus, d’olives noires et vertes et de l’huile d’olive. Toute la
famille s’apprêtait à faire honneur à son plateau. Youssef, Loubna et Aïcha trempaient leurs morceaux de
gros pain tartinés de crème de chocolat, dans l’huile d’olive, un ou deux
verres de thé faisaient descendre tout cela. Moi, après avoir rompu en deux ma
baguette, je la coupais de tout son long. Elle était beurrée des deux côtés
sans oublier à profusion du miel d’eucalyptus au goût fin et subtil. Mon grand
bol de café fumant et odorant attendait que j’y
plonge mes morceaux de pain. Je savais que je
répétais souvent le décor du petit déjeuner. C’était tellement sublime que je ne
pouvais pas ne pas me répéter. Le petit déjeuner était l’un des grands moments
de la journée. Dehors, je fumais ma pipe, il faisait bon. Mes canards se
dandinaient à la queue leu leu. La vie reprenait son cours. Rédouane passait et
me saluait assis sur son tracteur pétaradant. Il avait mis ce jour-là un
immense chapeau de paille, et était en bras de chemise. Il était accompagné
d’un vol de nombreux pique-bœufs. Les hirondelles chassaient les mouches avec agilité. Rex et Rosa étaient déjà au-dehors.
Driss tentait en vain de mettre en marche sa vieille mobylette. Il courrait à côté en la poussant
pour la faire démarrer, brrr, brrr, c’était enfin parti ! Les camions de l’autre
côté de la ligne de chemin de fer avaient repris leurs conciliabules motorisés avec les ouvriers
du chantier. Je ne savais pourquoi, ces constructions m’agaçaient. Ma Leila
était levée. Elle vint me plaquer deux gros baisers sur les joues, Quel bonheur ! Elle s’était
habillée d’une jolie petite jupe plissée, elle était adorable. Ses longs
cheveux avaient été enduits d’huile d’olive par Aïcha. Elle était très belle. Le
soleil était déjà haut. Le ciel n’était pas en reste avec son bleu velouté,
unique. Quelques rares nuages étaient poussés vers l’est par le vent
d’Atlantique. Mes eucalyptus se balançaient mollement. Les moineaux faisaient
un chahut du diable, et dansaient tout autour en une véritable sarabande de fête. Pilou était
là, il ne m’avait pas abandonné. Lio, jaloux, était monté sur mes genoux. La journée commençait bien. Il me
restait à la concrétiser par de nouveaux chapitres de mon manuscrit. Pauvre
manuscrit, comme j’étais lâche et égoïste. Je l’abandonnais aussitôt lorsque
j’avais des difficultés. Le maître des manuscrits allait m’en vouloir. J’aimerais tant qu’il plaise à mes lecteurs.
Ce n’était pas gagné, juste des anecdotes sur mon village, serait-ce
suffisant pour les intéresser ? Les propos d’un auteur sont toujours
aléatoires.
J’ai
eu une bonne nouvelle aujourd’hui après avoir rencontré un pompier. Il m’avait
rassuré sur le feu de forêt d’eucalyptus. Il m’avait indiqué que l’arbre était
constitué d’huile, il était très inflammable. L’incendie était très difficile à
éteindre, mais l'eucalyptus repousserait par rejets, très vite après l’incendie ! Quelle excellente nouvelle !... Décidément c’était une bonne journée. J’étais tellement content,
que j’ai demandé à Aïcha une seconde tasse de café. Leila était à l’école où elle avait été amenée avec
les autres enfants du douar dans un triporteur bâché. Dans le pré, l’agneau était
superbe, tout blanc, bien campé sur ses pattes. Il suivait à la trace sa maman avec un petit
bêlement de bébé. La brebis prenait soin de lui. Une colonie de poussins avait
envahi le jardin derrière la mère poule protectrice. Elle leur apprenait à
gratter la terre pour trouver à se nourrir. Tout était dans l’exemple. Je me
laissais aller à mes rêves confus, sans queue ni tête. J’étais un rêveur, un
faiseur de mensonges, d’inventions extravagantes qui prolongeaient ses rêves. C’était stupide, mais j’étais ainsi, j’adorais me
laisser aller au-delà des frontières du réel. L’imagination n’avait pas de
limite. Je m’étais amusé à lire un document scientifique sur internet. Les
scientifiques affirmaient que pour rêver, il fallait créer de la conscience ?
Le rêve se produisait à partir de la moitié arrière de notre cerveau. Comment feraient-ils
pour trouver tout cela sans les moyens sophistiqués qu’ils employaient ? J’étais toujours admiratif
devant leurs compétences. C’étaient de grands hommes, de grandes dames d’une
intelligence supérieure, peut-être venus d’une autre galaxie ? Mais j’allais devoir laisser là mon mémorandum sur la science
et les songes. Aïcha voulait acheter des légumes pour le couscous du vendredi. Zou,
dans l’automobile, direction Dar Gueddari. Elle avait ses commerçants favoris. Celui, par exemple, qui était niché du
côté de la gare des taxis. Elle acheta les légumes pour le lendemain.
Après avoir payé, nous allâmes chez le boucher, pour choisir la viande. C’était son cousin,
alors les discussions n’en finissaient pas. Enfin, nous reprîmes la route du douar. De
retour à la maison, nous eûmes la surprise de constater que Fourade avait
remplacé le chauffe-eau électrique. Aïcha était satisfaite, elle n’aurait plus
à mettre une bassine pour recueillir l’eau.
Sans
bruit, avec soin, l’aube vêtue d’un manteau
blanchâtre cotonneux couvrait la campagne. Elle cachait soigneusement le
croissant de lune qu’elle venait de dérober dans la clarté festive du jour.
Elle disparut aussi soudainement qu’au moment de son larcin. Le jour, son
complice orgueilleux et capricieux arborait son médaillon d’or qu’il agitait au
gré des heures. L’oued transportait ses eaux jusqu’à la mer en serpentant entre
les forêts d’eucalyptus, les champs et les prés. Il caressait même la petite
mosquée du douar placée là par les hommes de la terre. Un enfant
guidait ses moutons le long de la berge, badine à la main. Plus loin, une centaine d’oliviers aux feuilles vert pale
prospéraient plantés en rangs espacés. Le médaillon brillait jusqu’au
fond du ciel, le jour exposait ses richesses, une légère brume nappait sa
couverture bleue. J’essayais de le séduire en interprétant les signaux de
quelques nuages passagers. Leurs formes
avaient-elles une signification particulière ? Je me laissais aller
au pays des rêves. Je revoyais cette inconnue juchée sur son chariot tiré par
un petit âne au nez blanc. Elle semblait grande, portait
un foulard de couleur sur la tête, et une robe de même teinte retroussée jusqu’aux
mollets. Assise sur le banc du chariot, elle s’infiltrait dans le monde agité du souk sans
peur des heurts toujours possibles, tant la circulation était difficile.
Debout sur le pont de l’oued, adossé à la margelle, je la regardais passer sans
doute avec trop d’insistance, pourtant elle m’adressa un sourire et disparut
dans le tohu-bohu du marché. Les coquelicots avaient envahi les champs de
blé aux tiges courtes, laissant des taches couleur de sang sur le paysage. Un
petit vent venu de l’océan s’amusait à créer des vagues sur les branches des arbres et les maïs naissants. Les
différentes couleurs de la végétation donnaient du relief à la plaine fertile.
Les fumées aspirées dans les cheminées de l’usine à sucre, noires et
malodorantes étaient recrachées dans le ciel comme un panache soulignant
pourtant sa beauté ! Arabie protégé du soleil sous sa grande Téréza ,
ce chapeau de paille à pompons de laines multicolores,
déambulait derrière ses moutons, les encourageant de la voix.
Une file de chariots s’alignait sur la
route, revenant du souk au trot avec femmes et enfants jusqu’aux douars
respectifs. Les plus jeunes d’entre eux sautaient et riaient en plaisantant à
bord du chariot encore en marche après avoir donné quelques
dirhams au cocher de fortune. Les douars se trouvaient généralement
loin de la route, ils avaient beaucoup à marcher encore. Les plus jeunes enfants étaient portés sur le dos, retenus par un grand foulard noué sur le ventre
ou la poitrine. Ils s’endormaient la tête
contre une épaule, bercés par les pas réguliers de la maman. Les maisons de torchis étaient restées
brutes, quelques-unes seulement avaient été peintes à la chaux. Seules les
petites mosquées émergentes au milieu des douars étaient construites en
briques. Des figuiers de barbarie bordaient les chemins, avec
leurs curieuses feuilles larges, épineuses et piquantes en forme de
raquette. Il naissait à leur extrémité des fleurs rouge vif
annonciatrices
de fruits, des Tchimbous, Akermus. Les figues de barbarie
sont à manipuler précautionneusement, avec des gants, tant ces fruits aux abords sympathiques étaient
blessants du fait de leurs fines épines.
Le médaillon d’or avait trouvé sa place
tout en haut du firmament à la verticale des champs et des oueds. Il se
déplaçait vite et je m’en rendais compte à sa position désormais angulaire avec
l’Emir, le grand eucalyptus du douar, lieu de rendez-vous des voisins et
voisines abrités à l’ombre de ses branches. A tour de rôle, les femmes
préparaient le thé à la menthe servi sur une petite table basse.
Chacun s’asseyait par terre et devisait des petits problèmes journaliers en absorbant le thé brûlant servi dans des verres
décorés. Arabie, toujours coiffé de sa térésa, refaisait surface installé sur son âne bâté et chargé de fagots destinés à allumer son four. Il interpellait l’assemblée d’une voix forte. Descendu de
sa monture, attachée à un piquet, il s’assit lui aussi par terre pour prendre
le thé traditionnel avant le repas. Le soleil poursuivait sa course, l’angle
s’était aiguisé, déplacé pour rejoindre bientôt le crépuscule en catimini.
Ce matin, un mouton avait été sacrifié,
les pattes entravées et la tête tournée vers la
Mecque, il avait eu la gorge tranchée. Aïcha armée d’un
long couteau effilé avait séparé les tripes du reste de la viande. Le mouton fut tranché en deux dans le sens de la longueur. Les membres furent coupés, d’abord
les gigots, puis les pattes de devant avant d’attaquer les cotes coupées en
morceaux quatre par quatre. C’était vendredi, jour du couscous, une patte avant
fut coupée en tronçons pour le plonger dans la semoule. Le couscous est tout un art.
Le vendredi était un jour particulier. Quand tous les hommes étaient à la mosquée, les femmes préparaient le repas.
Les légumes nettoyés, grattés, coupés donnaient
au court-bouillon son goût particulier,
un parfum subtil et des couleurs attrayantes à la semoule contenue dans le
tagine en terre. Une autre fois, les gigots enrobés dans
du papier aluminium rôtissaient dans le four en terre, allumé et surveillé par Rachida. Les couscous et
les gigots au four alimentent la frénésie des papilles.
Ah, quel plaisir de communiquer autour d’une table,
avec toute la famille et quelques voisins. Arabie aussi. Des cônes de sucre en poudre agglomérée seraient offerts avec des litres de soda, les figues du jardin,
tendres et sucrées mettant un terme aux repas,
Abdoulilah !
Le bruit du motoculteur au travail dissuadait les chants d’oiseaux et les roucoulements des pigeons. Driss traçait dans le
jardin un sillon destiné à la plantation de
pommes de terre, de tomates, et au semis de haricots. Ce
jardin avait demandé beaucoup de travail sur cette parcelle de terre jamais
travaillée auparavant. Avant le passage du motoculteur, des trous avaient été creusés à la barre à
mine pour planter oliviers, figuiers, orangers, citronniers,
pêchers et cerisiers, le fumier des moutons
ayant servi d’engrais naturel. Au bout de quelques mois, les arbres avaient
pris leur essor. Quel plaisir de se lever le matin et de constater la transformation
des arbres, l’émergence de feuilles vert tendre ou vert foncé, et
de fleurs blanches ou roses, annonciatrices de fruits. La terre est une amie, exigeante certes, mais toujours pourvoyeuse de richesse.
Ce matin, Youri le voisin, avait sorti sa
moto ornée d’images du club de foot de Barcelone. Sa fille, à cheval sur la selle, tenait son père solidement par la taille.
Devant l’école, elle descendit pour rejoindre ses amies. Youri la surveillait,
quand il fut sûr qu’elle était entrée dans l’établissement scolaire, il fit
pétarader son engin comme pour impressionner les parents. Comme d’habitude son
casque était attaché au guidon. Le mettre sur la tête le
gênait. Il était temps de rejoindre l’usine à sucre pour commencer son travail.
En ce moment c’était la période de la canne à sucre, plus tard viendrait la betterave. Des dizaines et des dizaines de camions, de tracteurs tirant
des remorques s’affichaient sans complexe sur la route goudronnée et
stationnaient en attendant leur tour devant l’usine. Les cannes étaient pesées,
broyées et pressées pour en tirer le nectar riche
de sucre. Le travail était pénible, les douleurs dans
le dos et les épaules, la conséquence des portages répétitifs
effectués dans la journée. En rentrant le soir, Youri prenait une douche
chaude, faisait sa prière et s’allongeait sur le divan. Shelma sa fille aînée
s’occupait alors de lui. Elle lui massait longuement les épaules et le dos. Nina préparait toujours
soigneusement les repas, Youri venait en coup de vent le midi pour manger le tagine du jour. Le soir les restes étaient servis, mais il
n’était pas rare que Nina prépare en plus du riz ou des
pâtes, un plat avec de la viande hachée. Youri et les enfants ne devaient pas avoir faim ! Le pain cuit dans le four en terre et le lait cru, tiré de la vache le matin même complétaient les menus. Une vieille télévision trônait sur un meuble bancal, toute la
famille se délectait des épisodes à n’en plus finir des feuilletons turcs. Le
jour de matchs de foot alors, pas question de parler, les femmes s’isolaient
dans le salon.
Un jour, la famille d’Abdelkader se
présenta chez Youri et Nina, les bras chargés de cadeaux. Moment important : le père d’Abdelkader venait demander la main de Shelma pour son fils, qui l’avait remarquée à de nombreuses reprises au souk. Shelma
et Abdelkader avaient été évincés provisoirement de la pièce, le temps des discussions préliminaires. La famille d’Abdelkader était connue et
respectée pour sa foi en Dieu. Said et Nina étaient d’accord pour l’union de
leurs enfants, si Shelma l’acceptait. Avant de les
laisser entrer, Nina demanda le montant de la dot à verser par Abdelkader. Mohamed, son père,
proposa dix mille dirhams, somme qui parut convenable à Youri et Nina. Les enfants revenus, Said demanda à Shelma si elle
acceptait d’épouser Abdelkader. Elle rougit de confusion et d’une toute petite voix donna son accord, Abdelkader vint l’embrasser
chastement sur le front. Il fut convenu qu’Abdelkader viendrait loger une
semaine dans la maison de Youri et Nina pour faire connaissance avec la famille
et sa future épouse. Il coucherait dans le salon sur un divan, sa mère
l’accompagnerait. Et il en serait de même pour Shelma dans l’autre salon. L’accord partagé par deux familles respectables, le mariage se ferait dans
deux mois, Inch Allah.
Pour cette occasion, une grande tente berbère colorée fut dressée dans le pré, et
une estrade de bois vite clouée servirait de
scène aux musiciens. Les femmes de la famille s’unirent pour
confectionner le repas, un travail
important : gâteaux, tagine avec poulets en sauce
cuits à la cocote. Les invités, les familles, les amis, les voisins
arrivèrent par détachements en chariots tirés par des chevaux pour la plupart
d’entre eux ! Les musiciens étaient sur place depuis bien longtemps,
arrivés avant les invités.
Les tambourins emplissaient l’atmosphère de sons rythmés reliés par le chant
de la flûte en roseau et le violon marocain. La tente était maintenant pleine à
craquer, les invités s’asseyaient dans l’herbe en se hélant les uns les autres
avec des éclats de rire. Shelma attendait dans une voiture mise à sa
disposition à quelques mètres de la guitoune. Abdelkader arriva majestueux sur
un cheval blanc richement harnaché, il resta un moment à côté de la voiture,
puis descendit de cheval. Il ouvrit la portière et tendit la main à son épouse
pour l’aider à sortir. Elle était resplendissante, rayonnante. Ils firent
quelques pas vers la guitoune, et à ce moment, les pères
respectifs vinrent prendre le bras de leur enfant pour les conduire sous la tente, accueillis par les youyous de la centaine
d’invités, puis Shelma et Abdelkader s’assirent sur la banquette richement
décorée pour recevoir les compliments. Au bout de quelque temps, huit hommes en
tenue rouge coiffés d’un tarbouche de même couleur et de bottes courtes richement
décorées s’approchèrent des mariés, munis de fauteuils spacieux, rembourrés de coton
recouvert de soie. Chacun monta dans un fauteuil muni de brancards à l’avant et
à l’arrière, eux aussi stylisés. Dans un même élan, les hommes en rouge s’emparèrent prestement des brancards et les posèrent
sur leurs épaules. Les jeunes mariés naviguèrent
ainsi tout autour de l’assemblée jusqu’au centre de la tente, et
là, les hommes en rouge d’un commun accord firent sauter les fauteuils sur
leurs épaules, les mariés subirent en souriant les sauts successifs.
Les parents prièrent
les invités de se diriger vers la dizaine de tables rondes pour déguster le poulet en
sauce succédant aux douceurs sucrées
présentées dans des paniers. Les photographes avaient officié depuis le
début, des centaines de clichés et plusieurs heures de vidéo avaient été prises. L’orchestre jouait constamment, et les invités dansaient les bras levés sur
les rythmes de la musique arabe, beaucoup de chaabi. D’autres
instruments s’harmonisaient autour du kamân, le violon arabe,
et la flûte en roseau au chant aigu.
Comme le veux la tradition du chaabi, deux chanteuses aux longs chevaux noirs retenus en chignon par des épingles
de couleurs, les yeux bordés de khôl, étaient vêtues de magnifiques robes bleues, décorées
de perles et de broderies, amples, ouvertes au niveau des genoux, leur
permettant de se déplacer avec
grâce. La musique typique attendue résonna sous la tente.
Les chanteuses se changèrent en danseuses, dénouèrent d’un geste leur chignon, laissant flotter leurs cheveux jusqu’aux reins, les agitant en tous sens, comme la crinière d’un cheval au galop. Sans crier gare, elles
s’élancèrent sur le long tapis rouge et exécutèrent de concert un saut
périlleux, se rétablissant avec grâce sous les yeux
des invités ravis de cette prestation si attendue ! Les mariés avaient disparu, pressés de se connaître. Petit
à petit les chevaux furent à nouveau attelés pour prendre le chemin du retour.
Le lendemain matin au réveil, Nina
s’enquit auprès de Shelma des nouvelles de sa nuit de noces comme le veut la
tradition. La table dressée, la famille proche goûta aux fruits du jardin, aux
gâteaux sucrés au miel d’eucalyptus, aux beignets maison et au thé versé dans
de grands verres. Les discussions allaient bon train, ponctuées d’éclats de
rire sur la vie à venir de Shelma et Abdelkader. Les jeunes mariés restaient
encore réservés l’un à côté de l’autre. Shelma avait revêtu une robe blanche,
légère qui lui descendait jusqu’aux chevilles, un foulard de
même couleur noué avec élégance autour de la tête.
Durant une semaine, les familles se côtoyèrent et pour certains de leurs
éléments se découvriraient peu à peu. Shelma et Abdelkader habiteraient ensuite chez les parents d’Abdelkader. Ces
derniers avaient aménagé une chambre en attendant
de construire un petit bâtiment en briques offrant un meilleur confort et leur
laissant une certaine indépendance ! C’était toujours difficile pour un pére de laisser partir sa fille, mais c’était la vie. Elle deviendrait maman à
son tour. Le couple s’inscrirait dans la continuité
et l’amour. Les parents deviendraient grands-parents, vieilliraient en choyant leurs petits-enfants, destinée universelle de notre espèce.
Je pensais à Leila, elle aussi m’échapperait pour fonder une famille, donner naissance à de beaux enfants que je ne verrais certainement pas. La vie était dure, il
fallait faire avec. J’espérais qu’elle serait heureuse. Je planais encore
au-delà de la réalité. J’entrais dans mon bureau pour écrire quelques lignes.
J’avais oublié d’éteindre mon ordinateur. Ces machines étaient solides, elles
résistaient aux coups du sort. Je m’asseyais sur le fauteuil à roulettes et
commençais à frapper quelques mots sur le clavier. Aïcha m’interrompit pour me
signaler l’arrivée de Youssef, Smaïn et Said. Nous n’avions pas été prévenus,
mais c’était une très bonne surprise. Aïcha coupait de la dinde en morceaux
qu’elle enfilait sur des broches. Revenu au bureau, je tombais sur ce poème, je
vous en fais cadeau, la poésie étant la musique de l’âme.
MES MOTS.....
Le bruit des
plumes cassées
Sur cette page
blanche détachée
Des voyelles, des
syllabes, des consonnes
Des mots fous qui
caressent ou agressent
Mots tabous, mots d'allégresse.
Regrets, espoir,
tendresse....
Des mots qui
chassent les maux.
Qui dessinent des pensées, des baisers.
Des soupirs, des
rires, des désirs.
Mots qui
racontent la douceur
Empreinte dans
l'encre de tes yeux,
L'appel
mystérieux de l'aurore â la lune
Quand les
colchiques longent les collines
Quand le
brouillard dissipe la brume.
De voyelles,
syllabes, de consonnes, de mots
J'ai tracé un
sentier de chimères
En marge de notre
bonheur.
Une phrase
décousue, des lettres dispersées
Dans la poussière
des étoiles
Font éternuer les
fous rires, les sourires
Les soupirs, les
plaisirs en guirlande...
Le vent d'automne
les a cueillis
Pour en faire une
couronne épinglée
Au tablier de la
nuit d'ébène...
Mes mots
pleurent, embaument caressent
Les maux par ces
mots...
Sur cette page
immaculée.
OUARD
C’était beau, n’est-ce pas ? Merci à
ce poète de donner une magnifique signification aux mots. Ces mots qui s’alignaient
à priori sans volonté de séduire, mais qui recueillaient tout notre
imaginaire ! Tant qu’il aura des poètes, les fleurs refleuriront, les
femmes seront immuablement belles, notre esprit sera conquis par le verbe et la virgule placés au bon endroit. C’était à moi
dorénavant de placer les mots pour continuer mon roman.
Ce ne serait pas facile, les mots se heurteraient les uns les autres, souvent contradictoires et négatifs.
Puis, l’ouverture, grâce à une virgule qui ponctuerait mon idée. Ce mot serait
une délivrance, il m’ouvrirait la phrase avec laquelle mes idées s’aligneraient sur le papier. Ce n’était pas grand-chose un mot et pourtant, il signifierait,
engendrerait, l’idée maîtresse du chapitre suivant. C’était comme de l’huile,
le texte glissait sur les verbes et les locutions. Le petit auteur que j’étais
n’intervenait sur le clavier que pour soulager sa mémoire, sa réflexion. Des
mots j’en avais beaucoup, mais pas toujours à la hauteur de mes pensées. Un mot, guidé par le subconscient qui venait folâtrer dans les phrases
déjà écrites. Maudit ou béni, le mot était la motivation d’un riche
répertoire, dans lequel l’on piochait. Seigneur, donnez-moi l’aide et le
courage de continuer ce manuscrit. J’avais fait une promesse, il fallait que je
la tienne. Soixante pages, ce n’était pas rien, soixante autres m’attendaient
au coin du bureau. Raconter une histoire, l’écrire n’est pas de tout repos. Oh, non, que de difficultés, de ratures, d’abandons
provisoires. Il est difficile de pénétrer l’organigramme cérébral, de découvrir ses entrées
secrètes. Tous les mots étaient là, réfugiés, à l’abri du prédateur lyrique que
j’étais. Il me fallait frapper à la bonne porte pour qu’il consente à s’ouvrir. Pouvait-il me donner le code d’entrée ? Ah, comme l’écriture était difficile,
que fallait-il taper après le dernier mot ? Un autre mot plus fluide, plus convaincant,
amenant une phrase bien faite. J’étais dans ces tourments quand Abdelkader
arriva. Il regarda les travaux à exécuter dans le bureau. Ce n’était pas
grand-chose, à peine une journée de travail. Un sac de ciment et une brouette de sable
seraient nécessaires. Il ne prenait pas cher pour son travail,
une consolation. J’aurais un bureau propre. La peinture donnerait un tout autre aspect aux murs et au
plafond. J’accrocherais le tableau qu’Anny m’avait offert, un magnifique tableau d’automne. Elle avait beaucoup de
talents. Je pensais à une autre toile que j’aurais voulu acquérir, à
mon humble avis, son chef d’œuvre, mais n’en parlons plus,
c’était au-dessus de mes moyens ! Abdelkader
aurait beaucoup de travaux à exécuter, plus tard… La cuisine où j’avais mis le feu par négligence ; dans les salons, il y avait aussi des fissures et des murs qui se lézardaient. J’attendais également son frère pour la véranda.
Fourade devait intervenir aussi pour m’enlever ce gros fil et le tube sur le
mur de façade. Ils étaient reliés au moteur du climatiseur du bureau. J’en
faisais une jaunisse tellement c’était laid ! Toute l’esthétique de la
façade serait changée. Les murs seraient protégés de la pluie par la véranda. À terme
nous allions aussi poser du carrelage sur le mur, ce serait plus joli. La maison revivrait,
aurait une deuxième jeunesse. Je savais que cela se ferait
petit à petit, khatwat bikhutwa, il faudrait payer les matériaux et le travail des ouvriers. Mieux valait ne pas y penser pour éviter de perdre la raison. J’étais de ces individus
qui pensaient trop aux choses à venir. J’étais inflammable, une contrariété et
hop, j’étais de mauvaise humeur.
Les
tourterelles chantaient sans discontinuer, c’était beau. Les eucalyptus
devaient être heureux de ces chants continuels. De ma fenêtre, je voyais mes
fleurs, elles me rendaient heureux. Les poules de Rachida caquetaient sans discontinuer. Les poussins avaient grossi, mais suivaient toujours leur mère. J’entendais les bêlements des moutons et les
aboiements de Rex et Rosa. Au loin, le moteur du tracteur de Rédouane claironnait aux alentours. Je n’écrivais toujours pas,
une panne sèche. Mon cerveau avait besoin de lubrifiant. Existait-il ?
Hum, cette interrogation était ridicule. Une bonne sieste après un bon repas était un
merveilleux adjuvant pour les idées. Nous
devions recevoir Fouzia et deux de ses amies, Aicha récurait la maison de fond
en comble. Elle avait fait le ménage hier, c’était l’obsessionnel. Un grain de poussière et elle sortait l’aspirateur, le balai et la toile
à laver. C’était Aicha. Je devais avouer que je ne supportais pas ces lavages successifs
et excessifs de la maison. Si elle s’écoutait, elle
ferait le nettoyage plusieurs fois par jour ! Dès qu’elle eut fini, elle
prépara le couscous réclamé par Fouzia. Elle n’arrêtait pas, une vraie
machine-outil. Elle avait une cadence de tour automatique,
et assez solide pour s’astreindre toute la journée à ces tâches ménagères fatigantes. Je me
demandais comment elle résistait. Je l’observais sans la déranger. Smaïn hochait sa tête, compatissant. Saïd regardait son téléphone portable, outil indispensable à la jeunesse d’aujourd’hui. Moi, je n’avais ni montre, ni téléphone portable. Leila me réclamait une tablette, je lui
refusais, j’estimais qu’elle devait travailler avec sa tête. Ces instruments empêchaient
les enfants de réfléchir par eux-mêmes. Neuf fois neuf, hop, ils se précipitaient sur leur téléphone portable
pour obtenir la solution. Je ne voulais pas de cela. Ils devaient apprendre la
table de multiplication. Cela devait venir automatiquement. Étais-je
rétrograde, je ne le pensais pas. Mes deux filles étaient professeurs, elles
souffraient de constater que tous ces instruments empêchaient les enfants de
réfléchir. En fait, en classe, ils continuaient de jouer avec ces appareils, au lieu d’écouter le professeur. Nous étions au vingt et unième siècle,
les professeurs n’avaient plus l’autorité désirée. Laissons tomber, c’était
ainsi ! Le sifflement du train
arriva jusqu’à nous en nous imposant le bruit de ses roues sur les rails. C’étaient des détails futiles qui
interrompaient mes réflexions. Je me rendais compte que je n’étais plus dans le
coup, largué, comme dirait mon copain Philippe. Il
fallait que je m’y fasse ! Je m’y résoudrais avec le temps. J’étais
toujours stérile, aucune idée ne jaillissait
de mes neurones. Baraka, stop, j’arrêtais pour aujourd’hui. Je m’asseyais
sur le banc de la terrasse pour fumer ma pipe. Lio était venu se frotter sur
mes jambes, pour contrarier Pilou, couché sur mes pieds. Le vent s’était levé,
les branches des eucalyptus naviguaient de droite à gauche dans le bruissement
de ses feuilles. Des fleurs de bougainvilliers bousculées chutaient, ornant le
sol d’un tapis de couleur. Les nuages gris du ciel s’enroulaient
et voguaient vers la Méditerranée. Ils retrouveraient Tanger et Tarifa en
Espagne. Constitués de milliards de gouttelettes d'eau et de
glace, les nuages étaient en réalité d'imposantes masses qui pesaient
lourd. Un nuage de 100 km3 pouvait peser jusqu'à 500.000 000 kilos ! Diable,
Incroyable ! J’avais encore glané cette
information sur internet. Curieux qu’ils ne nous tombent pas sur
la tête ! Voilà,
encore illustrée magistralement, la preuve de la grandeur de la nature. Le vent
ne faiblissait pas. Les eucalyptus continuaient à se balancer doucement comme
une barque sur la mer. Les pigeons luttaient pour se poser sur le mur. Les
poussins étaient protégés par leur mère sous ses ailes. Je voyais tout cela de
mon banc, observatoire privilégié. Pilou était toujours couché
sur mes pieds mais Lio avait disparu. Les nuages s’étaient amoncelés
dans le ciel si bleu un instant plus tôt. Le
vent faisait le ménage. De l’Atlantique, il les
poussait vers l’Europe, faisait voir qu’il existait, chassait la brume et
les cumulus. Et sans lui, les graines volatiles n’ensemenceraient pas les
espaces vierges. La poussière s’amoncelait contre le portail qui
en portait les marques. Mes cheveux se baladaient un peu sur ma tête, poussés dans
toutes les directions. Le vent jouait avec tout ce qui n’était pas fixé. Les
papiers s’envolaient sur le chemin et encombraient les champs alentour. Ils
s’accrochaient aux poteaux des clôtures et aux fils barbelés. L’un d’eux vint
chatouiller mon visage, je le repoussais d’un geste. Basta, va jouer ailleurs. Je
me levais, Pilou se leva avec moi en me regardant avec curiosité. J’entrais
dans la maison, le bureau m’accueillit. L’ordinateur me tendait les bras. Une
fois ouvert, je commençais à taper quelques mots. Ce n’était pas génial,
j’effaçais ce galimatias pour recommencer. Je manquais toujours d’imagination. Oh,
la la, ce n’était pas un bon jour pour la prose. Un
jour sans ! Curieux ce manque de dialogue avec les mots, avec l’esprit, J’osais espérer que
ce n'était pas dû à mon âge. C’était bon de se réveiller le matin et de se
dire, voici encore un jour qui m’est octroyé, un
jour donné pour vivre. Un jour pour exécuter son travail quotidien. Le mien
était d’écrire. Le temps n’avait plus de prise sur le déroulement de mes journées.
Quelles que soient les conditions, mon bureau était un havre
de paix, un lieu de réflexion. Les jours sans étaient à effacer de sa mémoire,
à gommer de son esprit. J’aimais écrire, c’était une nécessité journalière, après tout
un petit cérémonial quotidien. S’asseoir, ouvrir
l’ordinateur, réfléchir et taper sur le clavier les mots choisis. Chaque jour,
se répétaient ces petits gestes tous simples, mais nécessaires à la
construction du cérémonial littéraire. C’était bête, mais j’avais besoin de la
répétition de ces gestes pour entrer en action. Un mot, une virgule, un point,
une phrase se terminait par la conclusion d’un chapitre. Ce chapitre devait
s’ajouter harmonieusement aux autres, s’adapter à l’histoire. C’était de la
musique. Pas de
fausses notes, de la portée à la hauteur du regard. Le rythme s’accélérait par
moment pour retomber en une litanie de notes suaves. Ainsi les mots
s’ajustaient dans les lignes organisées par la pensée et s’ouvraient sur
l’inconnu. Je pensais aux vers des poètes, à leur fluidité, à cette
merveilleuse litanie de la pensée.
Je vous cite un passage de Abdderrahman
TENKOOL
Au seuil de l'acte poétique
La poésie est mémoire du langage et
de l'Histoire. Les Arabes disaient qu'elle est leur diwan: on peut y lire
leur passé, leurs gloires et leurs déboires. La poésie marocaine de langue
française veut cependant aller au-delà de cette fonction d'inscription du vécu
collectif et de l'espace identitaire. De texte en texte, elle cherche à faire
émerger du réel une vision de soi et de l'autre totalement transformée par le
jeu déroutant qu'elle opère sur le signe et sa trace, la parole et le silence,
le dit et le non-dit... C'est qu'elle est conçue par la plupart des poètes
d'aujourd'hui comme une aventure risquée au seuil de l'exil et de l'interdit,
une mise en péril des langages institués.
Que dit cette poésie évoluant en
marge des feux de la rampe, presque oubliée par les cercles de la consécration ?
Elle chante les blessures d'un peuple qui refuse l'amnésie et la servitude. Ce
peuple est muselé, mais son corps tatoué parle comme un livre ouvert entre ciel
et terre, inaccessible à toute censure. Ses phrases tombent l'une après l'autre
et s'incrustent sous forme de marques indélébiles en tous lieux de la terre
natale. Le verbe du poète s'enroule dans ces traces et leur donne forme et
réalité, se dresse en rébellion et installe le blasphème au coeur du sacré. A
l'instar de toute poésie véritable, la poésie marocaine de langue française
peut-être ainsi considérée comme un acte d'extrême hérésie bousculant les
vérités de la morale et de l'idéologie.
Mais, c'est là que réside son
originalité, elle n'était pas toujours à lire comme une invitation à l'émeute.
Elle dépassait souvent cette exigence pour affirmer le bonheur d'écrire les
plus beaux textes en hommage à ceux qui résistaient et combattaient dans
l'ombre, pour que reste intacte la dignité de l'homme. L'histoire de cette
poésie était d'ailleurs pleinement significative. A cet égard elle témoignait à la
fois du douloureux combat que menaient les poètes marocains pour la prise de la parole, et de leur quête
inlassable d'une écriture de l'écart.
Toute la vérité est dite dans ce génial
chapitre de Abdderrahman TENKOOL. Les poètes marocains étaient parmi les
plus grands. Ils s’appuyaient sur l’histoire cahotée de leur pays, des
traditions millénaires de l’Islam, de la géographie particulière du Maroc, de
leur sensibilité. N’ayons pas peur de révéler au monde que le Maroc était entré
de plain-pied sur les
hauteurs de la littérature et du génie. Cela ne serait pas mon cas, Dieu s’en
faut, mais pourquoi ne pourrais-je essayer de leur ressembler rien qu’un tout
peu ? Lire, écrire, c’était s’affranchir des obstacles qui obstruaient
l’intelligence, des limites de l’ignorance. Ces gens avaient un talent fou, dès
le premier mot, nous étions accrochés, attendant la résultante de la suite des
mots qui s’aligneraient, bien ordonnés, se conformeraient à la logique de l’esprit. L’espace serait conquis par la plume
travailleuse qui enrichirait la page de pensées positives en traçant des vers qui resteront à jamais
universels. Oh, poètes, donnez- moi un peu de votre génie. Votre générosité
éclabousserait mes textes, les rendrait plus clairs, plus accessibles. Juste un
mot pour démarrer mon récit, une idée pour aller jusqu’au bout. Écrire était terriblement difficile dans la
recherche de l’histoire, des mots à placer. La tête n’était pas toujours au bon
endroit, elle se trouvait quelquefois à cent lieues de notre imaginaire. Il
fallait la rapprocher de notre univers littéraire. Cet univers était fugace,
fuyant, il fallait le retenir par des options, des trucs. S’il s’échappait, il
fallait courir à sa recherche comme le cheval du mokkadem. J’étais parfois malheureux de ne pouvoir
aboutir, je butais sur un mur qui m’empêchait d’aller plus loin. Un mur en
béton haut de trois mètres, que je ne pouvais escalader. D’un seul coup, un
papillon blanc volant de fleur en fleur me ramenait mon mot, ma locution,
c’était génial ! Je pouvais poursuivre, c’était la grâce. Vous n’auriez
jamais pensé que c’était si difficile, et pourtant ce l’était ! L’écriture
est un art, un art réservé aux
artistes, aux vrais, à ceux qui manient les verbes avec dextérité et constance.
Ali, n’était qu’un trublion de
l’écriture, un écrivain de quai de gare. J’en avais souvent la nausée. Ne pas
être à la hauteur vous démobilisait. Heureusement j’avais quelques lectrices
qui me faisaient confiance, m’encourageaient, me forçaient à continuer. Je continuais
donc, malgré mes doutes et mes envies de tout arrêter. Ces lectrices me
suivaient depuis le début, elles avaient lu tous mes ouvrages. Qu’elles soient
bénies.
Leila se préparait pour aller à
l’école, elle ne devait pas être en retard. Cette histoire d’école me faisait
penser à mon enfance. Je n’aimais pas l’école, je n’étais
pas un bon élève, toujours dans le milieu du tableau. Mon handicap était le
calcul, j’avais horreur de cette matière. L'école de briques rouges aux fenêtres hautes abritait
les enfants de la commune. De tous les quartiers, ils descendaient en groupes bruyants, se chamaillant jusque dans la cour. Une cloche signalait l'entrée en classe, et
d'un coup, le silence régnait dans tout l'établissement. En rang, à la
queue leu leu, les classes bien alignées attendaient le signal du maître. Le
mien était monsieur Georges, comme il se faisait appeler.
Il claudiquait jusqu'à l'estrade avec sa jambe de bois, reliquat de la sale
guerre de mille neuf cent quatorze. À peine entrés en classe, chacun s'asseyait à sa place sur le banc de bois au dossier de
planches raides. A la craie blanche, monsieur Georges écrivait sur le grand
tableau la morale du jour. Chacun attendait, en
silence, son signal. Deux coups de
règles retentissant sur son bureau en frêne et la vingtaine de gamins se
levaient d'un coup au pied de la table. Debout sur l'estrade, l’enseignant, toujours vêtu d'une blouse grise, nous regardait avec attention de
longues secondes, puis à nouveau deux coups de règle sur son bureau, le signal
immuable du début de journée, et ensemble nous entonnions
en chœur les premières strophes de La Marseillaise. Nouveau coup de règle sur le bureau, nous nous asseyions tous. Moment de silence puis Monsieur Georges désignait d'un geste ample
avec sa longue règle un enfant qui devait impérativement développer la morale
du jour. Monsieur Georges de sa curieuse démarche, arpentait les deux allées de
la classe pour étudier le thème du jour avec
les enfants choisis.
Jusqu'à 10 heures, c'était le temps du calcul, monsieur Gadari me disait- il,
récitez la table de 9. Un calvaire !
Les chiffres ne m'ont jamais intéressé, arrivé à 9 fois 7, c'était
l'extinction de voix. Monsieur Gadari, me disait- il, en guise de récréation,
vous me copierez vingt fois la table de 9. J'entendais les autres enfants
crier dans la cour bordée de grands tilleuls, j'enrageais en silence.
Après la récréation, place à la géographie, matière que j'aimais
particulièrement, mais là, Monsieur Georges,
comme un fait exprès, ne m'interrogeait jamais ! L'après- midi
était difficile, dictée, grammaire, vocabulaire. A cette époque, je bégayais,
j'avais des difficultés pour saisir certains mots et les écrire correctement,
alors Monsieur Georges employait les grands moyens. Monsieur Gadari me disait-
il, veuillez monter sur l'estrade. Pour y accéder, il fallait monter trois marches.
Là, Monsieur Georges me tapait sur les doigts de plusieurs coups de règles,
puis me faisait mettre à genoux sur une marche
durant deux minutes, avant de me faire copier cent fois le mot incriminé.
Curieusement cette méthode a porté ses fruits, j'étais devenu par la suite l'un
des meilleurs élèves en français. Alors que je me croyais libéré
de la tutelle de monsieur Georges, le soir, celui -ci venait à la maison.
Il venait prévenir mes parents de ma mauvaise volonté dans l'apprentissage de
certaines matières scolaires. Il donnait des exemples types. Mon père était à
cheval sur les études, et à chaque fois, je
recevais une raclée pour m'apprendre à travailler. Je ne lui en voulais pas,
c'était pour la bonne cause, je n'ai jamais été martyrisé. Quelques années
plus tard, j'avais passé mon Certificat d'Études avec succès, et
à l'époque c'était important. Toute la famille était à la maison, oncles,
tantes et parents, anxieux, avec la peur de me voir recaler. Je les avais
rassurés. Monsieur Georges, ce jour- là avec un grand sourire était venu m'offrir
**le Tour du Monde**, un Jules Verne de la bibliothèque verte.........comme
quoi ! C’était ce genre de souvenirs qui me revenaient
de temps en temps.
Je me
souvenais aussi de mes promenades avec mon père à la mare à Magny. C'était
une époque troublée. J'étais trop petit, j'avais huit ans à la fin de la guerre
en 1944. A l’époque, papa, dès son service
fini au poste de police de Neuilly Plaisance, se
rendait en vélo jusqu'à son jardin à quelques mètres de la
mare de Magny, arroser les légumes qu'il avait patiemment plantés. Il y avait des choux, des pommes
de terre, des carottes, des navets, des haricots, quelques touffes de persil, de
l’ail et des oignons.
J'avais la joie d'aller avec lui chaque jeudi, assis dans la brouette qu'il
poussait jusqu'à la mare. Dès l'arrivée, je m'empressais de déballer ma canne à pêche, faite d'une
branche de saule, en m'installant sur l'herbe de la berge. Là, j'asticotais les
épinoches que je remettais systématiquement à l'eau, ordre de papa. A
l’époque des récoltes, la brouette était pleine, je
gambadais au retour à côté jusqu'à la maison de la rue Victor Hugo. Maman se
dépêchait de rentrer tous ces légumes dans la grange fraîche accolée à la
maison. Curieusement en cette période de pénurie, personne n'aurait eu l'idée de voler quoi que ce soit ! Les ails et les oignons pendaient
par des ficelles en raphia accrochées aux poutres sous le toit, les pommes de
terre et les autres légumes bien rangés sur des clayettes ! Un souvenir précis
et étrange me revenait souvent, j'en ai eu bien longtemps après la
signification. À l'entrée de la grange, à l'intérieur, près de la porte, était
accrochée en permanence une musette, bien trop haute pour que je puisse
regarder à l'intérieur. Tout le temps de la guerre, je l'ai toujours vue pendue
sous la lampe. Bien longtemps après, à la mort de mes parents, une tante se
décida à m'avouer le secret de famille, l'histoire de la musette ! Maman,
d'origine allemande par ses parents, avait été embauchée au quartier de l’armée
allemande de la rue des Peupliers. Tout un immeuble avait été réquisitionné
pour l'installation de leurs bureaux, et je n'avais jamais su ce qu'étaient
devenus les locataires ! Mon père, simple flic au commissariat de Neuilly
Plaisance avait une double vie. Flic et communiste, il
s'était résolument engagé dans la ''Résistance''. Son rôle était de divulguer
les renseignements obtenus. Une tante m'avait dévoilé par la suite que lorsque
l'on frappait à la porte, c'est toujours maman qui
allait voir ce qui se passait. Si ce n'était pas une connaissance, Papa prenait
sa musette, sautait le mur et se retrouvait chez le voisin. Que celui- ci soit
béni, jamais il n'avait dénoncé mon père ! Il
m’était agréable de revivre ces
souvenirs, de penser à mes parents, à ma famille.
C’était
à Rabat, La nuit disparaissait au profit d’une brume laiteuse, aqueuse,
laissant filtrer les tout premiers rayons du jour. Le vendeur de fruits était là comme
toujours au bord du trottoir, son chariot rempli.
Depuis quand était-il debout ? Le café d’à côté
venait d’ouvrir et connaissait déjà l’agitation du matin. Passaient
une femme en niqab, un vélo zigzagant sur le trottoir, un camion bruyant
lâchant des gaz épais qui
enfumaient le quartier.
On entendait le muezzin chantant l’appel à la prière de
l’aube, la sobh. Au bout du village, le fleuve ne faisait que passer, se dirigeant vers l’océan Atlantique. Un pont étroit le
surplombait, et sur ses rives, on voyait de larges pâtures où paissaient une centaine de moutons regroupés en plusieurs élevages. Les bergers étaient
trop souvent des enfants analphabètes. Des vieillards aspiraient
leur long tuyau le haschich qui les aidait à supporter la misère. Il y avait
aussi de vieilles grands-mères qui ne voyaient plus le ciel, tellement l’ostéoporose
les avait courbées. Sur le pont en bois, les chariots
tirés par un cheval ou par un âne irritaient les planches et faisaient trembler
l’édifice. Le soleil était là, le brouillard avait été aspiré par l’astre, le
ciel bleu sans nuage avait remplacé le brouillard. L’ombre du crépuscule
s’étendait sur une mer agitée comme un voile mortuaire devant le soleil couchant aux couleurs futuristes
d’un Dali. Je voyais les marins remonter au large les filets de sardines sur leur bateau tanguant dans le creux des vagues. Il leur faudrait encore plusieurs heures, à ces pêcheurs, pour ramasser le fruit de leur travail avant
de rentrer au port. Le muezzin de la
mosquée toute proche appelait à la prière de la Maghrib. Il faisait bon à cette heure de la soirée.
Assis sur le banc du quai de la Marina, je me rendais
compte à ce moment de la vitesse à laquelle notre
planète tournait. Le soleil d’un seul coup
avait été englouti par l’océan. Une prodigieuse vitesse l’animait entraînant la
terre dans sa course folle sans que nous en soyons le moins du monde
incommodés.
C’était un soir propice aux réflexions sur
le phénomène de la construction de l’univers, croire ou ne pas croire.
Comment s’est-il construit, quand, qui ? Quel crédit apporter à l’Ancien
Testament, à l’existence de Dieu le créateur unique
de l’univers ? Jésus, Mohammed le dernier prophète, des continents
entiers se sont soumis aux lois d’Allah, Dieu unique tout puissant, à
la charia, le chemin menant vers lui, issue de la
Révélation, terme largement déformé en occident en loi rigide et extrémiste.
Longtemps j’ai cru au hasard dans la formation de l’univers, après
être petit à petit devenu agnostique, je suis ensuite entré
dans le monde des croyants. Si l’on résume très simplement l’agnosticisme,
c’est « peut-être, ou peut-être pas ». Alors, croire ne peut en
aucune façon me déjuger, mon raisonnement étant loin d’être linéaire. C’est celui d’un homme qui cherche son chemin depuis des lustres après une vie bien remplie. Largement
tournée vers les plaisirs de la chair et de la boisson, sans doute pour museler ma voix intérieure. Mohammed le prophète avait dit que les fornicateurs,
les voleurs iraient quand même au paradis, répondit-il à un compagnon. J’espérais me faire pardonner même si je n’avais jamais volé
et en mon âme et conscience créé de maux majeurs à autrui.
Le quai était illuminé de la clarté vive diffusée
par les lampadaires décorés d’arabesques lors du moulage des troncs,
puis peints en gris argenté. La lumière se reflétait sur
l’eau de mer avec des volutes de tailles diverses suivant le jeu du ressac. Un banc de poissons
volait au- dessus de l’eau comme pour s’accaparer un morceau de lumière et
l’emporter vite au fond de l’eau. Si le soleil avait rendez-vous avec la lune,
celle-ci toute timide ne faisait voir qu’un quartier de voile blanc.
Une femme mal chaussée poussait une
poussette de bébé rouillée remplie de papiers et de cartons. Arrivée tout près
de moi, elle m’adressa la parole en me tendant la main ouverte, non pour me
saluer, mais pour me demander la zakat, l’aumône, ce que je fis bien volontiers avec une pièce de dix dirhams.
Pour moi cela ne représentait pas grand-chose, pour elle
cette petite pièce signifiait un trésor. Le cliquetis du tram à son arrivée à
la station me tira de mes réflexions. Je parcourais tranquillement le quai de
la Marina puis les rues de la vieille Médina. M’attablant dans un café du vieux
marché, je dégustais un thé à la menthe en espionnant la rue, les va et vient de cette population travailleuse d’artisans, de porteurs, de conducteurs
d’engins guidés par d’anciennes mobylettes encore en service. Sur l’autre
table, des consommateurs jouaient aux dominos en claquant parfois les pièces fortement sur la table. Au coin de la rue surgit le porteur
d’eau avec son drôle de chapeau à clochettes, le réservoir en cuivre, le petit
robinet servant à alimenter les gobelets. Il était curieux ce porteur d’eau,
couvrant des kilomètres dans la journée, des Oudayas de Rabat à la Médina de
Salé. J’aimais ces gens tout simples, travailleurs
aimant ce qu’ils faisaient pour une toute petite pièce ne dépassant souvent pas
plus de cinq dirhams. Je hélais le taxi pour rentrer, il était déjà vingt- deux
heures. Une autre particularité de la région était la couleur du taxi
selon le secteur. Pour Rabat les petits taxis bleus
s’arrêtaient obligatoirement en limite de Salé, à Salé les petits taxis jaunes, eux aussi avaient l’interdiction de dépasser
la zone géographique de cette ville. Et il y avait les grands taxis blancs qui avaient l’autorisation de naviguer dans toute
la zone. Les prix étaient nettement supérieurs aux
petits taxis, sauf si le taxi blanc était complet c'est-à-dire transportant
six passagers ! Sorties de la Médina, les anciennes fortifications de
pierres de Salé projetaient leurs masses ocres dans la lumière du boulevard. Deux portes avaient été
percées dans la pierre pour accéder à la Médina et Rabat, et
des consolidations avaient été réalisées pour soutenir la fortification fragilisée à cet
endroit Le taxi à cette heure, passées
les fortifications, avaient le champ libre, et la circulation était
réduite. Arrivé à Saïd Hajji, mon lieu de résidence, les trottoirs revêtus de
carrelage de couleur étaient de temps en temps dérangés par de petits palmiers nains plantés en leur milieu. Je
n’avais pas envie de dormir, l’océan n’était pas loin, j’entendais la mer
houleuse se jeter sur les falaises calcaires. Je remontais jusqu’au mausolée du
marabout non reconnu en islam, mais toléré au Maroc. Bâtiment de pierres rond
où serait enterré d’après certains un saint homme, là encore non reconnu par
les croyants ne reconnaissant qu’Allah et son prophète Mohamed. Cet endroit, non éclairé la nuit, reflétait et diffusait une ambiance curieuse de paix, de sérénité. Sa rondeur transpirait à travers les rayons lumineux de la lune blanche. Je
n’étais pas seul dans cet espace, des personnes assises sur de grosses pierres
discouraient sur les matchs de foot, sport roi au Maroc, à côté d’un feu de braises qu’ils avaient allumé. Un vieil homme tirait
une petite charrette garnie de grilles usagées et le grésillement
des saucisses sur le feu embaumait et sollicitait les papilles de ses futurs clients. Il devait être minuit.
D’un seul coup, le vent se leva, balayant sur la zone, papiers et cartons de
toutes sortes, amenant de la fraîcheur. Tel un bateau, je mis toutes voiles dehors pour rentrer chez moi, anticipant la fabrication d’un thé à la menthe.
J’étais de retour à Gueddari dont
mes pensées m’avaient éloigné. Leila avait envie de viande hachée dans du
pain. Nous nous sommes arrêtés chez le
cousin d’Aïcha,
où elle choisit soigneusement
son morceau. La viande fut finement
hachée, intimement mélangée aux aromates et compressée à la main
avant d’être posée sur le grill, où
elle allait cuire doucement. Ceci fait, elle fut glissée entre les tranches de pain. Leila s’en empara et commença à dévorer son
repas. Ce fut notre tour ensuite. Leila commanda du coca-cola, nous de l’eau gazeuse d’Oulmes. Nous restâmes
assis près d’une heure à dévorer notre casse-croûte. Le boucher vint faire la
causette avec Aïcha. Des histoires de famille, la maladie de la maman, difficile
à soigner. Les difficultés de trouver un aide, car
son frère ne suffisait pas à la bonne marche de l’établissement. Histoires
banales, de tous les jours, mais importantes pour maintenir
la qualité de la boutique. Presque tous les commerçants se plaignaient
de ne pas trouver une main-d’œuvre compétente. Il y avait beaucoup de demandes,
mais un manque certain de qualification. Couper un bœuf en morceaux n’était pas à la portée du premier venu. Dans
une toute petite échoppe d’un mètre carré cinquante, Hassan était
assis sur une chaise bancale toute la journée à réparer les vêtements. Sur sa
vieille machine à coudre, il faisait défiler les chemises, les vestes et les
pantalons à réparer. C’était le couturier
de service. C’était bien pratique dans un village. Il cousait les couvertures,
les housses, raccommodait des chaussures usées jusqu’à
la corde. Il en changeait la semelle en
collant et clouant une semelle découpée dans une plaque de cuir de vingt centimètres carrés en suivant le modèle
désiré. Yacoub était installé dans une toute petite ruelle de deux mètres de large. Juste en face du
médecin, il réparait les machines à laver, les frigidaires, les postes de
télévision, les aspirateurs. C’était le mécanicien des instruments domestiques.
Le village c’était aussi cela. Il existait une multitude de petits métiers
utiles à la population. Les chariots attendaient comme des taxis pour amener les paysans à domicile, les
dits taxis refusant d’emprunter les chemins de terre. Dociles,
les chevaux attendaient, un sac d’avoine attaché sur la tête pour leur
permettre de manger. Ensuite, sous la conduite de leur cocher souvent très jeune, avec une dizaine de
personnes montées sur le chariot, ils rejoindraient leur douar d’origine. Les
chevaux ferrés glissaient sur l’asphalte lorsque le cocher les faisait avancer
au trot. Ils trouvaient le moyen de s’immiscer entre deux camions au ralenti
sous les hé, hé du cocher et le bruit du fouet. La vie du village était
particulière, elle ne ressemblait en rien à la ville. Ici, tout le monde se
connaissait, se côtoyait et se congratulait. Le village était le reflet de ses
habitants dans leurs habitudes les plus humbles. En revenant à la maison, nous
avons vu un chariot bousculé par un camion, et un pauvre cheval mort. Le chariot n’avait pas de signalisation à l’arrière, le camion
l’avait vu trop tard. L’animal n'avait pas survécu au choc.
C’était aussi un drame au Maroc. La signalisation était trop souvent absente. Les
motocyclettes, les vélos, les chariots n’avaient aucune signalisation la nuit.
De terribles accidents survenaient, comme celui-ci. Le cocher aussi
aurait pu être tué heureusement ce
n’était pas le cas. Seul, le brave cheval avait été occis.
Il était resté plusieurs jours au bord de la route avant d’être enlevé. La
sécurité n’avait pas beaucoup d’importance au Maroc. Les casques de moto
étaient pratiquement inutilisés. Les piétons la nuit n’avaient pas de lampe de poche. Ils risquaient de se
faire faucher sur la route. La circulation était dangereuse, les
automobilistes, ne s’occupaient pas des priorités. En ville c’était infernal,
la circulation en double sens ou en sens interdit n’était pas rare.
C’était le Maroc ! Nous y étions habitués. A la campagne c’était une
autre technique, un chariot débouchait d’un chemin sans crier gare. Nous
devions être très prudents à la place des autres. Rentrés à la maison, nous
avons raconté cet accident qui m’avait choqué. J’en étais encore tout retourné. Leila pleurait la mort du
cheval. Elle vint se réfugier sur mes genoux pour se faire câliner avant de se
coucher. Je n’étais pas bien, je décidais également d’aller au
lit. J’eus du mal à m’endormir, je me retournais
plusieurs fois dans les draps, sans succès. Il était tard quand mes yeux se
fermèrent enfin. A six heures du matin, mal
réveillé avec un mal de crâne épouvantable, j’avalais un Doliprane, puis j’allais à la douche avant d’avaler mon petit
déjeuner dans la cuisine. Ma tête résonnait comme le tambour de la fanfare. Cela ne se calma que grâce
au comprimé. C’était un médicament génial. Je sortis pour
admirer mes bougainvilliers et écouter le chant
des tourterelles. Le bruit du tracteur de Rédouane résonnait
dans le douar, il ne chômait pas ! Je le voyais aller et venir dans le champ,
toujours accompagné d’une multitude de
pique-bœufs. Il labourait la terre. Le socle de sa charrue
renversait la terre sur tout un côté en traçant un sillon profond. Jusqu’au
soir il taillerait la terre, le soc de la charrue n’abandonnerait pas le travail. C’était un outil costaud
auquel on pouvait demander beaucoup. Certaines fois, il heurtait de gros cailloux, produisant du
bruit et des étincelles. Le bon acier pouvait s’engager dans n’importe quelle terre. J’aimais regarder le travail de ce bourreau de travail, méthodique, qui connaissait depuis l’attelage de la charrue au tracteur,
le temps nécessaire pour réaliser la totalité de
l’ouvrage. Pas besoin de montre, tout était dans sa tête.
A peine prenait-il le temps d’avaler un verre de thé à la menthe. Il revenait chez lui, et
on avait l’impression qu’il avait fini, mais non, dix minutes plus tard, il
revenait avec une faucheuse de luzerne. Jamais il ne s’accordait un
temps de repos. S’il était fatigué, il n’en parlait jamais ! Tous ces paysans étaient des
costauds, des hommes forts, solides, de Rédouane à
Arabie. J’étais admiratif devant la longueur de leur journée et les durs
travaux qu’ils exécutaient. Je n’aurais pas été capable
de faire leur travail. Arabie était un colosse qui se tenait droit sur ses jambes, la Térésa posée sur sa tête à un mètre
quatre-vingt du sol. Rédouane était moins grand, mais tout aussi solide.
Ali, lui avait du mal à marcher, il se
servait d’une canne. Il avait des pertes d’équilibre. Je ne pouvais pas marcher
bien longtemps, il fallait que je m’asseye au bout de deux cents mètres. Aicha,
Rachida trottaient au souk durant des kilomètres en allers-retours qui me semblaient superflus. Elles
portaient des sacs lourds et bien remplis au bout de leurs mains. Tous ces gens-là
étaient bien plus forts, plus solides que moi. J’en avais comme
une sorte de honte. J’en avais parlé à Driss qui m’avait consolé en me disant :
tu as quatre-vingt-six ans, mon frère, que veux-tu encore ? C’était une
bonne leçon.
J’étais sorti avec Aïcha pour aller voir
des amis à Sidi Yayha du Gharb, un gros village sur la
route de Fes. Il me plaisait bien, il y avait beaucoup de commerçants et les
rues étaient toujours propres. Je ne pouvais m’empêcher de le comparer avec Dar Gueddari. Les amis nous avaient
accueillis avec plaisir. Nous étions venus voir le nouveau-né.
La fille de la famille Zara avait accouché d’une petite fille qu’ils avaient
appelée Mouna. Toute la famille avait beaucoup de
projets pour cette petite. Zara
servit le thé à la menthe avec des petits
gâteaux. Je n’en pris pas à cause du sucre. Je bus de l’eau. Il se faisait tard, nous retournâmes
à Gueddari. Aïcha fit des courses en arrivant au village. Une querelle avait
lieu devant la pharmacie, beaucoup de cris et
d’invectives, mais heureusement pas de coups. Nous ne nous sommes pas arrêtés
et avons filé jusqu’au douar. Leila me sauta au cou
et me montra sa note en arabe, obtenue à l’école.
Elle avait eu un sept, je la félicitais.
Elle s’en retourna toute contente, en chantonnant. Je pris ma blague à tabac,
et j’entendis : j’ai du bon tabac dans ma tabatière, chantée par
mademoiselle Leila, heureuse de me jouer un tour. Je remplis ma
pipe, l’allumais et rejetais la fumée par la porte d’entrée. Tout allait bien,
Wallid se portait bien, la maman aussi. J’allais m’asseoir sur le banc, mon
coin favori après le bureau. Le crépuscule était venu, l’on distinguait encore
les formes des arbres, déformées par la demi-nuit. Les grenouilles croassaient
dans la mare. Elles avalaient les moustiques
en grand nombre, excellente chose. La nuit était là, cela allait très
vite, Driss alluma les lumières du jardin, qui éclairaient toutes les fleurs et
la façade de la maison. Je me demandais ce qu’Aïcha avait confectionné pour dîner ce soir ? Leila avait mis la table
sur la terrasse avec les verres et l’eau de source. Aïcha arriva avec un tagine
bouillant, tenu dans une serviette pour éviter de se brûler. Elle souleva le couvercle. Surprise !
Elle nous avait préparé du canard. Les légumes étaient parfaits, des haricots blancs à la graisse
de canard. Ce fut un beau, un merveilleux dîner. J’adorais les haricots, blancs
ou rouges. Il y avait beaucoup de recettes avec ces légumes nourrissants, qui s’apprêtaient avec presque tout. Viandes,
saucisses, gibiers, volailles et j’en passe ! Un
coup d’œil sur internet m’avait appris qu’ils possédaient notamment : 8 grammes de protéines, 21 grammes de glucides, 0,5
gramme de lipides, 4 grammes de fibres, 35 milligrammes de magnésium, 50 mg de
Calcium et 2 mg de fer pour 1 kilog de haricots! C’était impressionnant. Cela m’avait amusé de
noter tous ces éléments sur le papier qui n’avait rien à
voir avec mon roman. Comment dit-on déjà, en aparté ? Nous nous étions d’autant
plus régalés que le canard n’était pas une viande souvent
servie chez nous. Je quittais la table pour me mettre au bureau, j’avais besoin de rattraper
le retard pris dans mon texte. Il me fallait avancer. J’étais décidé à taper un
grand coup. Vlan, le clavier allait rougir devant la tâche de travail qu’il
allait accomplir. Pan, pas de pitié, les verbes devraient s’aligner sous peine de condamnation linguistique. Alors,
il ne fallait pas m’ennuyer de trop, c’était dit,
j’allais travailler ! Les mots
coulaient, courraient sur le papier, j’avais trouvé la bonne formule. C’était
réconfortant, je revivais sous le jaillissement des idées, des souvenirs et des mots. Les phrases s’alignaient,
concordaient, s’ajustaient. Elles s’allumaient en arc de triomphe, lumineux,
elles étaient là, à cause de moi, pour moi. J’étais ravi de retrouver ma verve,
mon imagination
et ma fantaisie dans la parole. J’étais heureux. J’allumais une seconde pipe,
assis sur mon fauteuil à roulettes
avec lequel je pouvais me
déplacer
confortablement. Je
voulais continuer,
utiliser adroitement conjugaisons et compléments, inventer et placer au bon endroit les idées. J’étais persuadé d’y parvenir.
Mon cerveau imaginait des situations qu’il me fallait examiner avant
de les écrire. Parfois nous avons des idées farfelues qui viennent
bonifier nos écrits. Rien de négatif, lorsque l’on sait en saisir le sens. Ceci
étant dit, je me sentais dans tous mes états, prêt à continuer
dans de bonnes conditions mon manuscrit. Je ne sais pourquoi, ces changements
d’humeur m’amenaient souvent au sommet du plaisir. En littérature le plaisir
est souvent discret, timide, mais il est là au tournant d’une phrase, à la pose
d’un verbe.
Je quittais mon
bureau pour m’asseoir sur le banc. Je regardais le ciel pour qui j’ai beaucoup
d’amour. Son merveilleux décor qui changeait chaque jour et parfois à
chaque heure, du bleu velouté au gris noir
annonciateur d’orages et de pluies. Les nuages ténébreux qui filaient vers l’est et s’étiraient
infiniment avant de disloquer puis de se reconstituer. Le ciel qui nous donnait
la pluie bienveillante et nourricière. Deux éléments berçaient notre vie, le
ciel et la terre, ces deux entités qui avaient donné tant d’imagination aux
poètes.
Driss était revenu et avait aussitôt sorti ses
moutons dans la prairie. Les animaux n’attendaient pas. Leila avait suivi Driss
dans le pré pour accompagner les moutons . Un fait divers faisait beaucoup parler à
Gueddari cet après-midi. Un gendarme avait tiré sur un forcené et l’avait
blessé au bras, à la suite d’une altercation entre un agriculteur et le fils
d’un voisin. Malgré sa blessure,
l’homme fut menotté avant d’être envoyé rapidement à l’hôpital de Kénitra, sous la garde d’un gendarme et en compagnie
d’Amghar pour des soins
et la pose d’un diagnostic Le diagnostic fut rapide, pour
les deux protagonistes,
la radiographie donnait une image parfaite de
la blessure. Une balle était entrée dans le biceps, il fallait opérer. Le
gendarme s’attendait à des complications avec sa hiérarchie. Le village était en proie à des bruits contradictoires. De retour à Gueddari,
devant deux officiers, Amghar Sédeyef narra cette histoire. Arif le fils de son
voisin était connu pour ses violences et un comportement belliqueux. Les
gendarmes avaient été appelés pour mettre fin au conflit qui les opposait : Arif ne supportait pas de voir Amghar dans les
parages du champ de son père. Il ne supportait pas non plus qu’Amghar pose
son vélo sur la clôture du champ. Des
petites choses qui auraient
dû se terminer très vite et sans violence. Les gendarmes négocièrent, mais Arif
sortit un couteau de vingt centimètres de long, un
couteau pour la canne à sucre. Il frappa Amghar à la poitrine, heureusement
pas profondément. Devant cet acte et le risque de réitération, Le gendarme Hamza sorti son pistolet et tira un coup dans
le bras d’Arif. La
plaie d’Amghar, stérilisée et protégée par une bande stérile, n’était pas grave, il
s’en était bien sorti ! Les témoins confirmèrent les dires
du gendarme, mais dans ces sortes d’affaires, un tribunal militaire tirait les choses
au clair. Un mois après,
à Sidi Kacem Amza fut convoqué devant le tribunal. Les grands officiers étaient
présents, portant leurs décorations. Pour la nième fois, Amza
raconta son histoire. Elle avait été contrôlée par son collègue et la foule. Il
n’y avait rien à lui reprocher, mais
ce n’était pas suffisant. Un
gendarme doit garder son self contrôle. Adjudant Amza,
déclara le colonel Abouch en se levant, vous auriez dû
éviter de tirer. Vous allez être muté dans un village de l’Atlas. Vous serez
seul, et jouerez le rôle d’administrateur judiciaire. Si un cas
vous dépasse, prévenez votre hiérarchie. Dès aujourd’hui, vous
êtes nommé adjudant-chef. Vous rejoindrez dès demain,
accompagné par un militaire, le village de Bou Amzel, vous
entrerez en service immédiatement, relié à l’était major par la radio. C’était la
méthode trouvée pour éviter de faire des vagues, l’on mettait
un jeune homme qui avait fait son devoir dans un trou perdu de l’A1tlas. Bon,
no comment ! J’avais de la peine, mais cela venait de beaucoup plus haut.
C’était facile, on expédiait dans la montagne un cas difficile, du vent et n’en
parlons plus. J’essayais de me détacher
de ce cas douloureux pour retourner à mes lignes, à mes occupations. C’est curieux
comme dans un village tranquille, il pouvait y avoir quelques pages sombres. Je
pensais à ce jeune gendarme éjecté sur le plateau de l’Atlas sans pouvoir
dire quoi que ce soit. La hiérarchie militaire c’est
la grande muette ! Le grand silence, un drap était projeté sur lui, et
dans quelques mois tout serait oublié, c’était destructeur ! Les officiers
continueraient à danser avec les belles dames, pendant qu’Amza viderait
l’écurie. J’en avais assez des injustices, mais je ne pouvais rien faire. Le
pauvre Amza finirait sa vie dans ce village de l’Atlas, sans avenir, ravagé par
le remords et les regrets. C’était difficile de se détacher d’un cas difficile,
mais il
le fallait
bien.
Le
jour avait un goût amer, mais le repas d’Aïcha allait ramener un peu d’optimisme
sur nos papilles.
Les fleurs se balançaient doucement et donnaient une belle image de notre planète. Les hirondelles du toit chassaient les mouches sans discontinuer
pour nourrir leurs petits. Les canards
glissaient majestueusement sur la mare du jardin. Les moineaux se baignaient dans les
flaques d’eau avec ravissement. Lio évitait de
s’avancer, prudent, ne dit-on pas « Chat échaudé craint l'eau froide « ? Les grenouilles
plongeaient à l’arrivée des prédateurs. Le merle, dans son habit du dimanche d’un noir absolu, guettait du haut de sa branche les
vers et les grosses fourmis. C’était toute une société. Les fourmis, les
mouches, les grenouilles, les papillons, les canards, le merle, il devait y en
avoir d’autres. Les paons de la voisine s’étaient installés dans la cour, sur
la terrasse. Nous les laissions prendre
leurs aises, ils
ne causaient aucun dégât. Je m’installais enfin sur le banc de la
terrasse pour fumer une pipe. Cela semblait bon, il y avait longtemps ! Je
jetais du pain rassis aux poules de Rachida ravies de ce menu. Les pigeons du
Mokkadem, lorgnaient par ici, au cas où ils pourraient prélever leur part. Soudain, une
visite, un triporteur…Je vis tout de suite la
surprise, l’arrivée de notre mignon petit âne. Il
allait falloir le dresser gentiment, sans brutalité. Cette bête serait
choyée adorée. J’aime les ânes, des animaux merveilleux,
intelligents, trop souvent maltraités. Je l’avais acheté tout petit pour
que Leila puisse monter dessus et se promener dans le douar. Il faudrait
acheter un gros biberon chez le vétérinaire pour continuer à l’abreuver avec du
lait et supplémenter l’herbe de la prairie. Quand il serait
assez solide, nous pourrions l’atteler à la petite voiturette en tôle. A Leila le plaisir de lui trouver un nom ! Il faudrait aussi rapidement lui construire une écurie pour qu’il soit à l’abri la nuit et les jours de pluie. A la campagne, des branches d’eucalyptus, des
tôles et basta, ce serait vite fait, bien fait ! Je voulais aussi planter
à côté de l’écurie, des mandariniers et des citronniers. Les oiseaux seraient
contents et moi aussi. Tout devait être vert, c’était mon slogan. Me voilà
propriétaire d’un petit âne, j’étais en joie. J’allais également planter des dahlias,
une fleur qui a débarqué en France au 19ème siècle, pour nourrir la population, son tubercule au
goût d'artichaut pouvant remplacer la pomme de
terre. Au fil du temps, sa grande
beauté en a rapidement fait une fleur d’ornement ! Plus de 40 000 hybrides étaient
dénombrés dans le monde, il y en avait pour tous les goûts. C’était une jolie
plante, facile à cultiver.
Puis, sans transition, j’ai écrit un poème sans rimes pour trouver une idée.
ELLE N’ATTENDRA PAS LE MATIN
Il cherche, il cherche
Mais elle n’est pas là
Il y met de la bonne volonté
De bonne heure
Le matin
Sitôt levé
Il lève les yeux
Subtile
Elle a déjà quitté son lit
Ne reste qu’une aube pâle
Désuète
Le jour s’inquiète
Où est-elle passée ?
La verra-t-il un jour ?
La nuit subtile
Se dilue avec les étoiles
Elle fait la belle
Elle se fait attendre
Le jour s’impatiente
Il lui envoie des éclairs dorés
Des arcs en ciel
Lui offre des oasis
Perles rares
Au milieu des déserts.
La nuit parfumée
De jasmin et de roses
N’attendra pas le matin !
Je l’ai déjà dit ce n’était pas du Verlaine, tant s’en
faut. Simplement des mots d’Ali sur le papier. Cela me donnait le
temps de réfléchir quant à la suite de mon récit. Veuillez excuser ces petits mots sans valeur jetés
comme cela de travers sur le papier.
Le portail s’ouvrit bruyamment sous la poussée de Driss. Sur sa mobylette il
avait attaché un sac de farine. La ficelle dénouée, il porta le sac sur son dos
jusqu’à la cuisine de Rachida, une farine de qualité destinée
à confectionner le pain. Il vint s’asseoir sur le banc à côté de moi, étendit ses jambes qui devaient le faire souffrir. Il fit quelques
mouvements d’épaules et de bras pour se débloquer les muscles. Il resta quelques
minutes ainsi, puis alla voir ses moutons. Revenu sur le banc, il regarda le
jardin et les fruits qui poussaient. Il pensait qu’il pourrait bientôt les
consommer. Il n’y avait aucun produit sur mes fleurs ou mes arbres, tout était
naturel. Ils étaient à consommer nature. C’était devenu rare avec les
traitements effectués par les agriculteurs. Ici, rien de tout cela, les seuls
traitements étaient à base de bicarbonate de soude avec de l’huile d’olive.
Rien de dangereux, un traitement trouvé dans une rubrique de jardinage. Deux
litres d’eau avec deux cuillères d’huile d’olive, c’était suffisant ! Cela
fonctionnait bien. L’huile d’olive permettait de coller le bicarbonate de soude
sur les feuilles, les fleurs et ensuite les fruits. Traitement facile et peu onéreux. J’étais
écologiste sans le savoir. Les insectes, les papillons s’en portaient bien. J’étais
content de les voir sur les plantes. Que fallait-il de plus ? Les
fleurs aquatiques qui cernaient la mare aux canards enjolivaient le jardin. Les deux eucalyptus étaient splendides, ils montaient tout
droit vers le soleil. J’avais un beau jardin, un
jardin à mon goût, un jardin qui me ressemblait beaucoup. Aïcha était venue jeter un coup d’œil. Elle avait
l’air satisfaite) de l’harmonie qui y régnait. C’est vrai que nous y avions mis le temps, mais le jardin était à
la fois précis, organisé, et plein de fantaisie.
J’aimais la musique, j'avais fait une découverte ce matin qui m'avait chamboulé par la
beauté du texte et de la mélodie. Je ne connaissais pas cette chanson, Inch’'Allah par Salvatore Adamo
et Maurane. Écoutez-la sur internet, écoutez-la pour la Palestine, ses enfants.
Aucune attaque contre Israël, c'était très bien fait, Ecoutez cette chanson, dites-moi ce que vous en pensez. Elle
me donnait des frissons. Ecoutez-la, elle est sublime ! Ces artistes remuent notre âme avec ces mots venus du cœur, merci à eux. La Palestine est trop souvent oubliée, mise sous le
boisseau par les dirigeants Israéliens depuis longtemps. Ces deux peuples devraient vivre ensemble, en paix. Je
condamnais toute l’hypocrisie qui entourait la politique d’Israël avec la colonisation des
territoires. J’espérais un règlement pacifique et juste pour les deux pays. J’avais
dans la tête la musique de Carmen. Je ne savais pourquoi cet opéra de Bizet
m’était revenu à la mémoire. Je décidais de le faire écouter à Smaïn, qui écouta avec moi ces deux heures de
musique grandiose. Cela m’avait fait plaisir d’écouter ensemble ce chef-d’œuvre.
Fourade arrivait avec sa moto, il la mit
sur son trépied et vint s’asseoir avec nous sur le banc. Aïcha ne tarda pas à
arriver avec le thé à la menthe et les petits gâteaux. Chacun se servit et se
resservit avec plaisir. Le petit âne
était attaché au pilier de la porte, Leila
décida de l’appeler Djamel. C’était dit, il était
baptisé. Cette petite bête allait être heureuse avec nous, elle était déjà
caressée, embrassée sur son museau tout blanc. Elle sentait qu’elle était dans
une bonne maison. Les animaux devraient faire partie de la famille. C’est une nécessité du moins
pour moi ! Il faudrait attendre pour l’atteler,
car il était encore trop jeune. Leila adorait lui donner le biberon qu’il tétait goulûment. Dans un
mois ce serait terminé, il serait définitivement nourri avec l’herbe de la
prairie auprès des moutons de Driss. Fourade était venu nous dire qu’il y aurait beaucoup de
prises à acheter pour terminer l’installation électrique de la maison. Nous
nous en doutions. Pour déplacer le tube et le fil du moteur de la climatisation
de bureau, il faudrait acheter un tube et un fil de
raccordement. Cela prenait forme. Tout ce petit monde formait une belle
famille. J’étais heureux de la tournure des évènements. Nous attendions
toujours le devis de la véranda, le point chaud des
travaux. Je pensais à d’autres ouvrages à réaliser, tels que la sécurisation de la terrasse d’en haut
qui serait faite en temps utile…. Je craignais toujours qu’Aïcha ou Leila
tombent sur le carrelage. Lio avait sauté sur mes genoux d’un air conquérant. Pilou,
lui, n’avait pas bougé d’un centimètre de mes sandales,
allongé de tout son long. C’est ma place, semblait-il
me dire. Rédouane semblait mal à l’aise, avait-il un problème à
aborder avec nous? Il se décida : je vais avoir beaucoup moins de temps à vous consacrer.
Je vais suivre un an d’étude pour obtenir mon bac professionnel, et
si je réussis, je pourrai me mettre à mon compte. Nous approuvions son initiative, il n’est jamais trop tard pour étudier. Mabrouk Fourade, bravo, nous sommes avec
toi. Son frère l’avait fait et avait réussi. C’était un bon exemple ! C’en serait fini des petits boulots au noir. Nous ferions une prière pour sa réussite. Il passait la main sur sa tête, un peu incertain. Mais il était courageux, tenace, savait
travailler, et il réussirait. Il remonta sur sa moto et quitta le douar suivi par une nuée de
pique-bœufs indisciplinés. Fourade à l’école, c’était une bonne chose. Il avait
du courage et de la détermination. Après son départ, nous discutions sur son
nouveau parcours, ponctué par un examen, le bac professionnel ! Nous le
soutenions tous fortement et ne le voyions pas échouer. Ces garçons de la campagne s’investissaient dans des études
ans à trente ans passés. Il fallait une forte motivation, une volonté à toute épreuve pour
aboutir à la réussite finale ! « C’est un mec », aurions nous dit vulgairement
en France. J’allumais une pipe et entrais dans mon bureau. Le
clavier de l’ordinateur attendait que je fasse frémir
ses touches. Lesquelles, par lesquelles commencerais-je ? Quae est
quaestio ! C’est beau le latin, mais il
ne faut pas en abuser. Je n’avais toujours pas
d’idée, j’avais beau tirer sur la ficelle, rien ne venait. Il fallait pourtant
que je me décide à écrire un premier mot. Je
piochais dans mon cerveau sans trouver la solution. J’étais vide, il n’y avait
rien, pas même le mot le plus futile. C’était lourd à
porter, je n’y pouvais rien. Pas un verbe, pas un mot ne
jaillissait, Ali était dans un coma littéraire
passager. Il fallait abandonner ! En ce moment j’avais beaucoup de
passages à vide, un vide sidéral qui m’avait envahi. A moi de régler ce problème,
aider la roue à tourner,
et si elle tournait, qu’elle tourne dans le bon sens. Dans le sens des mots et des locutions avec des verbes
bien choisis. Je lançais la roue, où allait-elle s’arrêter ? Le mot
chance, pas mal pour repartir à l’aventure ! La chance, j’avais de la
chance de vivre à la campagne au milieu d’une famille unie et de ma petite
Leila. Cette campagne entourée d’arbres et de fleurs et de brebis affamées.
Cette campagne qui s’étend sur des kilomètres le long du fleuve Sébou. Cette
campagne qui produit de merveilleuses bananes et du riz jaune, du côté de Sidi
Alal Tazi. Les champs bien tirés, géométriques de chaque côté des routes et
chemins. Souvent recouverts de grandes guitounes qui couvrent et protègent de
fragiles légumes. Des petites collines surplombant la platitude du Gharb. Les mosquées tout en haut, entourées d’une dizaine de maisons. La chance,
elle appartenait à peu de personnes, choisies par Allah. La chance de vivre à
Dar Gueddari ce village dégoûtant, sale et si beau à la fois. Notre forêt du douar entourant nos maisons d’arbres lestés
de fruits. Les grands eucalyptus se balançant au gré du vent. La ligne de
chemin de fer à grande vitesse reliant Casablanca en deux heures. Les deux
paons se pavanant sur les murs en faisant la roue. Si ce n’était pas de la
chance cela, que serait-ce ? ana 'asaru, j’insistais, cela se nommera la chance !
Le camion du voisin se gara à côté de chez
lui pour repartir vers le souk le lendemain matin
de bonne heure. Il avait repeint son camion, comme neuf,
d’une couleur rouge flamboyante. Ses roues étaient
peintes en noir. L’intérieur de l’habitable avait été peint en jaune. Il
descendit difficilement de sa cabine et alla directement vers
sa maison, une grande maison de briques à un étage. Il possédait deux vaches et une dizaine de moutons
avec autant de poules. Il avait une grande famille
et travaillait beaucoup. Chaque jour il partait à cinq
heures du matin pour se rendre dans un souk régional qui pouvait se trouver à
soixante kilomètres de Dar Gueddari. Il était aimable, toujours souriant. Nous l’appelions le bienfaiteur pour sa gentillesse avec les gens pauvres
et les mendiants. Son camion était toujours garé sous l’immense eucalyptus qui avait poussé devant sa maison. Il disait qu’il
était protégé. Il n’avait pas de jardin, par manque de temps, car
il revenait toujours très tard. Il avait juste un oranger dans sa cour. Sa maison était peinte
en blanc du bas en haut de l’édifice. Il la repeignait à la chaux tous les ans.
Son toit était en tuiles plates, ce qui était inhabituel dans le douar, où les toits étaient en béton. La jolie
mosquée, peinte en rouge foncé, à quelques encablures du douar, rythmait les prières du jour. Le vendredi,
tous les hommes après leurs ablutions y entraient pieds nus pour écouter l’imam. L’homme
de Dieu distillait des paroles de paix et de sagesse. Ensuite, ils se
séparaient pour manger le couscous en famille. Le vendredi était jour de repos,
sauf pour Rédouane qui continuait à manœuvrer son tracteur dans les champs d’à
côté. Les pique-bœufs le suivaient immuablement. La table était dressée sur la terrasse avec le banc et les fauteuils en
plastique. Aïcha apporta la théière emplie de thé brûlant à la menthe et les
petits gâteaux. Cela faisait toujours plaisir aux invités. Moi, c’était ma
tasse de café. Les conciliabules allaient bon train. Le boucher avait changé
d’étal, le pharmacien avait mis des fauteuils à l’extérieur de la boutique pour
que les clients se reposent. Le mécanicien avait embauché un jeune apprenti et
les gendarmes avaient changé d’uniforme. Les anecdotes n’arrêtaient pas, n’golo
n’golo disait Saïd. Aïcha alla rechercher une autre théière.
Les bougainvilliers envahissaient la tonnelle de leurs magnifiques fleurs.
C’était un bon jour. Il y avait une admirable fleur bleue au milieu des bougainvilliers, j’ignorais
ce que c’était Fourade les
trouvait splendides, j’étais content. Driss se leva pour
accompagner ses moutons dans le pré voisin. Leila l’accompagna en
sautillant. Wallid était bercé par Rachida, blotti contre sa poitrine. Tout
allait pour le mieux. Le triporteur arriva dans un tohu-bohu de clochettes. Les
femmes se précipitèrent pour voir ce qu’il avait à vendre. Rachida revint avec
de l’eau de Javel et du produit pour la lessive. Le triporteur avait
fait demi-tour, et Aicha était partie
préparer le dîner. On entendait des bruits de casseroles dans la cuisine. Les parfums seraient pour plus tard. Smaïn travaillait
seul. Préparant un examen important de l’université, il repartirait à Fès en juin. Il allait
nous manquer. Au moment de se mettre à table, un motocycliste entra dans la
cour. Il posa sa moto sur son trépied. Qui était cet individu ? Il enleva son casque, ses cheveux retombèrent
sur ses épaules, Jamila, dit Aïcha, en voilà une surprise ! C’était une
nièce d’Aïcha de Kénitra, il y avait des années que nous ne l’avions vue. Elle vint embrasser toute la famille. Oui, ma tante j’avais envie de vous
voir. Elle nous demanda l’autorisation de se changer, et
quand elle sortit de la salle de bains, chacun resta muet. Nous nous trouvions devant une jeune femme moderne,
habillée d’une jupe qui descendait à la limite des mollets et d’un corsage laissant
supposer la présence de rondeurs agréables. Dans les villes, de
plus en plus de jeunes femmes s’habillaient ainsi. Les robes longues
disparaissaient pour laisser la place à l’élégance. Jamila travaillait dans un
service de recherches de la police. Personne ne lui posa de questions sur son
travail. Aïcha lui demanda quand nous allions venir à son mariage ? Oh, ma tante pour le moment, il n’en est pas question, je n’ai pas encore trouvé l’homme de ma vie. Elle avait
faim et avala rapidement
son repas, terminé par un thé à la menthe
bien sucré et bouillant avec des petits gâteaux au miel. Les discussions
allèrent bon train jusqu’à une heure du matin. Toute la famille alla se coucher. Le lendemain
matin, dans des odeurs de thé à la menthe et de café, la famille était réunie autour de
la table. Jamila avait changé de nouveau ses vêtements. Elle avait mis un corsage à fleurs retombant
souplement sur sa jupe blanche. Elle était très jolie, c’était étonnant
qu’elle n’eût pas trouvé encore chaussure à son pied. J’avais lu, quelque part,
que les jolies femmes attiraient par leur beauté, mais nullement pour ce
qu’elles avaient à l’intérieur. C’était sans doute le cas de Jamila ! Les
hommes devaient avoir du fil à retordre avec Jamila. Elle avait du caractère.
Cela devrait lui servir dans son travail. Nous étions contents de la revoir,
c’était une jeune femme agréable et intelligente. Elle avait de la discussion
et des connaissances. Elle savait dialoguer, amener des idées et les défendre. C’était
sans doute le résultat de ses études à l’école de Police. Analyser, cerner les
problèmes et être
capable de défendre ses prises de position. Je vais vous quitter en fin de matinée, nous dit-elle. Elle avait remis son équipement de moto, relevé ses cheveux, et emboîté son casque. Sur un geste d’au revoir, elle disparut sur le chemin
de terre dans la fumée du pot d’échappement.
Toute la famille avait été contente de la
revoir. Cela m’avait donné l’idée folle d’écrire une nouvelle policière
sous le nom de : Jamila commissaire de police. Lorsque j’avais un trou
pour écrire sur mon roman, j’écrivais une page ou deux à
son sujet. C’était déconcertant
écrire deux manuscrits
en même temps. C’est à la fois intéressant et amusant de constater dans ces
moments-là une certaine corrélation d’esprit. Les idées se transmettaient de
l’un à l’autre manuscrit, se traduisaient par des mots et finalement se
ressemblaient. La première période de Jamila commissaire était dramatique. Elle
avait été gravement blessée par un voyou, lui-même abattu par les deux inspecteurs qui accompagnaient leur chef. Menée très rapidement à l’hôpital Maréchal Lyautey, Les premiers examens effectués rapidement à l’hôpital Lyautey où elle avait été transportée
démontraient que cet établissement n’était pas en mesure de réaliser une opération cardiaque. Il avait
fallu faire appel
d’urgence au professeur Mohamed Khaleb de Rabat, éminent cardiologue, pour opérer Jamila. Après ces absurdités
littéraires, j’allais fumer une pipe dans le jardin. L’histoire de Jamila m’avait
échappé et je voulais revenir à mon manuscrit. Il ne fallait pas que je me laisse aller à l’oubli de ce premier roman qui me tenait tant à cœur. Les
bougainvilliers avaient pris de l’ampleur. Il me fallait les tailler,
raccourcir les tiges, éviter de les laisser vagabonder sur la tonnelle. Quand
je disais que j’allais les tailler, c’étaient Aïcha et Driss qui allaient le
faire. Je ne tenais plus en équilibre sur l’escabeau. Je ne faisais plus
grand-chose, en fait ! Heureusement, je me servais encore de ma tête pour
écrire, cela faisait travailler mes derniers neurones. Je ne voulais pas
laisser ma cervelle s’éteindre dans le néant de l’Alzheimer. Écrire ne servait
à personne dans la famille, c’était perçu comme une lubie de vieillard. Dans
mon bureau, le doux bruit de mon clavier sous mes doigts me donnait du courage,
quand bien même je manquais d’inspiration. Il y
avait des bruits familiers et nécessaires.
C’était bientôt la fête du mouton, une tradition ancrée. Tuer était le travail de
Fourade. J’avais voulu assister
une fois au sacrifice mais je n’avais jamais plus
recommencé. Lors de cette fête, le premier repas était un plat de tripes suivi le soir, de la tête du mouton
grillée. Je m’abstiendrais de déguster la viande,
la vue de cette pauvre bête désossée me donnait envie de vomir. J’étais sans
doute une petite nature… Je l’avouais sans peine. Le
lendemain ce serait les côtes grillées sur la braise. Toute la famille se régalerait,
sauf moi qui me priverais de viande. Les bons morceaux placés au congélateur
seraient réservés aux repas de famille exceptionnels. J’étais content, c’était
terminé. Aïcha et Rachida brossèrent énergiquement la terrasse pour éliminer
les dernières traces de sang. Elles la désinfectèrent à l’eau de Javel, pouah, quelle horreur ! Les géraniums grimpants avaient une capacité de résistance énorme pour survivre vaillamment à tous les produits balancés sur la terrasse qui arrivaient jusqu’à leurs pieds. J’aimerais
trouver
quelque chose pour éviter la pollution par les produits ménagers de ce petit
bout de terre. Je suis toujours en guerre contre quelque chose... C’était évident que nos deux ménagères ne comprenaient pas
mes propos sur la pollution. Ce bout de terre, j’y tenais. Je voulais qu’il reste propre, que l’on puisse y planter de la salade sans risque. Pour elles c’était de la
faribole, elles me prenaient sans doute pour un fou. Ali était maboul ! C’était
très difficile d’expliquer à des paysans, par ailleurs conciliants, qu’il fallait protéger la terre. C’était ce que nous avions
fait jusque-là avec les arbres fruitiers. La bordure de fleurs n’était pas une
priorité, c’était de l’herbe. Ali et ses fleurs c’était sacré. Les fleurs venaient
du ciel, envoyées par le Plus Haut. Leurs couleurs reflétaient notre humanité. Prenons soin d’une fleur et un peuple d’humains
sera protégé. J’y arriverais, je forcerais le destin de ce bout de terre. J’allais construire une
rigole en béton, ou plus précisément,
c’est Abdelkader
qui allait la construire, et ainsi les eaux usées
s’évacueraient hors de notre terrain. Mes géraniums auraient une autre vie. L’on ne touchait pas aux fleurs d’Ali, c’était défendu. On pouvait se pencher pour les sentir et les regarder, mais c’était
tout ! Non, mais alors, il ne fallait pas me pousser, scrongneugneu !
Si Leila avait été là elle aurait hurlé de rire. Un peu d’humour faisait du
bien pour éviter les petites complications.
Le problème de mes géraniums étant réglé au mieux avec Aïcha et Rachida, je m’étais
remis au clavier de mon ordinateur. Je voyais l’ombre de mes eucalyptus se
balancer devant la fenêtre comme si c’était ses propres branches. Les nuages
défilaient sur le ciel bleu, suscitant des images fugaces. Le comportement de ces nuages donnait à mes réflexions des rêves
différents. Cela soulageait l’esprit, calmait nos ardeurs, rehaussait le niveau de nos idées. Se laisser aller aux vues
de l’esprit, se bercer d’illusions, les yeux emplis de paysages sublimes. Inch
Allah, m’aurait dit Smaïn. Un laurier sauce avait conquis son bout de terre en
s’appuyant sur le mur de clôture en
briques rouges. Les moineaux à leur tour avaient pris possession du laurier avec leurs cris stridents, ssri, ssri, ssri. Tout ceci était à moi, les
arbres, les oiseaux, les fleurs, c’était le paradis. Cela m’avait été donné.
J’étais heureux, d’un égoïsme fol. Lio était monté sur le mur et se moquait des
barbelés en se promenant tout du long pour essayer d’attraper les moineaux. Le
merle noir dans l’eucalyptus lançait son cri bref et répété, tjink, tjink,
tjink, les oiseaux avaient leurs codes, leurs chants. C’était beau le paradis
avec les oiseaux. Leurs magnifiques couleurs alliées à leurs chants mélodieux emplissaient mon cœur de bonheur. Leurs gazouillis
dans toutes les tonalités musicales me remplissaient d’extase. Bizet avait dû les écouter pour composer ses opéras. Les pinsons et les
rossignols avaient dû le guider vers le sublime Carmen. Que de chefs-d’œuvre composés avec
l’aide des chants oiseaux. Ceux d’un Debussy au vingtième siècle, rompant avec
la routine du conservatoire, s’envolant vers des horizons nouveaux. Chantez,
oiseaux de mon cœur, chantez jusqu’à casser les vitres de mon salon. Ssri,
ssri, ssri, tjink, tjink, tjink, allez, chantez, perturbez l’air de vos
stries de violons et de violoncelles. C’était magnifique, comme dans mon
jardin, nous écoutions un concert improvisé. Ssri, ssri, ssri font les moineaux
rieurs, en sautant de branche en branche pour échapper à Lio. J’aurais voulu
moi aussi m’envoler et rejoindre ces petites boules de plumes sur leurs
branches. Je recommençais à rêver. Je laissais là ce rêve pour revenir au présent. Lio était redescendu, dépité d’avoir
été filouté par les moineaux. Pilou, comme d’habitude, s’était couché sur mes
pieds de tout son long. Je sortis du bureau, m’assis sur le banc et bourrais ma
pipe. La fumée suivait le vent en s’envolant entre les arbres. Aïcha et Rachida
écossaient des petits pois et mutilaient des haricots verts. Leurs couteaux ne
faisaient aucun cas des pommes de terre
épluchées vigoureusement. J’avais voulu prendre part aux travaux, je m’étais
fait refouler par un : « nous allons le faire ». Plus rien à dire, donc ! L’ordre
féminin était établi, silence dans les rangs. Je m’étais sagement rassis sur le
banc en tirant sur le tuyau de ma pipe. Pilou était revenu sur mes pieds,
conscient de ma défaite. Driss arrivait, l’on entendait sa mobylette pétarader
sur le chemin qui effrayait les poules du voisin. Il avait un sac de farine
entre les jambes. Il posa le sac sur la table avec un soupir de soulagement. Il
s’assit à côté de moi et but un grand verre de thé préparé par Rachida. Il
n’avait pas fini sa journée. Il sortit ses moutons dans la prairie en les suivant de son pas un peu traînant. Arabie arriva, coiffé de sa térésa
aux multiples clochettes multicolores. La térésa était une coiffure au style
bien particulier. Il s’assit sur le banc. Aïcha apporta le thé à la menthe et
les petits gâteaux et chacun se servit. Comme
d’habitude, je pris du café. Arabie avait
laissé sa petite charrette devant la porte. Son âne laissait tranquillement passer le temps. Un camion s’était renversé sur le chantier de construction de
l’autre côté de la ligne de chemin de fer. Il s’était embourbé à l’approche des
immeubles et couché avec son chargement. Il n’y avait pas de blessé. Arabie
était au courant de tout, et
avec la participation de sa grande famille, il était la radio du douar. Bien pratique pour avoir des informations. Il nous disait
qu’il n’aurait pas la production de maïs espéré, c’était une mauvaise année. Il
travaillait beaucoup avec des moyens adaptés à sa situation. Rédouane labourait
ses champs et fauchait sa luzerne, ses maïs et ses blés, arrachait les betteraves. Il ne faisait pas cela gratuitement, il fallait le rétribuer. Comme Arabie n’avait pas les moyens d’acheter un tracteur,
alors, il lui fallait passer par
Redouane, et même si celui-ci ne
prenait pas les autres à la gorge, c’était difficile de le rémunérer. Jamel brayait, il
avait faim, Leila lui apporta son biberon. Il était comme Wallid quand il était affamé, il le faisait savoir. Arabie survivait grâce à
sa nombreuse famille, qui l’aidait quelque peu. Sa terre aurait dû être cultivée par lui seul, mais ce n’était pas
possible. Le prix des semis avait considérablement augmenté. Tout était
démesuré, en contre production. Comme en Europe, seules
les grandes exploitations survivaient ! Les petites exploitations
s’appauvrissaient petit à petit, sans moyen de retour. Ils étaient obligés de
vendre et se retrouvaient démunis. La politique
de l’argent m’a toujours dégoûté, et cela n’a pas changé. J’aurais souhaité le partage et non
l’exploitation. De nombreuses petites
exploitations agricoles disparaissaient
dans le Gharb. Elles étaient reprises par des coopératives agricoles ou des
groupements d’agriculteurs. Le long de l’autoroute de Tanger, sur des dizaines
de kilomètres, s’alignaient de grandes guitounes protégeant les bananiers sur
des terres autrefois stériles. Combien de temps les paysans du douar résisteraient-ils à la pression des plus
gros ? Nul ne le savait ! Arabie se leva, ajusta sa Térésa sur sa
tête, monta dans sa charrette et rentra chez lui. Pour
nous c’était l’habitude, mettre la table, préparer les plats et les
assiettes, les verres, et disposer les couverts suivant la règle préconisée par Aïcha. Une bouteille d’eau de
source d’une contenance de cinq litres était transvasée dans
une bouteille d’Oulmes à l’aide d’un gros entonnoir. L’eau de la ville était
infecte. En plus de l’eau de source achetée chez l’épicier, nous avions celle puisée à Sidi Yaya chaque semaine. A table ! Mot d’ordre d’Aïcha. Chacun s’asseyait et se servait à sa convenance. Ce soir, lentilles
et saucisses de dinde les accompagnaient. Cette plante annuelle
est intéressante et largement cultivée, car riche en protéines et en
féculents. Les gousses qu’elle produit renferment deux graines rondes
aplaties au taux
exceptionnel en vitamine C et en Fer, information récoltée sur Wikipédia, une mine d’or,
où l’on trouve de tout, depuis l’acarien jusqu’aux
chauves-souris. Internet recèle des trésors de renseignements complets
sur des sujets variés, comme l’histoire ou la provenance de l’eau du lac Titicaca. C’est mon dictionnaire d’informations personnel. Mon esprit fonctionnait en
zigzag. J’allais de droite à gauche, toujours à la recherche du moindre
renseignement. Je fouillais l’intérieur de mon cerveau pour trouver la
transition nécessaire vers l’information. Nadia berçait Wallid, son fils dans ses bras tout contre sa poitrine. Elle était venue près de nous pour nous montrer son
trésor et nous souriait, heureuse. Driss tapotait une
clef contre la table, sans doute pour transmettre une information codée au
bébé. Je regardais le mur blanc qui supportait la grande porte en fer. Il
m’était devenu comme infranchissable, encore un rêve abscons. C’étaient des
chutes d’idées incompréhensibles qui s’empilaient les unes
sur les autres sans autre nature que de marquer l’esprit ! J’étais un
faiseur de miracles, d’actions imaginaires qui m’emplissaient la cervelle. Cela
devait quand même me servir à quelque chose, si non, pourquoi cela serait- ils
si fort Un moineau culotté était descendu sur la table grignoter des
petits morceaux de pain. Ssri, ssri, ssri, et en plus il se manifestait,
s’imposait. Il s’envola d’un coup, pour rejoindre le laurier qui
l’accueillait. Je vivais avec une sorte de double vue, celle de l’esprit et celle de mes yeux. Je ne savais plus
quelle était la réalité, tellement ces deux vues se confondaient. Un ami m’avait dit que c’était normal, un artiste avait deux visions de
ce qui l’entourait. Regarde m’avait-il dit les tableaux de Picasso, crois-tu
qu’il les voyait vraiment ? Il les imaginait tels qu’il les voyait, pour lui,
c’était une réalité. Merci pour l’artiste, l’ami, tu m’as fait grandir un peu. Le
mur blanc avait repris sa signification, le rêve avait disparu. Leila
nourrissait au biberon le petit âne joli. C’était comme dans une peinture de l’Ancien
Testament. Nous en étions tellement loin et pourtant, l’âne, l’agneau, le pain
cuit au four, les repas autour de la table donnaient une image antique de notre
famille. Oserais-je dire biblique ? Ce petit âne que Leila nourrissait au
biberon était une image que j’adorais. En fait je devais être dépassé et laissé
pour compte. Je faisais partie de l’ancien temps, celui de la brouette et du
char à bœufs. Je n’étais plus dans le coup, j’étais devenu un vieux con. Il
fallait m’y faire. C’était une façon de finir sa vie tranquillement, sans à-coup,
sans accroc, en évitant de prendre parti. Ainsi va la vie ! C’est vrai, à la campagne l’on pouvait encore vivre à sa manière. Cela me
suffisait pour être heureux. Je ne regardais plus la télévision depuis de
longues années. Je restais dans mes songes, dans mes rêves. Je voguais au gré
de l’infini diffusé par mon cerveau. J’en avais vu des pays, je connaissais le
monde sans m’être beaucoup déplacé. Ce que vous aviez dans la tête était d’une
complexité outrageante. Vous seul connaissiez le secret de vos cellules. Je n’avais
aucune confiance dans tous ces spécialistes du cerveau, psychologues,
neurologues. Le seul en qui j’avais confiance, c’était Pilou, mon chien, lui me
connaissait. Il ne cherchait pas à me torturer l’esprit pour connaître de quel côté
j’étais ? Lorsque j’admirais la nature, je pensais que tout cela était
bien désuet. Mes fleurs de bougainvilliers reflétaient tout autre chose que les
conditions de vie vues à la télévision. Ces magnifiques fleurs ouvraient sur le
bonheur d’être vues, éclairaient l’environnement de leurs multiples couleurs. C’était
un éblouissement permanent. Mes yeux ne pouvaient se détacher d’elles. C’était beau, c’était reposant. Je n’avais pas besoin de la télévision, je
recevais beaucoup plus avec mon jardin et Pilou. Les
ssri, ssri des moineaux dans le laurier étaient bien plus impressionnants que
les jacasseries stériles de la télé. Bien, j’allais de nouveau dans mon bureau,
essayer de taper quelques mots sur le clavier, suivi de Pilou. Lio, jaloux, vint
se coucher sur mes genoux. Il me léchait les mains de sa langue rugueuse. Admettez
qu’il ne fallait pas grand-chose pour être heureux. Les animaux sont le trait d’union indispensable au bonheur. Je voyais la fumée noire sortir
de la grande cheminée de l’usine de sucres. C’était l’époque de la betterave, et,
comme pour la canne, des dizaines de camions attendaient leur tour sur la
route. Petit à petit la file s’étiolait. Je pensais à l’accident qui avait eu
lieu précédemment. Depuis, le camion avait dû être réparé, et remis en
activité. C’était tout le capital du propriétaire. Plusieurs jours sans
travailler et le bénéfice s’enfuyait. Il fallait travailler, il y avait le chauffeur
à payer, l’assurance du camion, le fioul, l’entretien. C’était une toute petite entreprise, un camion, un chauffeur employé à plein temps au
moment du sucre. Ensuite, c’était suivant la demande. La fumée sentait mauvais,
le vent l’amenait jusqu’ici. Je voyais mes canards se dandiner de cette curieuse démarche dont ils avaient le secret.
J’étais allé
consulter le médecin aujourd’hui, j’y allais tous les
trois mois, pour le renouvellement de mes médicaments. Je
lui avais remis une série d’analyses sanguines qu’il
m’avait demandées. Il était satisfait, tout était parfait.
Le régime qu’il m’avait demandé de faire avait été efficace. J’avais perdu en glycémie plus de deux grammes, de 2 gammes 66 à o gramme
76 ! Ce médecin prenait beaucoup de temps pour expliquer le fonctionnement
de notre corps. Ma forte glycémie était due à un excès de fruits et de miel. J’avais supprimé le miel le matin et les fruits la
journée, et le résultat était là.
Devant ce résultat positif, il m’autorisait à manger un fruit de temps en
temps. J’étais très satisfait, car j’avais été au bord des injections d’insuline, Dieu merci, je n’en avais plus besoin.
J’adorais les fruits, mais je m’étais fait une
raison. Manger une dizaine de mandarines par jour, c’était terminé. Je devais
faire attention à mon alimentation. La gourmandise est un vilain défaut. Les gâteaux à la crème d’Aïcha
n’étaient plus pour moi. A mon anniversaire je vais lui commander une tarte
aux pommes sans crème. Et j’en prendrai seulement
une part, à mon grand regret ! Je devais faire attention à beaucoup de choses. Je n’avais jamais
bu beaucoup de soda, je n’aimais pas cela. Je ne buvais que de l’eau de source.
Je devais traquer partout le sucre, mon ennemi partout, même dans mon alimentation habituelle. Les pommes de terre, les
pâtes contenaient du sucre, il fallait s’en méfier comme de la peste
ou du choléra.
Jamel brayait pour avoir son biberon de
lait. Encore un qui avait tout compris. Il
suffisait de crier pour être servi. Leila était de service, elle était heureuse
de nourrir Jamel. Elle caressait son museau tout
blanc, et il fouettait l’air de contentement avec sa
queue. C’était un gros bébé aux grandes oreilles toutes droites. Il avait des
taches noires sur le corps, comme si sa robe avait été endommagée. Il était
beau, tout petit, pas plus haut que la table de la terrasse. Dans quelques mois,
il serait assez solide pour porter Leila sur son dos et tirer la petite carriole.
Il ne grandirait pas autant que. Bibi, qui était trop grand, trop
fort, et me faisait tomber. Jamel, un
petit âne gris de Provence, n’aurait pas ce défaut ! Nous
l’aimions déjà beaucoup. La ménagerie s’était agrandie, avec le cercle de
famille. Tous ces animaux nous apportaient de la
joie. Pilou suivait Jamel dans le pré, il voulait en faire son copain. Les
animaux avaient des atomes crochus, ils se comprenaient entre eux. Ils
parlaient tous la même langue. Nous étions faits pour nous entendre, pour nous
comprendre. Hi-han disait Jamel, bêêê, répétait le bélier dans la bergerie,
tout s’enchaînait. Je fumais ma pipe sur le banc de la terrasse
en écoutant les conversations entre Jamel, les moutons,
les caquètements des poules de Rachida et les roucoulements des pigeons du
mokkadem, conversations qui présentaient des hauts et des bas, suivant l’intensité de la discussion engagée. Je laissais mes pensées naviguer au gré de
ces discussions animales. Je m’arrêtais sur le bêlement
du bélier enfermé dans la bergerie. Que voulait-il dire ? Mais
laissons-les partager des secrets… Ma pipe s’était éteinte, je la rallumais avec mon briquet. La fumée à
nouveau s’échappait du tuyau avec volupté. Je regardais le ciel s’assombrir doucement avec le crépuscule. J’aimais cette période où le soleil
disparaissait, semblant sombrer dans l’océan. Driss avait allumé les lampes qui
redonnaient de la couleur au jardin. Les fleurs étaient
de nouveau à la fête. Leila avait remis la table sur
la terrasse. Elle disposait consciencieusement les couverts en place avec ces fauteuils en plastique que je n’aimais pas du tout. J’abhorrais tout ce
qui était plastique. Je m’engueulais souvent avec Aïcha qui achetait ces petits meubles de pacotille parce qu’ils n’étaient pas chers. Je ne le supportais pas. Un jour je ferais le ménage
en les remplaçant par
des meubles en bois, du naturel. Ce n’était pas indispensable d’acheter des meubles de style, mais au moins des meubles solides et tous simples. Je le ferais, je le savais. J’aurais ainsi la joie de m’asseoir sur des sièges fabriqués par des artisans,
façonnés avec amour. La civilisation du plastique, très peu pour moi. Au souk, ils
étaient en grand nombre sous les guitounes. Des tables, des
tabourets, des fauteuils et autres bricoles. Je faisais un détour en voyant ce bric-à-brac. Je me dirigeais toujours
vers les tapis et les vieilles lampes. Les tapis étaient des merveilles, ils
étaient très beaux, mais malheureusement hors de portée pour mon portefeuille. Un
jour peut-être ? Je passais devant le coin aux volailles. Les pauvres
poulets ne faisaient pas long feu, égorgés, vidés, plumés à la vitesse de la
lumière. Cela se faisait presque à la chaîne tellement il y avait de clients. Un grill attendait les poulets, coupés en morceaux et jetés sur la braise. De petites tables étaient placées là
pour le confort des consommateurs. L’odeur de grillé emplissait l’espace et attirait de nouveaux clients. Le
grilleur ne chômait pas, il réclamait à tue-tête du charbon et du poulet. Il
retournait sans cesse les morceaux de poulets sur la braise pour que la viande
soit à point. Je m’étais assis dès qu’une place s’était
libérée. Il me servit une cuisse bien dorée avec de l’eau
d’Oulmès. Sa casquette, la visière à
l’arrière, à l’américaine, lui tombait sur le cou, la calotte était beaucoup
remontée sur le front. Je n’avais pas voulu de frites, juste du poulet. Il y
avait beaucoup de bruits avec les harangues des vendeurs et de leurs
porte-voix. Les automobiles se frayaient difficilement un chemin dans ce
capharnaüm. Le souk était un endroit particulier, où se mêlaient sans
distinction tous les commerçants et artisans de la région. C’était l’endroit où
tout se vendait du poulet grillé au tapis richement décoré. C’était également
l’endroit des réparations utiles et rapides. Le fer à repasser avait des
faiblesses, le réparateur faisait son office pendant que la propriétaire
continuait son marché. Il y avait également toujours, au même endroit pour le retrouver à coup sûr, le couturier. Muni de sa machine à coudre qu’il transportait jusqu’au café
pour l’électricité, il recousait les déchirures des vêtements. Même
chose pour le cordonnier qui
réparait sur place les chaussures, y compris les semelles.
C’était un monde perdu en Europe, mais toujours en activité au Maroc, tellement
pratique pour la population. Le coiffeur officiait également à côté de
la pharmacie. Il
avait une bassine sur une petite table avec de l’eau pour raser la barbe. Je n’aimais pas ce procédé. Je préférais
aller chez mon coiffeur habituel avec des règles d’hygiènes rigoureuses. La
tondeuse était désinfectée avant l’utilisation, ainsi que le rasoir brûlé à la
flamme, des règles qui me plaisaient bien
et qui n’existaient pas au souk, où l’hygiène était plus qu’aléatoire. Il y avait également le coin aux
bestiaux. Les moutons étaient parqués dans un enclos préfabriqué. Pour finir,
j’adorais le coin des plantes que je ne manquais pas de visiter à chaque fois. C’est là que j’achetais oliviers, mandariniers et figuiers. Je regardais avec
intérêt et envie toutes les plantes. Les maraîchers me
connaissaient, nous avions de bonnes fréquentations. J’allais vers l’un deux et
lui serrais la main. Il savait que je reviendrais le
voir pour lui commander quelques arbres fruitiers. Il
parlait français et me conseillait dans l’achat des plantes. J’écoutais
toujours les spécialistes. Je lui dis au revoir, je tournais les talons et je
me dirigeais vers les chariots pour rentrer au douar, fatigué, avec un mal de crâne dû aux bruits du
souk.
Assis sur mon fauteuil du jardin, je laissais
passer les minutes sans rien penser. C’était bon de rester assis ainsi, le dos
collé au dossier. Driss rentra avec des bidons d’huile,
précédé par la fumée de sa mobylette pétaradante.
J’allais lui chercher un verre d’eau qu’il but d’un trait. Aïcha lui ferait un thé plus tard. J’avalais un Doliprane
effervescent pour évacuer mon mal de tête. Je pensais au réparateur de petites
machines électriques du souk. Quand j’étais passé, il réparait un grille-pain. Le jour du souk, la station de taxis était déplacée de cinq cents
mètres. Cela n’arrangeait pas les affaires des clients, en particulier ceux qui
avaient du mal à se déplacer. Le souk s’étalait sur plus d’un kilomètre,
c’était l’un des plus importants de la région. Tous les jeudis, des centaines
de commerçants et d’artisans prenaient position sur les trottoirs et la
chaussée de Dar Gueddari. Ils vendaient leurs produits à la sauvette. Les œufs
se vendaient très bien, des milliers dans la matinée. Il y avait un aliment dont je me méfiais, c’était le poisson. La sardine était proposée, mais si
loin de Kénitra, je n’avais pas confiance en la fraîcheur du produit. Allons, j’avais fait le tour de
ce qui me tourmentait, je tirais un trait et j’oubliais les histoires du souk. Driss
conduisit ses moutons à la prairie avec Jamel, trop content de changer de coin. Dans mon bureau, j’essayais de trouver de
quoi agrémenter mon récit, ce n’était jamais facile. Il fallait être
inventif, toujours inventif pour exprimer une idée qui aboutirait dans une partie du texte. Inventer est le propre de l’auteur.
Inventer une histoire c’est toute une histoire. Comment imaginer le début qui me mènerait finalement au terme, à celui que j’aurais choisi comme finalité. Pour le moment je n’ai pas la queue d’un bout de
récit. Ne riez pas, cela viendrait, je n’en doutais pas ! Parmi mes idées qui s’entrecroisaient, l’une allait jaillir et avec elle tout le
récit. Je le savais que tout était là dans mon esprit. Tout résonnait comme le
tambour de la fanfare, nous y étions, il n’y avait plus qu’à aligner les mots
pour vous les confier.
LE ROSEAU ET L’OISEAU
Tu me fais mal
Dis le roseau
A l’oiseau posé
Sur sa branche
Tais- toi dit-il
Je ne pèse que quelques grammes
Ma présence t’embellit
Ta branche
Plie et s’assouplit
Tu me fais mal t’ai-je dit !
Envole- toi,
Le chêne serait heureux
De t’héberger
Qu’ai-je à faire du chêne
Quand je me balance
Au gré du vent
Sur ton dos
Ta grâce
Ton élégance
Rehaussent ma présence !
Le roseau, de douleurs
Se tordit, se rompit
Le moineau tomba à l’eau !
C’est cet autre poème que je voulais ajouter
pour me faire plaisir.
Avais-je réussi ? je l’espérais… Ces mots jetés
sur le papier sans rime, mais avec l’idée bien ancrée de vous plaire et de vous
changer les idées. Ces mots qui exprimaient l’émotion étaient à vous, tous à
vous. Je n’en retirais aucun. Le rêve disparut comme il était venu et me laissa seul avec ma pipe et mon tourment littéraire. Dieu
seul savait pourquoi le rêve apparaissait et disparaissait. Les nuages
peignaient des figures abstraites sur le ciel bleu. Des images qui très vite se
déformaient sous la poussée du vent. Elles
nous donnaient une interprétation fantaisiste de leurs tableaux. Sitôt vus,
sitôt déformés. Le vent ne pardonnait pas. Il jouait avec le réalisme des
figures réalisées par les nuages. Je me concoctais un monde de lumières, de
couleurs, de formes infinies. Je voyais le Paradis à travers ces nuages, l’image du Paradis que je m’en faisais. J’aimerais
entrer dans un monde sous l’hospice de Carmen, l’opéra de Bizet et les toiles
de Picasso. Tant de beauté, de génie acquis avec l’aide de Dieu. Tant pis,
survolons les problèmes et rejoignons Bizet et sa portée par le rêve. Je le
voyais aligner les notes, déchirer les papiers, recommencer. Content de lui,
chantonner les notes qu’il avait écrites. La rose que tu m’avais jetée. Ah, Carmen femme de feu et de sang, tu m’avais trahi,
m’oubliant avec le torero, roi des arènes… Quel magnifique opéra, les notes s’enchaînaient, géniales
jusqu’au final. J’avais réussi à le faire
écouter à Smaïl, un tour de force ! Que voulez-vous faire après un tel chef-d’œuvre ? Nous étions tout petits devant le génie, nous n’étions rien. Il fallait
se résigner à sa condition d’homme ordinaire. Nous étions des millions d’hommes
et de femmes ordinaires. Il ne pouvait y avoir plusieurs millions de génies. Redevenu un homme ordinaire, donc, je fumais ma pipe en envoyant la fumée vers le feuillage des arbres, Pilou, mon bon chien allongé
sur mes pieds. Après toutes ces digressions, pas facile de revenir aux
réalités. Jamel avait faim, Leila était l’infirmière de service avec son
biberon d’un litre. J’étais amusé de cette scène qui se répétait plusieurs fois
par jour. Le mois prochain, ce serait terminé, Jamel serait nourri
exclusivement de fourrages. Une poule de Rachida venait picorer entre mes
pieds, agaçant Pilou mécontent d’être dérangé dans son domaine. Aïcha
remplissait la citerne sur la terrasse. J’avais toujours peur qu’elle tombe. J’allais faire poser une barrière, je serais plus
tranquille. Il y avait beaucoup de petits travaux pénibles pour les femmes de
la maison. L’escalier pour monter sur la terrasse était raide, peu pratique,
et les femmes
avaient du mal à monter le linge à étendre. Il faudrait le rendre plus facile à monter,
surtout pour Nadia. La maison se transformait petit à petit. De tous petits
travaux qui l’embellissaient. Le dernier avait été le déplacement du moteur de la climatisation de mon bureau. La
suppression du tube et du fil sur le mur de façade avait donné un tout autre aspect au mur. Le carrelage était
toujours prévu, mais doucement, doucement.
L’argent ne se trouvait pas dans l’assiette. Les fissures du bureau
avaient été bouchées par Abdelkader. La peinture restait à faire, comme la modification de l’électricité. Mon bureau était mon
havre de paix et de travail. C’était la pièce que j’occupais le plus longtemps
dans la journée. L’ordinateur était la pièce clef, et sans lui, je n’existais plus. Il dispensait les mots et
les phrases sous l’impulsion de mes doigts. C’était magique, je tapais sur les
touches et les mots s’alignaient sur le papier. Hourra, c’était un hurricane,
un cyclone, les mots volaient, s’alignaient, concordaient. C’était le jour
avec, le jour où je trouvais une suite à mon histoire. Le jour où ma cervelle
répercutait ses réflexions. C’était beau, c’était grand. Lorsque l’hurricane
était passé, alors, le calme revenu, je piochais à nouveau au fond de mon
cerveau. J’essayais de trouver un mot qui s’accordait au précédent. Il paraît que c’est ainsi que travaillaient les
plus grands. Ils passaient d’une activité intense à une activité limitée. J’ai
retrouvé cette merveilleuse citation de Molière, difficile à imiter. <<vous
aurez beau faire Monsieur, dit la jolie marquise, vous n’aurez pas mon cœur……Je
ne visais pas si haut, Madame.>> Molière l’une des figures de proue
de la littérature française. En quelques mots, il résumait une belle et
pittoresque situation, et avec quel panache ! Ah, si je pouvais écrire
ainsi, avec tant de subtilité. N’en parlons plus. Je restais caché à l’abri de
mon enveloppe, ne l’ouvrez pas, vous risqueriez de déchirer mon esprit. Après
avoir relu Molière, il m’était difficile de renouer avec mon dialogue <<vous
aurez beau faire Monsieur, me dit un lecteur, vous n’aurez pas le succès escompté…….je
ne visais pas si haut, Monsieur>> Bof, à côté de Molière cela ne valait pas tripette. Pourquoi imiter, c’est idiot. Soyons nous-mêmes. Exprimons nos propres
opinions, notre propre littérature, les lecteurs jugeront.
Rachida voulait raconter une histoire à Leila. Écoute-moi
bien mon enfant, Jamel avant d’être chez
nous à Gueddari était un ange, il avait été désigné par Allah pour s’occuper
des ânes malheureux et malades. Il arrivait et les guérissait de tous les maux,
les blessures et les maladies. Il pouvait intervenir quand un maître
maltraitait un animal en soulageant ses blessures. Il aidait à tirer un chariot
trop lourd sur les chemins de terre. C’était le compagnon fidèle de l’ange Gabriel.
Un jour, il aperçut un maître qui rouait de coups un vieil âne. Celui-ci était
tombé à terre et ne pouvait plus se relever. Jamel perdit à ce moment-là son
statut d’ange. Il se révolta, il poussa le maître qui tomba et se fractura les
deux jambes. Allah sanctionna cet acte interdit chez les anges, en ramenant
Jamel sur la terre.
-N’oublie
jamais que Jamel volait et était un ange, soit très gentille avec lui. As-tu
compris ?
- Oui tatie
Leila
alla se coucher et s’endormit rapidement après avoir entendu cette belle
histoire. Rachida avait la faculté d’inventer des
histoires pour les enfants. Wallid en profiterait ! Les histoires avaient
toujours permis aux enfants de s’endormir en faisant de beaux rêves, des rêves en couleur. Les adultes avaient
perdu cette faculté. Seuls les enfants naviguaient
encore sur les eaux bleues. Je m’asseyais de nouveau dans mon bureau.
L’ordinateur clignotait, le clavier attendait que je pianote sur ses touches.
C’était parti. Demain, nous irions aider un voisin à déménager
son fils avec le camion de Driss, le frère d’Aïcha. Il habitait à Sidi Alal Tazi, une grosse
bourgade à une vingtaine de kilomètres de Gueddari. Il reviendrait chez ses
parents : Le prix du loyer était très
cher et il voulait se marier et faire
des économies. C’était toujours la guerre du flouze. L’argent était la plaie du monde. Le muezzin de la
mosquée du hameau annonçait la prière du soir. En dehors du vendredi, les
hommes n’allaient pas à la mosquée. Ils priaient sur un petit tapis dans le
salon de la maison. Aïcha servit une
grande théière de thé à la menthe, brulant et très sucré, et pour moi, une tasse de café sans sucre avec, en accompagnement, les petits gâteaux au miel
servis dans un petit plat décoré. L’odeur de la menthe embaumait la pièce. Je
n’avais jamais compris comment les Marocains pouvaient avaler sans problème un thé aussi
bouillant. Mon café était
toujours trop chaud, j’attendais avant de le consommer. La discussion était
revenue sur Jamila. Je n’y participais pas, je ne la connaissais pas assez. Je
retournais à mon clavier. Ici était un endroit exceptionnel. Mon coin à moi,
tout à moi. Personne ne venait me déranger, je pouvais écrire sans problème.
J’écoutais également la musique que j’aimais. En dehors des opéras, de la bonne musique de variété avec Jean Ferrat,
Mouloudji, Brassens, Brel, Maurane et tous les autres. J’adorais si vous
l’aviez déjà compris Carmen de Bizet,
opéra que
j’avais écouté une dizaine de fois. Le Boléro de Maurice Ravel que j’ai
également écouté à de nombreuses
reprises. C’étaient deux chefs-d’œuvre qui m’avaient particulièrement
impressionné la première fois que je les avais entendus. Ils étaient restés
dans ma mémoire, je les connaissais par cœur. Mon bureau était comme un petit
appartement. Je m’y sentais bien, surtout quand ma prose s’alignait
correctement. Tout baignait dans ces moments-là, c’était le nirvana, je
planais. J’avais trop de mauvais moments dans l’écriture pour bouder ces
moments d’euphorie spirituelle. Ah, madame, j‘étais heureux, les mots se
suivaient et ne se ressemblaient pas, les
verbes étaient en harmonie avec la phrase en cours et le
chapitre évoluait sans
difficulté. C’était un jour avec, le cœur battait à son rythme, le cerveau
fonctionnait parfaitement, alimenté par une dose suffisante de glucose, merci
docteur. J’étais heureux, j’avais envie d’ajouter un poème sans rimes, comme
cela, pour me faire plaisir.
TU JOUES AVEC MON CŒUR
Je t’ai avoué mon amour
Tu l’as refusé
Je t’ai offert le jour
Tu l’as récusé
Je t’ai offert la nuit
Tu t’en es amusée
Je t’ai offert de fleurs
Tu m’as laissé en pleurs
Qu’ai-je fait
Pour ne mériter que mépris ?
Aurait-il mieux fallu
Que je ne dénonce pas,
Mon amour
Que j’étais épris ?
Les femmes
Sont-elles toutes ainsi
A jouer au chat et à la souris ?
Ah quelle infortune
Que cet amour
Qui m’importune
Qui m’emplit le cœur
Me fait mal à l’âme
Je t’aime, je te le dis
Je l’affirme, tant pis !
C’étaient de petits mots que j’inscrivais sur le
papier, mais ils me faisaient du bien, si petits étaient-ils. Ils exprimaient un moment d’émotion et un
peu de mon intimité en cette journée. Assis sur mon fauteuil à roulettes, je fumais ma pipe,
tellement heureux que les murs s’en apercevaient, en
reflétant ce bonheur par des lueurs fugaces sur les couleurs des murs. Les
objets avaient une âme. La cuillère brillait sous la lumière de la lampe de la
cuisine. Tout avait une vie, différente, certes, mais la vie s’incrustait dans
chaque chose. L’on s’y attachait, ne dites pas le contraire. La vieille chaise
en bois, au coin de la cheminée, n’était-elle pas
un objet auquel vous étiez attaché avec un sentiment particulier. Chacun de
nous était enchaîné aux objets de la maison. C’était ainsi et nous ne pouvions
rien changer. La valeur de chaque objet – pas une valeur marchande, une valeur sentimentale- pesait lourd dans les images qu’il faisait ressurgir. Une simple lampe de poche allumait dans le cerveau le
souvenir de promenades dans la nuit au bord de l’eau ou bien
dans le jardin où je pouvais revoir des fleurs recroquevillées dans leurs pétales jaunis. Le bonheur était peu de
chose en fait, c’est l’idée que l’on s’en
faisait qui comptait. Leila, ma petite fille, m’apportait chaque jour une immense dose de bonheur. Pilou contribuait à me construire de belles journées.
Aïcha donnait l’alpha et l’oméga dans notre vie, le commencement et la fin de
notre destinée. Que pourrais-je demander de plus ? J’avais tout ce que
j’avais souhaité, une épouse aimante, une petite fille pour la fin de ma vie.
Une maison pleine de gaieté au milieu de fleurs et d’arbres fruitiers. Il ne m’en
fallait pas plus. Une Masérati, mon Dieu, qu’en ferais-je ? Un château,
pourquoi faire, vingt pièces, des tableaux, des domestiques, oh, la la,
laissons cela aux malheureux du cervelet. Le paraître leur semblait important, mais
pour moi, ce n’étaient que fariboles. Les messieurs et mesdames **de**,
bof, je m’en moquais, ils ne m’intéressaient
pas. Les nouveaux riches, barons de la finance qui s’achetaient des châteaux
sur les bords de Loire, là encore, je m’en foutais ! Nous étions si bien à
Guéddari dans le calme de la campagne, entourés de voisins agréables. Il
fallait savoir ce que nous voulions et nous le savions. Deux choses
m’enquiquinaient, deux amies étaient loin de moi et j’aurais
aimé qu’elles soient plus près. Leurs discussions étaient
enrichissantes, leur intelligence rejaillissait forcément sur moi. J’aimais
leur franchise, le tranchant de leur verdict sur mes manuscrits. Elles
m’apportaient énormément dans l’écriture. L’on ne pouvait tout avoir, ce serait
trop beau !
Après
ma douche matinale et mon petit déjeuner, j’étais dans un état proche de la
félicité. J’allais piocher dans les méandres de mon cerveau les mots qui s’ajouteraient à ceux d’hier. J’étais sur la ligne de départ. J’attendais le coup de pistolet, allez,
partez ! Mon clavier réagissait à la pression de mes doigts en
inscrivant une multitude d’onomatopées provisoires sur le papier. De ce
provisoire naîtrait un chapitre, qui conclurait une idée au départ peu légitimes. Une idée est toujours illégitime jusqu’au moment où elle se concrétise
autour de son sujet. L’idée du jour était de laver Jamel à grande eau, de le bouchonner avec la brosse. Ce n’était pas l’idée du siècle ?), mais il fallait y penser. La propreté
d’un animal est très importante, un
toilettage hebdomadaire est indispensable. Pilou comme les autres, il n’y avait pas d’exception. Avec le tuyau, Jamel
était aspergé d’eau avant d’être savonné, puis frotté avec la brosse de
chiendent. Il ne bougeait pas, Aïcha le tenait fermement. Le soleil le
sécherait vite. Aussitôt fini, ce fut le tour de Pilou qui n’aimait pas cela. Il n’y échappait pas cependant,
même s’il se trémoussait dans tous les sens pour
évacuer l’eau de son corps, sa queue fouettant l’air rudement. Il n’était pas content. L’on disait, chat échaudé craint
l’eau froide, que disait-on pour les chiens ? Mon Pilou me faisait la
gueule, Il s’était couché sur un vieux chiffon au soleil. Il n’était pas du
tout content, mais pas du tout. J’avais voulu le caresser, il avait mis sa tête
dans ses pattes et son corps en rond. Bon d’accord, Pilou, à plus tard. Aïcha avait décidé de laver également Lio, oh, là, j’avais hâte
de voir la réaction de notre chat noir ! Ce ne fut pas très brillant, elle
avait un mal fou à le tenir dans les mains. Lio n’était pas beau ainsi, il
paraissait tout riquiqui. L’eau l’avait rapetissé, lui avait enlevé de sa
superbe, de son élasticité. Mais ils oublieraient vite, et ce soir à l’heure de la soupe, ce serait déjà du passé. Les animaux n’ont
pas de rancune, juste un moment de fièvre et pfutt, terminé. Pilou reviendrait se coucher sur mes pieds. Lio sauterait sur
mes genoux en s’allongeant de tout son long. Le monde des animaux est fertile en leçons, en pédagogie. Si nous suivions leur exemple, cela irait beaucoup mieux dans
le monde des hommes. Après ces bains successifs, assis sur le banc, je fumais
ma pipe, satisfait. La terrasse était mouillée et
sale, Aïcha armée d’un tuyau aspergeait toute sa
surface pour la nettoyer. Je la
suspectais de faire exprès
de me mouiller les pieds. Cela semblait vouloir dire,
pousse-toi de là. J’étais trop bien à ma place habituelle, pourquoi me
déplacer ? Des volutes de fumée montaient vers les quelques nuages en
habits de deuils. Je ne bougerais pas, c’était ma place, celle où je fumais
ma pipe, où je faisais des ronds de fumée. L’eau du
tuyau contre ma volonté, c’était le match de la journée. Je n’avais pas cédé un
centimètre de terrain. Mes jambes étaient trempées, et
même une partie de mon short, mais j’étais là ! J’avais gagné la
partie. Aïcha dépitée, rangea le tuyau d’arrosage et entra dans la maison, me
laissant seul dans mes cogitations fumeuses. C’était l’été, cela n’avait pas
d’importance, les jambes trempées étaient un bon remède contre les rhumatismes.
Mon short serait vite sec. Le carrelage de la terrasse était propre et sec. La
technicienne de surface avait fait un bon travail. Je me laissais aller aux
réflexions pour continuer mon roman. Nous pouvions cueillir les fruits. Ils
étaient mûrs. Les pêches, les figues, les raisins seraient consommés au fur et
à mesure. Je devais me modérer dans la consommation des fruits. Le sucre m’était
interdit, une fois par semaine seulement. De belles pêches semblaient
m’inviter, juste devant mon fauteuil sur la
terrasse. Eh bien, non, je devais résister, les
ignorer. Que c’était difficile ! Résistance, Ali, résistance, c’est à ce prix que tu pourras
garder la santé. Soit, j’obéirais, mais
à contrecœur. De mauvaise humeur, j’allumais une pipe. Je rejetais la fumée
méchamment vers les feuilles de mon pêcher. Mes canards se déhanchaient de
concert en se dirigeant vers la mare. C’était toujours risible, cette équipée. Les
moineaux ripaillaient dans le laurier, ssri, ssri, ssri, c’en était devenu assourdissant. Les hirondelles gobaient les mouches et les
moustiques à cent kilomètres à l’heure. C’était le Rafale des oiseaux, rapidité
de vol et justesse de tir, aucun moustique ne leur échappait. Ils étaient plus
efficaces que le papier collant accroché à la porte d’entrée. Je ne
voyais que leur ombre, psitt, ils étaient passés. Les pique-bœufs restaient
avec Rédouane dans les champs d’à côté. Ils picoraient la vermine remontée de
la terre par la charrue ou la herse. Les pigeons du mokkadem faisaient des
allers-retours entre l’ancienne et la nouvelle maison. Le cheval blanc ne
s’était pas échappé depuis plusieurs jours, attaché solidement à la clôture. Arabie
s’arrêta pour faire la causette. Il était seul, son petit âne était resté à
l’écurie. Il avait mis sa belle térésa à pompons. Sa tête était protégée par la
large auréole de paille. Nous avions tous les deux un chapeau.
Le mien était de style Chicago, mais en paille
avec des plumes. C’était seyant, peut-être un peu ridicule, mais ne dit-on pas
que le ridicule ne tue pas ! Pour tout dire, je m’en moquais. Aïcha servit le thé à
la menthe à Arabie, je me servis de l’eau de source. L’on
discutait des petites histoires du douar. Il me parlait de sa fille, qui était enceinte. Ils étaient contents. La famille s’agrandissait. Son fils
avait un problème avec sa camionnette Susuki, qu’il avait achetée d’occasion. Les amortisseurs avaient lâché, il fallait les remplacer. Sur
ce type de véhicule, ce n’était pas donné, rien à voir avec la Dacia. Il avait
bien travaillé, il avait transporté pas mal de matériaux pour des habitants de
Gueddari. C’était son but, transporter des marchandises pour ceux qui n’avaient
pas de véhicule. Il fallait donc changer rapidement ces amortisseurs très fatigués. Trouver aussi un taxi qui l’amènerait chez un concessionnaire Susuki. Il avait trouvé
une de ses brebis morte le matin dans la bergerie. Il
ignorait la raison de cette mort. Cela arrivait également chez Driss. Ces
nouvelles permettaient de se rencontrer et de parler
du quotidien. C’étaient des petites anecdotes, certes,
mais des choses essentielles pour
les familles du douar. Arabie se leva et sorti du jardin accompagné
par les aboiements de Rex et Rosa. Driss n’était pas allé au souk aujourd’hui. Son camion était toujours garé sous l’eucalyptus. Aïcha
alla voir s’il n’était pas malade. Il attendait lui aussi un mécanicien pour
une petite réparation dans le moteur. Une durite avait sauté. Il se
rendrait au souk de Sidi Alal Tazi demain matin,
un souk important, où il espérait trouver
la pièce utile. Il allait jusqu’à Sidi Kacem, à cent kilomètres de Gueddari.
Je bourrais à nouveau ma pipe, l’allumais et aspirais la fumée avec plaisir puis
je retournais au bureau, dans mon antre, ma grotte secrète. L’ordinateur
allumé, la petite lueur verte clignotait de plaisir. Qu’allais-je écrire ? Je n’en savais fichtre
rien, mais j’allais écrire. Allez Ali, au boulot. Je pensais à l’arrivée de Ed, mon ami américain accompagné de son fils. J’espérais que ma fille et ma
petite-fille n’arriveraient pas à la même date. Il y a toujours la
possibilité de s’arranger. Mais ma fille était professeur, elle était
tributaire de la rentrée des classes. Ed arrivera d’Égypte, il aura visité les
pyramides. Je suis content de le voir. J’avais rencontré cet
excellent ami dans une situation difficile en
Guadeloupe. Il était regrettable que je
ne puisse le voir aux États-Unis. Je n’avais pas le portefeuille assez
rembourré mais je pouvais leur réserver un accueil
chaleureux au Maroc, Alékoum Salam, bienvenue au Maroc.
C’était le moins que nous puissions faire. Je n’avais
jamais vu son fils, ce serait donc
l’occasion de faire connaissance. Ils allaient nous
raconter leur voyage en Égypte, cela avait dû être extraordinaire. Le secret
des pyramides, de la reine Néfertiti, de Toutankhamon, de toute la magie de ces
siècles passés. Les secrets du désert de sable et des vents ravageurs. Des
oasis isolées avec quelques chameliers se nourrissant de dates récoltées sur les arbres alentour. Une flaque d’eau
remontant à la surface pour abreuver les hommes et les animaux. Les prières
face à la Mecque à genoux sur les petits tapis posés sur le sable. La nuit
lumineuse, éclairée par les millions d’étoiles, inch Allah. L’Égypte éternelle,
l’Égypte spirituelle, qui conditionnait le monde musulman. Ed
et son fils nous apprendraient une foule de choses dont je me régalerais. Quand ils seraient là, nous verrions ce qu’ils avaient envie de visiter. A Tanger, les amener aux grottes d’Hercule,
sculptées par le vent et la mer. Le port d’embarquement vers Tarifa en Espagne,
à seulement trente minutes de traversée. C’était la
route directe pour la France et le Portugal. J’adorais ces ferries,
avec tous ces véhicules qui entraient, serrés dans la soute.
Ils étaient débarqués au port d’arrivée sur la côte d’en face. Ils s’évacuaient
tout doucement du ferry à la queue leu leu pour s’acheminer
vers leur destination. J’aimerais retourner en France par la
route. Pour le moment c’était impossible, Leila n’était pas officiellement
adoptée et ne pouvait circuler dans l’espace européen. Serais-je encore en vie
lorsque ce serait possible ? C’était normal que je me
pose cette question, j’avais quatre-vingt-six ans, les cheveux tout blancs, mais le visage encore
lisse. Seules quelques rides s’amusaient au coin des yeux. Mes lèvres
n’étaient pas affaissées et continuaient de sourire. Seul, Allah connaissait
l’heure de mon transfert. J’oubliais le bon côté des choses, je laissais à
Dieu le soin de m’enlever à ma famille. Il commençait à se faire tard, la faim
me tenaillait l’estomac. Sur un signe, Leila avait mis la table en oubliant
pour la nième fois de mettre les verres, d’où des reproches acerbes. Suivant le
protocole d’AÏcha elle devait mettre une nappe de tissu sur la nappe de
plastique. Elle devait placer les assiettes blanches décorées et ensuite les
couverts, à droite de l’assiette. Elle ne devait pas oublier la cuillère, la
fourchette et le couteau. Le pain était posé dans une corbeille en paille
tressée sur la petite table ronde. Elle
ne devait pas oublier de disposer les fauteuils en plastique. Ali
n’en voulait pas, il s’asseyait sur le banc. La carafe d’eau de source était
posée sur la table. Le vendredi, il y avait de la limonade, c’était le seul
jour de la semaine. Les chiens n’étaient pas très loin de la table, histoire de
happer tout ce qui était balancé. Pilou n’avait pas d’os, juste de la viande. Les
trois chats avec Lio, guettaient le lancement des morceaux de viande par Driss
et Saïd, lanceurs expérimentés. Avec habileté, ils attrapaient tout, rien ne leur échappait. Même les poules de Rachida se mettaient de la partie, se sauvant à coups d’ailes sous la
poussée des chats. C’était le festin pour tous, ainsi soit-il ! C’était
bon de manger dehors. Il faisait doux, un petit vent berçait les branches des grands
eucalyptus. Ils s’élançaient de plus en plus haut vers le ciel, droits
comme un I, à au moins dix mètres.
Leur tronc avait également pris de l’ampleur, comme une femme enceinte. Leur ombre s’étendait sur toute cette partie du
jardin. Ils contredisaient les rayons du soleil qui, stoppés dans leurs
rayonnements, donnaient une semi-clarté. Quelques hibiscus,
qui
s’étaient introduits là je ne sais comment, avaient trouvé refuge entre les deux eucalyptus. Ils illuminaient
de rouge et blanc le bas des troncs. Un gros et grand arbre
avait poussé près d’eux et des fruits magnifiques dont j’ignorais le nom en français. Ils ressemblaient un peu à des grosses mûres, peut-être morus nigra. Leur goût était délicieux. De l’autre
côté de la barrière était la prairie dévolue aux moutons et à Jamel. Au loin, la
ligne de chemin de fer et la construction d’immeubles. Le décor était planté,
rien d’exceptionnel, sauf pour moi. C’était chez moi, tout cela avait de la
valeur. Quoi de mieux que ces hectares d’herbes et de fleurs qui régalaient les
moutons, Jamel et moi-même. Je trouvais cela beau, ces coquelicots, ces
pâquerettes dans le vert de la prairie. C’était un défi, comme un tableau de
mon amie Anny. Si Picasso a révolutionné la peinture, Anny perpétue la qualité
artisanale en fouillant de son pinceau chaque détail. Dans les
espaces vides, ou semblant l’être, bien des choses vivaient, se régénéraient. Les pâquerettes fleurissaient dans l’herbe ingrate et y prospéraient. Elles
me donnaient l’image de la qualité de la vie : Sois toi-même et prospère. Ces mauvaises
herbes les avaient accueillies pour coloniser la prairie de leurs fleurs blanches.
Sur des hectares d’herbes vertes, c’était un traumatisme, une rupture avec la
bienséance. Entre les pissenlits et les coquelicots, les pâquerettes exhibaient
fièrement leurs pétales blancs. Offertes aux cœurs
généreux, aux ramasseurs de bouquets, aux mendiants à deux sous, elles
s’offraient telle une garce des quartiers chauds. La pâquerette possède des
vertus médicinales connues des femmes depuis des siècles. Elles ont la
propriété de raffermir leur poitrine. Attention,
messieurs, l’on ne touchait pas, ou alors, attention les dégâts ! Depuis l’antiquité nous connaissons les propriétés spécifiques des
plantes. Elles en recèlent d’infinies quantités. J’aurais voulu être herboriste, posséder des
connaissances sur les plantes qui peuvent soigner et traiter les maux divers. Mille six cents ans avant Jésus Christ, le traité de médecine égyptien, le
papyrus d’Ebers détaillait de très nombreuses méthodes de guérison. Aujourd’hui, par exemple, l’ortie est une plante très employée dans la médecine moderne. Le haut de
la plante pour les rhumatismes, la racine pour la prostate. La phytothérapie revient à la mode. Les Arabes
avaient une médecine traditionnelle active basée sur les plantes. Les anciens
avaient des remèdes exceptionnels. Dans notre monde nous utilisons trop de
produits chimiques dangereux pour la santé. Quand je voyais ce que j’avais à avaler
par jour ? Ce serait chouette, non ? Nous allions au jardin, l’on
cueillait une herbe, nous la faisions bouillir et hop, nous étions
guéris. Miracle, miracle, mais non, ce n’était pas comme cela que se passaient les choses. Ce serait trop facile, rien n’avait jamais été facile, et ce
n’était pas aujourd’hui que cela s’arrangerait ! Les médecins étudiaient
pendant de longues années pour obtenir un diplôme,
qui leur permettait d’exercer l’un des plus beaux métiers
du monde. Guérir, c’est un peu à la grâce de Dieu. La jeune fille de mes amis à Tanger était partie
chercher son diplôme de médecin à Bucarest. De longues années l’attendaient,
mais au bout de ce long parcours, il y aurait une ouverture sur la vie des autres. Ce serait un magnifique résultat. Ces
jeunes gens avaient un courage à toute épreuve. Des études en anglais dans un pays étranger, loin des parents et la réussite
au bout. Pas évident !
J’admirais cette jeune fille. Je lui souhaitais
toute la réussite possible. Presque douze années d’études pour obtenir son doctorat et sa spécialisation. Il fallait avoir la tête bien
faite. Tout cela en anglais à Bucarest, alors qu’elle était
marocaine, et qu’elle parlait couramment
le français. Le Maroc possédait une élite intellectuelle importante, issue de
la bourgeoisie des grandes villes. Ce pays était un réservoir de savoir. En Guadeloupe, tous les spécialistes étaient des
médecins maghrébins qui s’expatriaient pour
trouver du travail. Les Antilles françaises leur offraient des postes
intéressants dans les hôpitaux. Le Maroc, malheureusement n’avait pas trouvé le
moyen de rétribuer ses intellectuels à leur
juste valeur ! C’était ainsi. Nous trouvions en France ou aux États-Unis
des médecins, des écrivains, des acteurs, des hommes et des femmes de sciences.
Les poètes Marocains s’étaient fait connaître en France. Parmi les plus connus,
Abdellatif Laâbi, Tahar Ben Jelloun, Siham Bouhlal rayonnaient en France par
leurs talents d’écrivains. Je l’avais maintes fois signalé, la poésie marocaine
est une grande poésie. Les poètes ont du génie.
Je ne souffre qu’une
Main
Me touche
Mon être
Est pétri de la glaise
Qui t’a fait
"Siham Bouhlal est poète et passeuse de cultures. Ses poèmes
frémissent comme les algues qui s’élancent puis s’enfouissent au cœur d’une
marée secrète. Ils se mirent au rêve d’une onde à venir, tels ces chants
mystiques du temps où la foi ne portait point les armes." Jamel Eddine
Bencheikh
C’est beau, hein ? La poésie devrait s’écouter comme la musique, en repos, l’âme disponible et le cœur ouvert.
Si je m’écoutais, je lirais sans cesse les poèmes des auteurs Marocains, mais
je ne pourrais plus écrire. Il me fallait faire un choix
par ailleurs difficile. J’allais à l’encontre de mes envies. Mais
revenons au manuscrit qui peine à se développer. Seulement
quatre-vingt-neuf pages diable, je n’avançais pas
ou tout doucement, page par page, au rythme du mot et de la virgule. Je grignotais le texte comme je
grignoterais un casse-croûte. Cela faisait près de trois mois que j’étais sur
ce manuscrit. A ce rythme-là, il me faudrait encore deux mois pour le terminer,
mais est-ce si important ? Je n’en savais fichtre rien, aller plus vite ne rimait pas avec qualité ou suggestion du texte. J’avais assez
de difficultés avec le présent, écrire était une sorte d’esclavage. Plus rien
ne comptait que la mise en forme de mots et de phrases qui se complétaient et
les compilations entassées dans mon cerveau. D’un coup, elles ressortaient pour
gémir sur le papier, former un ensemble qui concourait à la crédibilité. Une ombre furtive entra dans mon bureau, c’était mon
petit oiseau. Elle me plaqua deux baisers sur les
joues. Elle était complètement ébouriffée comme Pilou quand Aïcha le lavait. Il
avait les poils dans tous les sens. J’écrivais depuis cinq heures ce matin. Je
regardais la pendule, il était sept heures et demie. Elle ouvrit la porte,
Pilou gagna le jardin pour évacuer son surplus sur l’herbe du jardin. J’en
profitais pour sortir également. Il faisait beau. Je m’asseyais sur le banc et
je bourrais une première pipe. Aïcha ne m’avait pas appelé pour le petit
déjeuner me voyant concentré sur mon manuscrit. Elle me connaissait bien, trop
bien, même. J’avais bien écrit, j’étais content de moi, les mots sonnaient
bien ! Je ne sais si les lecteurs partageront la même impression. J’avais fini ma pipe, j’entrais dans la salle de
bains. J’aimais les douches chaudes qui faisaient du bien à
mes muscles. Après, c’était classique, j’allais prendre mon petit déjeuner. Le merle noir
était toujours sur la fenêtre de la cuisine à happer les mouches sur le
carreau. Je voyais les allers et venues des camions de l’autre côté de la ligne de chemin de fer. Le premier immeuble
était monté. Les briques rouges remplissaient les vides entre les piliers en
béton. Le train à grande vitesse passa avec le sifflement habituel dû à sa grande vitesse. L’air était déplacé à deux
cents kilomètres à l’heure. Je m’attendais toujours à un choc, comme s’il se
cognait contre un mur de béton. Heureusement il n’en était rien, les
techniciens avaient tout prévu. Il y avait beaucoup de tergiversations autour
des trains à grande vitesse. Les trains à coussins d’air en particulier semblaient
se réveiller de leur endormissement. C’était sans limites, le TGV français roulerait
à cinq cent soixante-quatorze kilomètres à l’heure. Cela me faisait peur, où
allions-nous nous arrêter ? La robotisation de l’humanité ne me plaisait
pas du tout.
Je regardais les innombrables
fleurs de bougainvilliers qui avaient colonisé la tonnelle. Elles étaient
jolies, pétillantes comme du vin mousseux. Elles formaient une splendide
couverture de couleurs. Leurs corolles ressemblaient aux robes de haute couture
des maisons réputées. Elles allaient à l’encontre de la robotisation accélérée
de notre espèce. Aurons-nous encore du plaisir à offrir des fleurs ? Je
n’en savais rien, les choses changeaient tellement vite. J’aimais offrir des
fleurs suivant le caractère de la dame quand nous
étions invités. C’est tout un art. Il fallait bien la connaître.
Chaque femme étant différente, un bouquet de roses ne va pas avec toutes.
Les lys vont avec des femmes sophistiquées. Les
violettes reflètent le sentiment caché d’un homme pour une femme. Il y aurait lieu d’ouvrir le
dictionnaire du langage des fleurs, et beaucoup à découvrir. L’œillet rouge a été introduit dans les traditions européennes vers le début
du XXe siècle comme symbole de la journée du travail. En Italie, en France
comme en Autriche, il se porte à la boutonnière pendant la journée du 1er mai. Pâle, il suscite le respect et
l’admiration, tandis que vif, il symbolise l’affection et
l’amour profond. La tulipe rouge s’apparente à la rose rouge, puisqu’elle exprime aussi un amour sincère et fort. Elle
permet de faire une déclaration d’amour où érotisme et flamme se mélangent.
Tout cela rime avec sensualité et plaisir. Ainsi, glisser cette fleur de
couleur rouge sous l’oreiller d’une femme voulait dire qu’on voulait passer une
nuit d’amour sensuel avec elle.
Le froid commence à s’installer en ce mois de novembre et ce n’est que le début.
L’hiver et ses températures glaciales ne sont pas encore là. Malgré la météo
qui n'est guère
encourageante, certaines fleurs choisissent cette période pour se montrer sous
leur plus beau jour. Bien que le chrysanthème fleurisse de juin à novembre, c’est surtout au cours de ce dernier
mois que cette fleur voit sa popularité atteindre son apogée. En effet, le chrysanthème, connu pour être la fleur des
cimetières à l’occasion de la Toussaint et de la fête des Morts le 2 novembre, a une signification joyeuse dans
le langage des fleurs. Dans d’autres cultures, c’est une fleur que l’on offre à l’être aimé, comme au Japon, son pays d’origine. En plus de
l’amour, le chrysanthème exprime la fidélité, l’espoir, la joie. Passons à autre chose, après ce petit tour dans le monde des
fleurs qui m’a fait plaisir.
Il faudrait que j’achète le dictionnaire du langage des fleurs, le commander pour être sûr de l’avoir. Les fleurs, c’est comme le bon vin. Elles ont beaucoup de qualité et de
parfum. Elles enchantent les yeux et le nez, mais aussi les âmes. « La fleur que tu m’avais
jetée » dans le
livret de Carmen, rehaussait la musique de l’opéra. Les fleurs, les mots ont une
signification profonde dans le sens de la vie. Au théâtre ils sont le symbole
de l’histoire. Leila m’apportait des pâquerettes, cueillies dans la prairie.
J’appréciais énormément ces petites fleurs des champs, toutes simples, qui copinaient avec les coquelicots.
Les moutons, ces terribles prédateurs auxquels rien
ne résistait, ravageaient la prairie, se
moquant allégrement des fleurs. Leila trouvait quand même ces pâquerettes à m’offrir. Elle venait à
mon oreille me glisser tout doucement, je t’aime. C’était bon d’entendre cela
de la bouche de son enfant. Elle bougeait beaucoup et chantait toute la
journée. Elle ressemblait à mon merle sur la fenêtre de cuisine. Sautillante, exubérante, bruyante, c’était
Leila mon petit oiseau, mon hirondelle. Elle avait de la répartie et du
caractère pour une gamine dont l’anniversaire
approchait : Elle aurait neuf ans le cinq août. Quant à moi, je prendrais un an de plus le trente juin. Quatre-vingt-six
ans chers amis, ce n’était pas rien, je m’en rendais compte. J’aimerais qu’Allah me donne dix ans de plus
pour rester un peu avec Leila. Je voudrais la voir grandir, devenir une belle
demoiselle. Belle, elle le sera, j’en étais persuadé. Lorsque l’on arrive à mon
âge, l’on s’inquiète pour tout et moi c’était l’avenir de Leila. De mon village
du Gharb, je réfléchissais à tout ce qui m’entourait tout en fumant la pipe. Nous ne
connaissons pas l’avenir, personne ne peut le prédire sérieusement. C’est pourtant un sujet sérieux. J’avais lu dans internet un sujet
intéressant :<< La prédiction faisait allusion à la perception du temps vue
par la Grèce ancienne, avec un avenir fixe et immuable. Une prédiction était
une connaissance de l'avenir qui se produirait sans faille, sans remise en
question. Une prédiction signifiait que l'on ne pouvait rien changer au cours
des évènements >>. Je ne croyais pas beaucoup à ces prédictions. Seul
Allah décidait pour tout et pour nous ! Je considérais que les
prévisionnistes hormis pour la météo ou les éruptions
volcaniques, étaient beaucoup plus des margoulins que des gens sérieux. Je me
méfiais de tout ce qui était pseudo scientifique. Le Coran nous apprenait tout de
la vie et sur la vie. Sa vérité était tellement éloquente, que nous avions dans
le Coran toutes les clefs du futur, de nos soucis et de nos problèmes. Driss
arrivait à coups de moteur pétaradant sur sa vieille mobylette. Il avait trouvé
le moyen de coincer une bouteille de gaz entre ses jambes pour Rachida. C’était
presque de l’équilibre. Il posa la bouteille sur le carrelage de la terrasse et
descendit de sa machine. Il s’assit sur le banc.
Aussitôt Rachida arriva avec le thé bouillant et les
petits gâteaux. La gendarmerie était venue déplacer un vendeur sur la petite
place en face du pharmacien. Il gênait beaucoup de monde et ce n’était pas le
jour du souk. Cet évènement avait créé des polémiques et des discussions entre
les gens du village. Cela n’avait pas été au-delà des réclamations. Il y a toujours
de quoi discuter au village, animé comme une
réunion politique. Le plus volubile était le mécanicien de la place. Bien après
le déplacement du commerçant, les discussions continuaient. Chacun se mêlait du
problème, sans rien y connaître d’ailleurs.
Driss reprit une tasse de thé. Il se leva et comme chaque jour, sortit ses
moutons, accompagné de Leila et de Jamel. C’était un bon moment, juste avant le
coucher de soleil. Une fois les animaux rentrés, Leila se lava les mains et mit les couverts sur la
table de la terrasse. Il faisait bon, il fallait en profiter. En attendant que
chacun se mette à table, j’allumais une pipe, il faudrait que je l’éteigne bientôt
pour me mettre autour de la table. Ce soir, soupe de légumes au fromage,
brochettes de dinde et purée. C’était parfait ! J’allais dans mon bureau
voir si j’avais quelques mots à aligner. L’ordinateur fonctionnait parfaitement, mais les mots
se culbutaient en une douteuse entreprise. J’éteignis la machine et me couchais
les muscles endoloris. Je m’endormis
rapidement pour me réveiller vers cinq heures du matin. La douche m’avait mis de bonne
humeur, et les
yeux décollés, bien peigné, je me dirigeais vers la cuisine
où tout était préparé pour mon petit
déjeuner. Le café était sur la gazinière, d’un clic, elle s’alluma, je réduisais la flamme trop
haute. Le café montait tout doucement dans l’appareil, son odeur était
agréable. C’était fait, le café avait gagné le réservoir en verre numéroté en
fonction du nombre de tasses. Un moment privilégié ! Un grand bol de café et
deux tranches de pain tartinées
de beurre salé de Bretagne,
une vraie friandise. Le miel et le sucre
avaient été supprimés depuis des mois, ordre du médecin pour combattre ma
glycémie. Je laissais durer ce moment privilégié jusqu’au lever de Aïcha. Un
lever difficile, les cheveux ébouriffés et encore mal réveillée. Le pyjama,
fripé par une nuit de sommeil, avait perdu de sa superbe. Le coq de Rachida réveillait tout le douar de son chant de vainqueur à répétition. La vie
s’éveillait, Rédouane était déjà au travail sur son tracteur fumant. Arabie
était parti avec sa
charrette chercher la luzerne qu’il faucherait dans son champ. Driss, lui
aussi, était parti sur sa
pétaradante mobylette d’antan. Rachida s’était arrangée, elle avait fait sa
toilette et coiffé
ses cheveux. Nadia était mal réveillée, mais Wallid, dans les bras, tétait
son repas du matin. Le décor était planté pour la journée qui commençait.
C’était comme une scène de combat, tout le monde était à son poste ! J’y
allais, j’entrais dans le bureau, suivi par Pilou, attentif à mes déplacements.
J’allumais ma pipe avant d’allumer l’ordinateur. Son clignotant vert
fonctionnait comme la lumière d’une étoile. Avec lui, le signal sonore de son
enchaînement au travail. Un cloporte s’était installé dans mon bureau, comment
était-il entré ? Ma première réaction fut de l’écraser, puis je me suis
souvenu d’un petit article lu sur
internet. Tout avait une fonction dans la nature, et
cet insecte, en réalité un crustacé, qui me dégoûtait tant,
est extrêmement utile dans la nature,
pour l’élimination de déchets sur terre, tels que les métaux lourds. Le mercure, le cadmium, le plomb
sont ingurgités par ces petits crabes terrestres. Ce sont des nettoyeurs officiels de la terre. Donc,
évitez de les tuer, vous rendrez
service à notre planète ! La nature était judicieuse, admirable. Curieux comme
de petits éléments vous faisaient dévier de votre propos. J’avais attrapé cette
bestiole avec du papier et je l’avais jetée dans le jardin. Ut vita sit cum eo, que la vie soit
avec lui. Un petit geste qui avait changé le cours des choses : Mon clavier était resté inerte.
Tant pis, ce n’était pas très
important. Après être sorti, je m’asseyais sur le banc pour fumer ma pipe. Pilou
me suivait fidèlement, il ne me lâchait pas d’une semelle. Le cloporte avait
disparu sous une dalle du jardin. Le concert des tourterelles et
le gazouillis des moineaux entretenaient le
moral, ssri, ssri, ssri. Mes canards se croyaient au cabaret, et se déhanchaient
comme les danseuses du Moulin Rouge. Ils rejoignaient ensuite la mare et
glissaient sur l’eau dans un sublime ballet de petits rats de l’Opéra. Tout ce
petit monde autour de moi animait la maison. Le vent s’était à nouveau levé, un
tout petit vent venu de l’Atlantique. Il n’était pas méchant, les branches des eucalyptus frissonnaient à peine. Dans ces moments-là,
je regardais le ciel. J’aimais m’informer du théâtre du ciel, examiner
attentivement la forme des nuages
et leur direction. J’entrais à nouveau
dans mon bureau, la grotte aux idées ! Oh si peu, les idées ne venaient
pas comme cela. J’ai du mal avec elles ce matin, alors je publie un extrait de
la poétesse Jamila Abitar :
L’aube sous les dunes, mai 05, 2017. Tant de matins sous les dunes reposent sur le
silence des vers partis en sable parmi les mots, dans un champ où la forme
devient réalité. Témoigner de la marée, poursuivre l’écume En trombe du temps.
Au fond des bronches, je serai blanchie, dessalée dans le corail. Je concédais
sans remords que cette poétesse avait un énorme talent, j'aimais ces mots mis
sur le papier, c'était une grande dame ! Je n’avais rien à ajouter.
Il y avait tellement de poètes et
poétesses de talent que j’aimerais publier, mais il
faudrait que j’aie
une toute petite place pour moi-même. Une toute petite place, minuscule, un
petit coin, juste pour me glisser à l’intérieur. J’écrirais deux ou trois mots et c’était tout. J’aurais l’impression ainsi de faire partie de la confrérie.
Mon Dieu, quel orgueil !
Ali serait pendu,
Et l’on n’en parlerait plus.
Le monde de la poésie était riche.
Ces artistes nous faisaient rêver avec deux mots, un adjectif et un verbe,
c’était beau, c’était sublime. Ils avaient la science intime du beau. Je
m’inclinais devant leurs rimes. Je rêvais avec eux. Je partais naviguer sur
l’océan de leurs mots, sur la mer et les vagues de leurs rimes. Laissez-moi
flotter au gré de leurs conjugaisons. Verlaine, oh maître, que de beautés
universelles as-tu écrites. Je pourrais écrire des pages et des pages sur
les poètes et poétesses qui ont nourri notre esprit. Il y en aurait tant et tant, depuis la Grèce
antique, de ces hommes et de ces femmes qui ont changé la nature du monde. Une
chambre sans livres est comme un corps sans âme, Cicéron, magnifique, et
Eschyle le fondateur de la tragédie grecque. Le génie existe depuis le
commencement des temps. Nous n’avons rien inventé, n’oublions pas tous ceux qui
nous ont précédés. Je
laissais ma pensée s’endormir.
Je me souvenais de l’agitation occasionnée
par notre départ de Tanger pour Gueddari. Une semaine auparavant, c’était
le branle-bas de combat. Aïcha mettait les vêtements dans les sacs et les
valises. Ismaïl démontait les meubles. La camionnette d’un ami devait
venir nous déménager. Pour notre départ nous avions fait de gros frais. Nous
avions acheté un nouvel aspirateur balai de qualité
qui ne faisait pas de bruit
lors de sa mise en marche, d’une puissance adaptée et pourtant de petit
prix. Une machine à laver le linge avec une peinture métallisée, en promotion,
deux mille six cents dirhams, deux cent soixante euros. C’était beaucoup de
frais, notre compte bancaire était à découvert, nous verrions avec
notre agence. Nous partions à Gueddari avec des appareils ménagers adaptés. Aïcha
était contente, mais moi, très contrarié de l’aspect de mon compte en banque. J’avais
horreur d’être à découvert, même si ma banque consentait à fermer les yeux. Il
y avait deux cents kilomètres à effectuer pour rejoindre Gueddari. Une très
grande partie par l’autoroute et ensuite cinquante kilomètres par une route
départementale le long du fleuve Sébou. Nous étions arrivés, et avions été joyeusement accueillis par la famille heureuse de nous revoir et de savoir que nous nous installions à Gueddari. Tout le monde nous avait aidés, pour le
transport des appareils ménagers à l’intérieur. Ismaïl s’était chargé de remonter les meubles pour que nous puissions ranger les affaires. De mon côté, j’installais mon ordinateur et mon imprimante sur le bureau. Lio nous
avait rejoints, lui aussi, très content de nous revoir. Pilou avait
retrouvé son domaine, il me suivait pas à pas. Il serait nécessaire de prévenir Abdelkader de notre arrivée pour exécuter les travaux dans mon bureau. Beaucoup
d’agitation, de nervosité, mais tout était bien, à la hauteur de nos ambitions.
Les meubles bien installés, le linge bien rangé, c’était parfait, une bonne
chose de faite ! Nous étions sur place, ce serait facile de faire exécuter
les travaux les plus urgents. Sur le plan électrique, nous avions beaucoup de
réparations et de remplacements à effectuer. Cela viendrait en son heure. Curieusement,
je me souvenais de la température de ce jour-là, 31°. Il faisait très bon, et
les amis avaient chaud, ils ne supportaient pas la chaleur. Moi, j’étais ravi,
la chaleur me faisait renaître, revivre et dégageait en moi une sorte de joie
de vivre. Fourade installa la nouvelle machine à laver le linge. L’ancienne qui
fonctionnait très bien, mais était rouillée serait donnée à Nadia. Toutes les
machines qui n’ont pas de peinture métallique rouillent et perdent de leur
superbe. C’est la raison pour laquelle nous avions acheté
une machine avec une peinture métallique pour Tanger. Nous retrouverions ainsi,
une machine en bon état à chaque fois que nous irions à Tanger. La
semaine avant notre départ, le vent s’était déchaîné. Tanger était la ville du
vent et ce jour-là, il soufflait très fort. Le linge qui séchait sur le balcon
avait été balayé et retrouvé à terre. Je pense l’avoir déjà dit, mais
j’avais horreur du vent. Il était arrivé un jour, où le vent était tellement
fort qu’il avait failli me faire chuter sur le trottoir. Je l’entendais siffler
dans mon bureau. Il sifflait à travers les interstices de la fenêtre. C’était
désagréable en diable, mais qui peut arrêter le
vent ? Je sentais
son souffle me parvenir sur le cou. Il était froid. Je pensais à l’état de la
mer. Avec ce vent, le capitaine du ferry avait dû faire distribuer des sacs de
papier pour les passagers malades. Je me
munissais toujours de cachets contre le mal de mer que j’absorbais une heure
avant d’embarquer. Lorsque je pratiquais la voile, je n’avais plus besoin de ce
médicament. J’étais habitué et je ne subissais plus le mal de mer. Je
supportais les éléments, même très difficiles. Je pensais aux passagers,
j’avais vu une traversée d’Algésiras très difficile pour les passagers. Les
matelots devraient nettoyer
l’entrepont avant le prochain embarquement… Aïcha m’avait
surprise, elle n’était pas malade en bateau. Pourtant, cela gîtait dur sur le
parcours d’Algésiras, et elle n’était pas habituée à voyager en bateau,
c’était sa première sortie. Ravie, elle s’était mise à la rambarde du ferry
et regardait la côte Marocaine qui se profilait au loin. D’Algésiras, la
traversée était beaucoup plus longue que depuis Tarifa, soit une
moyenne de deux heures au lieu de trente minutes. J’étais revenu à Gueddari, mes pensées m’en
avaient éloigné. Arabie était venu nous saluer. Aïcha avait offert le thé à la
menthe et les petits gâteaux au miel. Arabie était content de constater notre
implantation définitive à la campagne. Adieu Tanger, ville des vents, vive la
campagne, et son espace ouvert à toutes nos sollicitations. Nous étions
installés, restaient les modifications, les agencements, les arrangements avec
les espaces. Cela se ferait tranquillement, tout doucement, avec le temps. Avec
le temps, va tout s’en va, chantait
Léo Ferré. Il avait raison le poète. Avec le temps tout s’en allait, nos soucis,
nos douleurs, nos amours. Arabie n’en était pas la cause, il avait été le
détonateur de mes pensées. Un mot en appelait un autre et hop, mes pensées
bifurquaient. C’était curieux comme je passais souvent du coq à l’âne, guidé par
les méandres de mon imagination qui m’amenait là où je ne m’y attendais le
moins. Je ne devais pas être seul à changer ainsi de direction dans le courant
d’une réflexion ? A ce moment, Arabie se leva, salua la famille et se
dirigea tout droit vers sa grande maison. J’examinais mes bougainvilliers, ils
étaient magnifiques. Les fleurs resplendissaient, c’était le bonheur. Dehors,
la haie d’oliviers s’alignait bien droite. Nous cueillerions les
olives en fin d’année. En fin deux mille vingt et un, nous avions récolté vingt
kilogrammes. Pas mal pour
une première fois… Nous devrions avoir une production supérieure cette année. J’en étais bêtement
fier alors que je n’en étais pas vraiment responsable. Nous mangions beaucoup d’olives à la maison.
Le matin avec le petit déjeuner, le midi et le soir, servies dans une
soucoupe. Les bienfaits des olives vus par internet :
Les olives sont riches en polyphénols, un
antioxydant puissant qui permettrait de renforcer le système immunitaire, de
diminuer le stress oxydatif des cellules du cerveau et de renforcer la mémoire.
Elles contiennent par ailleurs des acides gras insaturés qui permettraient de
réduire le risque de maladies cardio-vasculaires et de diminuer la tension
artérielle. Ces « bonnes » graisses ne font pas grossir et peuvent
même vous aider à garder la ligne en favorisant la sensation de satiété.
L’olive est donc un allié minceur… qui l’aurait cru ? Les olives seraient
également bénéfiques pour les yeux et la peau ! Ces fruits fournissent au
corps une source de vitamine A, importante pour la qualité de la vision, pour
protéger la peau et également pour lutter contre l’apparition des rides.
C’est vrai que je
voyais ma famille avaler des quantités incroyables d’olives et d’huile d’olive
sans grossir. L’huile d’olive était d’ailleurs utilisée
en grande quantité à la maison et
sans aucune restriction. Elle était ajoutée dans la soupe, dans la salade, dans les
plats consistants. Bref, c’était le médicament universel, tant cité dans les
livres anciens. Je n’étais pas absent de la consommation familiale, je
participais activement à dilapider les récoltes du jardin. Aïcha mangeait des
olives dans la journée sans que rien ne l’y oblige. Elle allait dans le placard, ouvrait le
bocal et puisait largement dedans. C’étaient des gestes répétitifs et
automatiques. Ce n’était pas la faim, non, c’était une habitude, du grignotage,
une sorte de vol à l’étalage. J’allais dans mon bureau, je m’asseyais devant
l’ordinateur. Après qu’il fut allumé, je réfléchissais à ce que j’allais écrire.
Le démarrage était difficile, les premiers coups de pédale pour entraîner la
chaîne de vélo demandaient de la force et de la constance. Ouf, cela y était, j’avais
démarré. Je me demandais s’il existait des panneaux isolants à coller sur les
plafonds et les murs. Il existait de nombreux panneaux isolants, mais pas
collés. J’étais toujours obnubilé par la protection des murs intérieurs. Il
fallait des spécialistes, cela revenait très cher. Ce n’était pas pour Ali. Il
faudrait pourtant que je m’y fasse. La solution serait peut-être la
construction d’un double mur en briques. Une isolation intérieure entre les
deux murs par du polystyrène serait la bienvenue. J’allais en discuter avec
Abdelkader. Tout serait une question de prix, briques, isolants et
main-d’œuvre. C’était terrible, que tout se résume aux questions
de prix. Cette maison était un gouffre financier si je voulais aller au bout
des travaux. Il fallait savoir ce que nous voulions. Nous le savions ! Rendre
cette vieille maison plus confortable. Elle le serait, avec le temps.
Après mon bureau, une petite pièce, ce serait le tour du salon, d’une surface
beaucoup plus grande. Ainsi allaient les choses. Si Abdelkader savait
travailler le plâtre, ce serait plus pratique et moins cher, nous verrions avec
lui. Le bureau était mon lieu de travail, je voulais qu’il soit fait en
premier. Nous attendions toujours le devis de la véranda. Il ne fallait pas
être pressé. La véranda était un travail à exécuter d’urgence. Elle empêcherait
la pluie de dégrader le mur extérieur de la maison. Nous
installerions ensuite le groupe électrogène. A Gueddari, les coupures
électriques duraient de longues heures. Le groupe, doté de la faculté de fonctionner aussi bien avec le gaz que de
l’essence, serait donc très utile. Ces détails
comptaient dans la vie de tous les jours. J’avais fait le tour des travaux à réaliser. Je me recentrais sur mon objectif, continuer l’écriture de plus en plus difficile de mon roman. Un souvenir me revint sans
crier gare. Un jour à Tanger, Leila arriva en courant, elle criait, papa, papa,
il y a le feu dans la prairie. Je sortis vite du bureau. De ma fenêtre, du premier
étage, je voyais qu’effectivement le feu avait pris une place importante dans
la prairie en face de l’immeuble. Le mobil home du gardien du chantier était
entouré de flammes. Des volontaires jetaient de l’eau sur le petit bâtiment.
Les pompiers arrivèrent très vite, déployèrent leurs lances et aspergèrent les
herbes de tonnes d’eau. Le feu s’était éteint, mais ils continuèrent
leur travail par prudence durant dix minutes encore. Le mobil home
était sauvé, il avait été léché par les flammes sans l’endommager. Le feu s’était
sans doute propagé à cause d’un mégot jeté là, c’était probable selon les pompiers. Il faisait beaucoup de vent, et les fils électriques vaient mis le feu à
l’herbe. Cette anecdote m’était revenue subitement à l’esprit. Le
cerveau est empli de souvenirs comme celui-ci qui surgissent sans le vouloir! Ils ne réapparaissent pas à la demande. Le cerveau clique sur un de ses
neurones et hop, un souvenir refait surface. Mais ce souvenir ne suffit pas à remplir une page
et à me guider vers la fin de mon manuscrit. Il était là, c’était tout, venu de
nulle part. Abracadabra, c’était de la sorcellerie. Sur mon clavier, je tapais
quelques mots qui me paraissaient aller dans le bon sens. Nous avions décidé
avec Rachida de nous rendre à Sidi Yayha pour faire des emplettes dans un
nouveau magasin, style supermarché. Cette visite nous permettrait de voir ce
que ce magasin offrait à la clientèle, et pourrait sans doute nous éviter de nous
déplacer à Kénitra ? C’était un magasin de produits turcs. Il y aurait-il toujours
le problème de la carte bancaire, problème récurrent à la campagne. C’est pour cette
raison que nous allions faire nos achats à Kénitra, soit cent quarante
kilomètres aller-retour à parcourir. Cela faisait cher le paquet de
beurre ! J’avais décidé d’arrêter de fumer, j’attendais mes cigares de
Cuba. Le tabac de qualité était en rupture de stock en raison du problème
frontalier entre
l’Espagne et le Maroc. Les relations allaient s’améliorer et avec elles, la
vente de mes cigares de Cuba. Pour ma pipe, j’attendais le tabac Amphora. Driss
arriva avec sa vieille mobylette dans une pétarade de sons et une fumée à asphyxier
la population. Il descendit de sa machine en boitant : il était tombé et
s’était fait mal. Il n’avait rien de cassé, fort heureusement. Aïcha lui amena
la théière et une tasse. Il se servit un thé bouillant avec trois morceaux de sucre
blanc. Il avait des ecchymoses aux bras et aux jambes. Rachida désinfecta ses plaies avec de la
Bétadine. Il avait roulé sur un caillou qui avait déséquilibré la
mobylette. C’était un souci, ce transport sur un deux roues. Au Maroc,
généralement, leurs conducteurs ne mettaient pas leur casque. Les risques
étaient amplifiés. Les jours de souk, j’avais toujours la crainte de voir un
accident. Il y avait tellement de monde. Entre les automobiles, les chariots
tirés par les chevaux, les vélos, les motocyclettes et les mobylettes.
C’étaient un jeu d’esquive. Je n’aimais pas du tout ce
jour pour la circulation des deux roues. Driss était passé maître dans ces
démonstrations. Il amenait Aïcha et Rachida derrière sa mobylette. La pauvre
n’en pouvait plus de supporter de tels poids ! Heureusement, cet
accident n’avait pas eu de graves conséquences. J’espérais que Driss dorénavant
porterait son
casque. Il faudrait racheter de la Bétadine, le flacon était
vide. La réserve de produits pharmaceutiques à la maison était importante. Nous étions
nombreux. Il nous fallait tout prévoir : les plaies, les maux de tête, les
coliques, les diarrhées, les pansements, l’albuplast, l’alcool à quatre- vingt
dix degrés, les bandes Velpeau. Une petite armoire était prévue à cet usage.
Que de choses fallait-il ranger en prévision de catastrophes. Une épine dans le pied ou dans la main,
il fallait une pince afin de retirer cet hôte gênant puis désinfecter. Aïcha s’en tirait très bien. Rachida s’était spécialisée dans les
massages pour atténuer les douleurs, les étirements. Les familles comportaient plusieurs spécialistes. Le médecin n’était appelé qu’en cas d’urgence, le reste était traité entre nous. C’était mieux ainsi ! Wallid se
portait bien entre sa maman et Rachida. Jamel s’habituait à son nouvel
environnement. Leila était ravie de s’en occuper en revenant de l’école. Elle
caressait son petit museau blanc, il semblait tout content. Elle
lui donnait son grand biberon de lait, qui serait supprimé prochainement. Il serait bientôt capable de se nourrir exclusivement de fourrage. Ses hj han hi han seraient ceux d’un adulte. Leila pourrait monter sur son dos et il tirerait la
petite charrette. Il ne serait ni esclave ni maltraité, ce n’était pas dans
notre nature. Il serait comme les autres pensionnaires de la maison, aimé et
gâté. Les canards se déhanchaient à la queue leu leu, cela me réjouissait
toujours autant. Après un plouf dans la mare, ils glissaient avec grâce sur l’eau. Plus rien à
voir avec leur démarche disgracieuse. J’avais envie de construire un enclos
pour les poules de Rachida, avec un abri pour qu’elles puissent pondre et
s’abriter de la pluie. Des poteaux en bois, quelques
planches et du grillage devraient faire l’affaire. Il y aurait peu de frais
pour optimiser leur logement. Le coq serait
chez lui et veillerait sur sa basse-cour. Nous, nous n’aurions qu’à ramasser les œufs
gentiment pondus par les cocottes de Rachida. C’était la belle vie, non ? S’adapter aux
difficultés était l’une des premières leçons de la vie. Réfléchir à la manière
dont on pouvait surmonter ce handicap, l’authentifier. Quand c’était surmonté, cela
paraissait tellement facile, que l’on se faisait des reproches. Ouais, c’était
ainsi que je procéderais avec les poules de Rachida. Il y avait environ
soixante-dix mètres carrés, largement de quoi picorer sans avoir
peur du loup. Leila serait contente de leur jeter du grain à travers le
grillage et de chercher les œufs. Ils n’avaient pas du tout le même goût que
les œufs des poules d’élevage de trois cents poules, si ce n’est plus,
entassées dans un bâtiment ! Un produit bio supplémentaire pour nous. La
prochaine fête du mouton, l’Aïd al-adha serait célébrée le dimanche 10 juillet
2022. Encore un mois. L’on commençait à en parler de plus en plus souvent. C’était
une date historique, tirée de l’Ancien testament. Elle symbolisait le sacrifice
d’Abraham sur son fils, commandé par Dieu et compensé par sa grâce par le
sacrifice d’un bélier. Le Coran le rappelait dans la sourate XXXVII, que les musulmans
n’oubliaient pas de lire. Ils la connaissaient par cœur. La vie au Maroc
fonctionnait en osmose avec la religion, c’était un équilibre indispensable. Nous
étions vendredi, le muezzin appelait à la prière du haut du minaret de la mosquée
du douar. Les hommes, les ablutions effectuées entraient dans la mosquée pieds
nus, écouter l’imam et prier. Tous les hommes de la famille étaient revenus en
discutant avec animation. Ils s’installèrent à table pour déguster le
couscous d’Aïcha. Leila était contente, c’était le seul jour de la semaine où
il y avait du Coca Cola. J’avais eu une bonne surprise à la fin du repas. Ismaïl
m’avait acheté des cigares Guantanaméra, des Havanes de Cuba. Il les avait trouvés dans une
boutique au centre de Tanger. Comme ils étaient agréables à fumer ! J’allais
essayer de faire durer le paquet jusqu’à mon anniversaire.
J’avais
beaucoup de mal à terminer mes cent pages. L’inspiration devenait difficile. Je
m’étais toujours demandé comment faisaient les écrivains pour aller jusqu’au
bout de leur récit. Ils devaient avoir un cerveau différent du mien. Je butais
sur l’histoire, une histoire faite d’anecdotes émanant du village ou de la famille. Je
puisais tout au fond de ma mémoire pour trouver quelque chose d’intéressant, de
nouveau qui relèverait le niveau de mon récit. C’était
peine perdue, rien ne venait à la rescousse. Je n’allais tout de même pas
ingurgiter une mixture miraculeuse, vendue par des jeteurs de sorts pour
développer le cerveau. Pouah, nenni, il n’en était pas question. Je
n’étais pas adepte de ces trucs, aphrodisiaques, eaux de jouvence et autres
machins ! Certains l’utilisaient pour retrouver la force, la décupler.
Berk, c’étaient de vilains procédés. Je n’en voulais point. Tant pis pour les
ricanements derrière mon dos, la poudre de perlimpinpin, très
peu pour moi ! Laissons cela aux pauvres d’esprit. Les croyances
ancestrales perduraient, les sorciers avaient encore de beaux jours
devant eux. Je ne croyais qu’à la science et à ce que je voyais. Le Coran nous
apprenait tout de la vie, il ne fallait pas chercher ailleurs des solutions
sorties des réalités. Les sorciers ne feront jamais par leurs simagrées le
résultat de quatre fois quatre Bon, j’avais mal aux yeux, il était deux
heures du matin. Je me levais, fermais l’ordinateur, éteignais la
lumière et allais me coucher. Je me glissais dans les draps. J’avais réveillé
Aïcha. Elle passa ses bras autour de mon cou et m’embrassa. Nos lèvres aspirèrent le
souffle du désir, le souffle de l’envie. Nos mains unies, alliées dans
l’étreinte s’étaient resserrées conjointement. Nous avons visité ensemble un
monde de fleurs et d’oiseaux.
DORS MON AMOUR
Laisse- moi te regarder
Dors mon amour
Tes yeux clos
Renferment tes secrets.
Quels sont-ils
A quoi penses-tu ?
Es-tu heureuse
Dans tes rêves
Suis-je avec toi ?
Je voudrais
Déposer un baiser
Sur tes lèvres ouvertes
Dors mon amour
Où es-tu ?
Dans quelles profondeurs
De l’esprit es-tu
Je ne peux t’accompagner
Jouir avec toi
De tes rêveries
Planer en toute liberté
Dans un monde libéré
Conduit par les anges
Dans le pays doré
Des fruits d’or et d’argent.
Dors mon amour
Tu ne sauras jamais
Que je t’ai regardée
Caressée du regard
Aimée de mon âme tourmentée.
Dors mon amour
Mon aimée
Ma désirée !
Ali GADAR
Commentaires
Bref je l’ai lu sans m’arrêter 😉 donc pour moi c un grand bravo !!!!