LA FLEUR DU GHARB, roman de Ali GADARI auteur


                                                                     

                                                C'est un roman de 109 pages, des histoires, des anecdotes sur mon village, sur ma famille, des poémes, des pensées, des choses toutes                                                     simples, mais tellement importantes    


LA FLEUR DU GHARB

Ali GADARI

 

Que pouvais-je dire de plus ? Il y avait des heures que ce gendarme aux joues bien rasées et à l’impeccable uniforme me titillait le cerveau et le moral par des questions cent fois répétées. La fatigue se faisait plus grande, j’avais mal au dos, ma position sur la chaise n’était inconfortable. Que voulait-il à la fin, je lui avais tout dit.  Je n’avais rien vu, rien entendu. j’étais attablé avec ma famille devant une chorba bien chaude, la soupe marocaine traditionnelle du Ramadan suivie de baklawas au dessert, au milieu des rires et des éclats de voix. La  télévision allait autoriser  l’heure du repas, chacun patientait, assis sur les canapés.  Le gendarme s’agaçait  de ne pas avoir de résultats. Comment pourrais-je lui en donner, d’ailleurs ? Je recommençais mon récit : A dix- neuf heures, avec Driss, j’avais fermé le portail, allumé les lampes dans la cour et j’étais rentré dans la maison pour regarder l’écran avec le reste de la famille. Après dîner j’avais allumé ma pipe, tiré sur le tuyau en aspirant la fumée, Détail qui énervait l’adjudant -chef qui se nommait Abdelatif Makhrouch et prenait son travail très au sérieux. Il m’avait ciblé d’emblée, moi l’étranger, un français dans le douar. Ce ne serait pas surprenant que je sois l’auteur du viol d’Hanae, qui avait été transportée à l’hôpital de Kénitra. Lors des examens, le médecin avait constaté le viol avec violence qu’elle avait subi. Assommée par son agresseur, elle ne se souvenait de rien, n’avait pas vu son visage. Le docteur lui fit avaler un comprimé de **Conception** pour éviter les risques d’une grossesse non désirée. A partir de là, l’enquête menée par l’adjudant-chef Abdelatif Makhrouch tournait autour d’Ali, alias Pierre, converti (pas de t à converti, c’est un participe passé)à l’Islam lors de son mariage avec Aicha. Dans la tête de l’adjudant, ce ne pouvait être que lui ! À l’heure supposée du viol, pourtant, Ali était à l’intérieur de la maison, toute la famille le jurait, mais l’adjudant- chef n’en avait cure. Au Maroc l’on se serrait les coudes et c’était normal que la famille me défende. Dans le même temps, notre adjudant, flairant une grosse affaire, avait fait les choses en grand en demandant à la Sûreté Générale des renseignements relatifs à la vie d’Ali en France. C’était le bouquet.

            Convoqué à la gendarmerie, j’imaginais que c’était pour signer ma déposition, mais que nenni, ce gendarme casse-noisettes attendait le résultat de l’enquête serrée concernant ma vie en France. J’étais en colère. A force d’être suspecté, j’en étais arrivé à ne plus le supporter. Debout contre la fenêtre du bureau, je suspectais que ce gendarme allait me passer les menottes  et me faire passer la nuit en prison…

-Bien, me dit- il enfin en me priant de m’asseoir, j’avais demandé des documents sur votre vie antérieure en France, je vous demande de confirmer ou de nier les renseignements reçus à votre sujet. Commença alors une longue litanie de ma vie antérieure. À mon grand regret, dit-il, je n’ai pas reçu des autorités judiciaires françaises des faits qui pourraient vous être reprochés, ce qui ne m’empêche pas de toujours vous soupçonner de l’agression commise sur Hanae.

-Vous êtes terrible, adjudant, même sans élément plausible vous continuez à me traquer.

Les autres membres de la communauté du douar ont également été interrogés plusieurs fois sans succès, mais les soupçons se portaient toujours sur le français !

Nous en savions un peu plus sur Hanae. Cette jeune fille avait été chassée de chez elle pour une peccadille à une heure du matin par son père violent et alcoolique. Hanae, errante dans les rues du village, était devenue une proie facile. Elle n’avait pas vu son agresseur qui l’avait immédiatement assommée avant d’abuser de sa virginité. Cela avait fait grand bruit dans le village et les douars alentour. Elle avait été retrouvée, gisant à côté du chemin près de la maison d’Ali, par Rédouane qui l’avait amenée chez Driss et Aicha, avant d’appeler la gendarmerie. Ce triste évènement avait donné lieu à toutes sortes d’accusations suscitées par la jalousie ou simplement la méchanceté.

-Que faisait- elle à cette heure cette petite waquiha, (salope), bien sûr son père avait eu raison de la foutre à la porte, des paroles qui ne tenaient aucunement compte de la réalité. Quand le village apprit plus tard les raisons de la sortie tardive d’Hanae, ce fut le silence, l’on aurait entendu les mouches voler, les habitants étaient conscients de la légèreté de leur jugement infondé.

            La vie du village continuait, dans le douar, où seul Rédouane possédait un tracteur. Il louait ses services aux autres agriculteurs. Sauf en période de Ramadan, il travaillait très tard. Il n’avait donc rien vu. Après avoir labouré ou hersé ses propres champs, il travaillait pour les autres agriculteurs du douar jusqu’à minuit ou une heure du matin. Ahmed n’avait pas les moyens de l’engager, possédant seulement deux hectares de terres qu’il travaillait avec son cheval, Boulou, un percheron courageux aux capacités peu communes. Je me souvenais, par mes lectures, de l’arrivée de ce cheval arabe au septième siècle. Le percheron avait participé à la conquête de l’ouest et à l’attelage des diligences, aux Etats-Unis et en France. Il tractait les voitures postales au dix-neuvième siècle au trot et au galop. Cela m’amusait de repenser à tout cela, nos chevaux français à la conquête de l’ouest, la traversée de la France en diligence ou en chariot postal. John Wayne sur un Percheron, quelle blague !

Chacun vaquait à ses occupations. Les femmes faisaient du charbon de bois, préparaient la cuisine dont les odeurs embaumaient l’environnement immédiat. Rachida raccommodait l’extérieur de son four à bois, conçu spécialement pour cuire le pain. Ce  four s’était affaissé,  alors elle avait cassé toute la structure et préparé la terre. Elle avait pris une brouette de glaise dans le jardin, qu’elle avait abondamment mouillée avant de la mélanger à de la paille. Satisfaite de cette mixture longtemps pétrie avec ses mains dépourvues de gants, elle construisait à présent les murs du four en jetant de grosses poignées de terre l’une sur l’autre  jusqu’à ce que le mur endommagé soit assez haut pour enfourner le pain. Elle s’appliquait à lisser les côtés avec soin et quelques heures plus tard les murs étaient secs. Le lendemain le pain cuirait à nouveau dans un four tout neuf ! La fin du ramadan, l'Aïd el Fitr, verrait la famille et les voisins nous visiter.  Driss tuait l’un de ses moutons, le dépouillait, le vidait de ses viscères. Durant ce temps, Rachida faisait un feu d’enfer dans le nouveau four. La terre était brûlante, la braise était à point, nous pouvions poser le mouton sur le grill. Les adolescents de la maison et du voisinage surveillaient la cuisson de la viande.

            Oh merde, dis-je, n’ayant pu me retenir de jurer, l’adjudant-chef Abdélatif Makhrouf se présentait au portail… J’allais vers lui et d’un air goguenard je lui demandais:

-Vous me passez les menottes ?

-Ne soyez pas hargneux Ali, je faisais mon boulot, nous avons trouvé le violeur de la jeune fille, il n’est pas de Gueddari. C’est un rodeur sans domicile fixe déjà remarqué à Sidi Slimane, qui a profité de la peine d’Hanae. Il va prendre le maximum. Je voudrais bien qu’ Hanae oublie cette triste aventure.

-Je suis très heureux mon adjudant d’être enfin libéré de toute suspicion à mon égard.

-Voulez -vous déjeuner avec nous à la fin du Ramadan pour partager et oublier les problèmes, lui proposais-je ?

Je ne peux pas, je dois tenir la garde de la gendarmerie. Ce sera pour une prochaine fois. Dans le vrombissement du moteur, de l’estafette de la gendarmerie pilotée par l’adjudant- chef Makhrouf s’éloignait dans la poussière du chemin de terre. J’étais satisfait, enfin une bonne nouvelle pour cette fin de ramadan, la gendarmerie me laisserait tranquille une bonne fois pour toutes.

Ya, hé, criait Driss, son et appel résonna jusque dans les champs d’à côté. Chacun se mit à table savourant à l’avance le goût du mouton. Deux ouistitis moqueurs à peine âgés de seize ans habitant une des maisons du douar apportèrent le mouton embroché, dans un grand plat décoré fait pour cela. Le silence s’établit dans une communion d’esprit, Rachida coupa la viande et distribua les morceaux aux convives. Les Marocains font une consommation de lait étonnante. Leurs verres furent remplis du lait tiré de la vache le matin même à la ferme de Rédouane. Moi, je ne buvais que de l’eau de source en bouteille. Le repas fut animé par deux larrons qui racontaient histoires et bonnes blagues devant l’assemblée hilare.  À un moment Ahmed, le plus vieux du douar, proposa de réciter un verset du Coran. Chacun se donna la main autour de la table en bois légèrement bancale et récita le court verset de** la Défense**, chaque strophe étant ponctuée par les Amin de l’assemblée. Ce jour était

un jour de joie, L’Aïd El-Fitr était le jour de la rupture du jeune. Le Ramadan, dont la période est fixée selon des calculs astronomiques basés sur le calendrier lunaire islamique, était terminé.

Au Maroc lorsque l’on avait envie de sortir de table, l’on tirait sa chaise et après s’être levé on sortait. Chacun était libre de rester à table ou de la quitter. Aicha et Rachida vinrent avec un plateau de thé et de café. J’adorais le café. Habitude familiale, je ne prenais pas de thé. Les plateaux étaient également garnis de gâteaux au miel, miel du jardin, de nos fleurs. Adam, l’apiculteur venait avec ses ruches et les disposaient dans le pré, suivant une géométrie bien précise. Ces petites abeilles, merveilles de la nature, butinaient les fleurs des bougainvilliers et des eucalyptus. En récompense, l’apiculteur nous remettait une grosse bouteille de miel de deux litres que nous conservions précieusement pour les jours de fête.  Adam avait des dizaines de ruches disposées dans les près de Gueddari avec l’autorisation des propriétaires. Son miel était naturel. Pas de cochonneries à l’intérieur, pas de mélanges nauséabonds comme dans les miels industriels.

L’Aïd El-Fitr se terminait en musique avec l’orchestre de Larbi Briwiga, un très bon orchestre de Chaabi de la région du Gharb, invité par Rédouane. Le rythme et les paroles des musiques Chaabi donnaient le vertige aux jeunes gens qui s'étaient levés de table. Les bras au-dessus de la tête ou derrière le dos, ils dansaient frénétiquement. Debout, Larbi jouait du violon. L’archet virevoltait sur les cordes et émettait des sons acides. L’orchestre était composé de quatre musiciens. Mohamed pianotait sur le clavier de l’orgue électronique en déplaçant très vite ses doigts sur les touches blanches et noires. Abdelkader grattait sa guitare et Youssef soufflait dans sa lghita émettant des sons aigus et brefs. La lghita était un instrument indispensable dans les fêtes et manifestations au Maroc, instrument  qui demandait un entraînement particulier pour obtenir le souffle adéquat. Les deux danseuses s’avancèrent et se déhanchaient habillées de magnifiques robes de couleur, leurs chants étaient très aigus, les voix hautes. À un moment donné, elles dénouèrent leurs cheveux qui  flottèrent dans leur dos, imitant les crinières des chevaux, puis soudainement elles roulèrent sur le tapis, tête en avant, avant de se retrouver sur les jambes sous les applaudissements nourris de la famille et des amis.

Le lendemain matin fut pénible. Le manque de sommeil se faisait sentir, et un grand bol de café m’était indispensable. Je sortis et je fis un tour dans le jardin pour admirer mes bougainvilliers en fleurs, et les arbres fruitiers auréolés d’une couleur rose. Les odeurs pugnaces de la bergerie me saisirent les narines, il allait falloir la nettoyer, sortir le fumier, le jeter sur le côté du chemin où il serait ramassé. Un camion s’en chargeait chaque semaine, et vendait le fumier des bestiaux aux maraîchers pour enrichir leurs terres.  J’allais avoir de beaux fruits cette fois encore. Toute l’année j’avais la chance d’avoir des fruits; la saison se terminait par les pamplemousses. Je récoltais environ soixante ou soixante-dix kilogrammes de merveilleux raisins blancs, sucrés à souhait, sur les vignes grimpantes que je taillais chaque année en mars. En avril, les pousses jaillissaient des branches avant de former un épais manteau de feuilles et de grappes vertes, des grappes vertes qui portaient les petits boutons annonciateurs de succulents raisins. Content de mon tour d’horizon, je bourrais ma pipe que j’allumais dans des volutes de fumée odorante. Assis sur le banc, je profitais de la matinée déjà bien engagée. Le soleil planifiait son parcours en se déplaçant de mon horizon. Driss, il y a deux années, avait mis ses moutons en liberté, et ces terribles prédateurs avaient décortiqué jour après jour l’écorce de l’eucalyptus centenaire. Sa mort n’est plus qu’une question de temps. Très vite j’ai replanté deux pieds d’eucalyptus que j’ai protégés par une barrière de grillage et de barbelés. Je n’aimais pas tuer les arbres que je considérais comme des envoyés du ciel, des maîtres de vie. Leurs racines profondes fouillaient l’intérieur de la terre. Leurs branches s’élançaient vers le ciel dans une rectitude exceptionnelle avec des feuilles aux senteurs infinies, délicates, attirant les papillons et toutes sortes d’insectes. Les oiseaux s’y nichaient et se cachaient comme ce couple de tourterelles bavardes et sautillantes.

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J’avais terminé de fumer ma pipe, je vidais le foyer en la frappant doucement contre la grosse pierre à côté du banc.  Les mouches se faisaient bavardes en tournoyant auprès de moi et en me chatouillant les mains et les joues. Tiens, voilà Arabie, sa Térésa posée sur sa tête, des clochettes en tissus de couleur ornant le bord de son chapeau. Il venait juste discuter de tout et de rien et surtout pour boire le thé préparé par Aicha. Arabie était agriculteur, un tout petit agriculteur, ne possédant que quelques hectares de terres. Il récoltait, bon an, mal an, cinq quintaux de maïs, et quatre levées de luzernes qu’il vendait aux éleveurs de vaches et de moutons. Aicha arriva avec le plateau en inox, la théière fumante de thé bouillant parfumé à la menthe, accompagné de petits gâteaux au miel. L’épisode concernant Hanae s’estompait, j’avais été traumatisé par cet épisode, Dieu soit loué. Arabie parlait de son fils qui avait acheté une camionnette Susuki, dans l’espoir de faire des livraisons pour ceux qui n’avaient pas leur propre véhicule. Petits moyens, mais à la campagne cela permettait de subsister. Il existait aussi à Dar Gueddari des livreurs en bicyclette, qui pédalaient des kilomètres pour livrer une douzaine d’œufs, un poulet, du sucre, quel que soit le temps. Qu’il plût ou qu’il vente, leurs coups de pédales étaient dignes du tour de France ! Ces gens-là avaient toute ma sympathie et mon respect.

Chaque  jeudi, le souk s’étendait sur près d’un kilomètre dans tout le village modifié par les commerçants, avec des abris en toile tendus sur les trottoirs. Ce jour -là, c’était Bizance. L’on y trouvait de tout, de la paire de chaussures au harnachement des chevaux en passant par la vaisselle, les légumes et les fruits. Les vendeurs criaient pour attirer le client et proposer leurs produits. Il y avait tellement de monde que la circulation était difficile. Les chariots tirés par les chevaux avaient du mal à se frayer un chemin. Des altercations éclataient parfois entre conducteurs de chariots qui n’allaient pas plus loin que l’invective. Les déchets s’accumulaient sur la chaussée et les trottoirs, rendant la chaussée glissante. La population du village avait doublé de par l’arrivée au souk de la population des douars des alentours. Des travaux avaient été effectués par la municipalité. Le rond- point, source de pagaille le jour du souk, avait été supprimé, rendant la circulation beaucoup plus facile. Aïcha ne voulait pas conduire ce jour-là, c’est Driss qui était de corvée. Il transportait à tour de rôle sur deux kilomètres Aïcha et Rachida à l’arrière de son vélomoteur. Les femmes avaient les fesses en compote à l’arrivée, cela donnait toujours lieu à des quolibets de la part des commerçants. Les deux femmes avaient des répliques cinglantes, car les Marocaines ne s’en laissent pas conter.  Commençait alors le long parcours de la recherche des légumes, des fruits, des objets. Aicha s’était emballée pour des fauteuils en plastique  bon marché, elle en acheta quatre. Au bout de deux heures, les courses terminées, elles se retrouvèrent à la maison après avoir  fait le trajet assises sur un vieux chariot en bois en compagnie d’autres habitants du quartier, et au pas d’un vieux cheval fatigué. Entre la marche, les discussions avec les commerçants et le poids de leurs sacs, elles étaient exténuées. Ce n’était pas le moment de les contrarier. J’allumais une pipe, m’assis sur le banc et fermais les yeux en aspirant la fumée. L’odeur des eucalyptus parvenait à mes narines, j’avais le sentiment de vivre un instant de qualité. Les mouches étaient toujours présentes. Attirées par les moutons, elles volaient lourdement autour de moi, se posaient sur la table par dizaines et reprenaient d’un coup leurs vols disparates. Le bélier se manifestait par moments avec des bêlements agressifs, repris en chœur par les brebis. Le vent s’était levé. Venant de l’Atlantique, il chassait les nuages gris qui stagnaient sur la plaine du Gharb et les sacs plastiques du chemin. Les chiens de la maison s’étaient allongés contre le mur de la maison se protégeant ainsi du zéphyr agressif.

Ali ! C’était le cri de ralliement de Aicha pour le déjeuner. Pas question de désobéir. Toute la famille s’était réunie autour de la table à l’intérieur de la maison, vent oblige. Un magnifique poulet rôti cuit à point accompagné de pommes de terre et de fins haricots verts choisis par ces dames au souk. Les senteurs qui montaient du plat nous mettaient l’eau à la bouche. J’étais le plus âgé, j’étais servi le premier. C’était mon privilège, la vieillesse au Maroc se respectait ! Les os furent distribués aux chiens sauf à Pilou, mon petit Bichon qui aurait risqué de s’étouffer.  Leila était à l’école, elle dînerait ce soir avec nous tous, et retrouverait les chats qu’elle adorait et cajolait à longueur de journée. Elle avait un amour immodéré pour les chats. Je suis très heureux qu’elle aime les animaux et les arbres. Cela fait partie de ce que je lui avais inculqué, le respect de la nature, de tout ce qui vivait. Elle  avait progressé en français, j’en étais ravi. Un professeur de son école lui donnait des cours particuliers deux fois par semaine, en français et arabe. J’avais promis de lui acheter un vélo si elle avait la moyenne à la fin de l’année. Son parcours était chaotique dans sa petite vie, mais depuis qu’elle était avec nous, tout avait changé, elle avait trouvé une famille, des parents qui l’aimaient et qui le lui faisaient savoir. Cette vie à la campagne était bénéfique pour elle, elle s’épanouissait au contact de la famille et du voisinage. Leila était vive, rieuse, et aimait jouer des tours. Elle venait me faire des câlins, de gros bisous claquants sur les joues par surprise . Je faisais semblant de grogner, mais en fait j’adorais cela.

J’étais sorti de table pour fumer ma pipe, assis sur le banc de la terrasse. Des tourterelles chantaient dans un roucoulement de soprano, le contre-ut à répétition. Elles se cachaient dans les eucalyptus, je ne les voyais pas, seuls leurs chants étaient audibles. Les mouches étaient toujours là à m’empoisonner l’existence avec leurs chatouillis sur les bras, les joues, et leurs bourdonnements incessants. Elles formaient des escadrilles en s’agglutinant sur des restes de repas jetés aux chiens. La tonnelle, à l’entrée de la maison, était recouverte par des bougainvilliers de différentes couleurs. Le jaune tranchait avec le rouge voluptueux. Cette vie, ces plantes si belles me réjouissaient. A notre arrivée dans cette maison, il n’y avait aucune plantation, c’était  déprimant. J’avais acheté au souk trente oliviers et une vingtaine de citronniers, mandariniers, orangers, pêchers, figuiers et autres arbres fruitiers. Quand j’avais voulu les planter, je n’avais jamais pu enfoncer ma bêche dans cette terre qui n’avait jamais été cultivée, et c’est à barre à mine que j’avais réussi à creuser des trous. La terre était bonne, elle m’avait récompensé par une intense fructification dès l’année suivante ! Cette année encore, il y aurait des fruits, à en juger par le nombre de fleurs qui couvraient l’espace du jardin. Le sifflement sourd du train crevait le silence de la plaine. Les pique-bœufs effrayés s’envolaient dans une ronde blanche pour se reposer très vite sur l’herbe autour des rails d’acier, à quatre cents mètres de la maison. Des nuages, aux formes bizarres et parfois effrayantes,  étaient poussés vers l’est, comme si le passage du train les obligeait à prendre cette direction. Les moutons placides, au contraire des pique-bœufs, n’avaient pas bougé d’un centimètre au passage du train. De l’autre côté de la voie ferrée, le chemin de terre était emprunté par de lourds camions destinés aux constructions d’immeubles. C’était ainsi, même à la campagne, les immeubles fleurissaient dans les champs, pauvres marguerites, martyrs du modernisme. Nos enfants verront-ils encore fleurir les marguerites, les pâquerettes, les coquelicots ? Je pensais à Leila, j’aimerais tant qu’elle puisse cueillir encore toutes ces fleurettes pour les mettre dans un pot. Mon petit oiseau était né dans  une  drôle d’époque. Les poules de Rachida caquetaient sans discontinuer en venant agacer Pilou. Je décidais de revenir à mon bureau. Mon roman prenait du retard, je manquais d’imagination. je butais sur la phrase charnière avec mon précédent chapitre. Cela faisait près de deux heures que j’alignais des phrases, j’étais satisfait et j’arrêtais d’écrire, je continuerais plus tard. Il commençait à faire sombre, le soleil fuyait très vite la plaine du Gharb en se noyant petit à petit dans l’Atlantique. Je sortis m’asseoir à nouveau sur le banc, je bourrais ma pipe et aspirais goulûment la fumée. Il faisait sombre, mais la nuit n’était pas tombée. Les arbres étaient déformés par l’absence de soleil, les branches s’agitaient doucement sur l’effet d’un petit vent. Les tourterelles s’étaient tues. Curieusement, un papillon blanc continuait à voleter, petite tache blanche voletant au milieu de ces géraniums d’un rouge éclatant. Sa vie était en danger. Lio, le chat de la famille l’avait repéré. Tapis au pied de l’une des vasques, il s’apprêtait à bondir sur le pauvre insecte. Je le chassais, histoire de laisser une chance au papillon blanc de se transformer en faiseur de miracles. Le symbole du papillon blanc est celui de la réussite. Quand  Il apparait dans la vie d'une personne, c'est souvent considéré comme le symbole d'un fort développement et d'une croissance spirituelle. Il annonce également la montée en puissance de la connaissance et de la sagesse spirituelles de quelqu'un. J’avais trouvé cela dans Google. Pratique, internet, n’est-ce-pas! Et voilà, la nuit était là sans bruit, doucement, elle nous enveloppait comme le drap du lit, mais nous ne voyions plus les étoiles, sans doute un effet de la pollution. Leila était sur mes genoux, câline, rieuse, j’aimais cette enfant, c’était la lumière de ma fin de vie.

Une heure du matin, j’arrêtais d’écrire, je me lavais les mains avant de me coucher, harassé par cette journée pourtant ordinaire. J’avais rêvé longuement cette nuit-là. J'avais lu quelque part que les rêves fascinaient l’espèce humaine depuis des millénaires comme en Mésopotamie il y a cinq mille ans. Le rêve serait, paraît-il, une fenêtre ouverte sur l’inconscient, dixit Garder Stout, j’adorais me monter du col et laisser croire à autrui que j'étais intelligent. Il feignait  de croire que je possédais de nombreuses connaissances alors que je citais des sommités intellectuelles volées en douce à internet. J’avais rêvé cette nuit de mon jardin, de la nature, d’arbres et de fleurs et la signification était: pensées positives, cela je le savais ! En fait tout se recollait, l’abstrait et le concret se complétaient, se rejoignaient dans l’esprit par une osmose subtile et savante. Après cet inventaire de la nuit passée au crible, je me précipitais sur la table de la cuisine pour avaler mon petit déjeuner préparé par Aïcha. Un grand bol de café, une baguette de pain frais ou grillé enduit de beurre salé de Bretagne et nappé de miel de mon jardin. Après tout cela j'étais de très bonne humeur, je faisais le tour du jardin avec Pilou, j’écoutais les tourterelles et les piaillements des moineaux. J’examinais les arbres fruitiers avec attention et jetais un peu de pain aux poules de Rachida. La journée commençait bien, assis sur le banc j’allumais ma pipe en fredonnant d’un air moqueur, j’ai du bon tabac dans ma tabatière….  Leila reprenait avec moi juste avant de partir à l’école avec ses rires d’enfants. Je tirais sur le tuyau de ma pipe en aspirant la fumée odorante. Le soleil levé à l’est était déjà haut, il éclairait toute la terrasse. Le bruit du tracteur de Rédouane me sortait de mes songes, je me levais et le saluais sur le bord du chemin.  Je l’invitais à venir boire un verre de thé à la menthe. Survint Arabie qui avait troqué sa térésa pour un grand chapeau de paille orné d’un gros ruban rouge cousu par son épouse autour de la calotte. Il avait dû s’enfoncer dans la boue, car ses bottes étaient toutes crottées. Il guidait son âne un peu rétif, attelé à une petite remorque toute rouillée emplie de luzerne pour ses bêtes. Le matin, les voisins du douar se rencontraient, buvaient le thé à la menthe, parlaient un peu et vaquaient à leurs occupations. J’adorais les ânes, j’en avais eu un, un baudet du Poitou, le plus grand des spécimens, que j’avais appelé Bibi. En grandissant, le bougre était devenu tellement fort qu’il me faisait tomber. J'allais en prendre un autre, mais un plus petit . Il en existait dans le douar d’à côté. Leila serait contente de monter sur son dos. Les voisins étaient partis, je me remettais à l’écriture dans mon bureau. Le clavier travaillait beaucoup, je n’avais plus de problème avec les touches, je m’y étais adapté. C’était un jour avec, les mots coulaient de source et s’alignaient sur la page, et je corrigerais plus tard s’il y avait  des rectifications à effectuer. J’étais satisfait de ma matinée, j’avais écrit deux pages qui me paraissaient belles. L’écriture est un immense travail de réflexion, d’attention, de composition et d’imagination . Les lignes doivent correspondre entre elles et les mots vous toucher au plus profond de vous-même. Une semaine d’écriture et seulement sept pages d’écritures…C’était le destin de l’auteur, petit à petit les mots vous venaient comme ça, seulement après que votre cerveau ait aspiré l’essentiel de cogitations diurnes et nocturnes souvent agitées.

Le camion de ramassage des fumiers officiait avec beaucoup de bruit. Le chauffeur restait au volant, les deux ouvriers maniaient la pelle et la fourche avec la dextérité engendrée par l’habitude pour envoyer le fumier dans la benne. Le fait de remuer le fumier faisait parvenir les odeurs jusqu’à nous. Le tabac brûlé dans ma pipe n’effaçait pas l’odeur pestilentielle, mais cela ne durerait pas longtemps, Dieu merci ! Le douar est un village miniature peuplé seulement d’une dizaine d’habitants souvent unis par de très forts liens familiaux. Après le camion de ramassage du fumier, la musique d’une série de clochettes agitées par le conducteur en casquette annonça l’arrivée d’un triporteur à moteur. Les femmes sortirent à sa rencontre, elles trouveraient là les produits qui leur manquaient, huiles végétales, produits ménagers, savons, anti-mouches, anti-moustiques. Moi, je n’en voulais pas, tous ces produits chimiques m’incommodaient !  Le triporteur repartit au son des clochettes qui donnaient lieu à des réflexions sur la qualité des produits de la part des femmes du douar.

Nous étions vendredi, jour de grande prière et de repos hebdomadaire au Maroc. C’était  le couscous du vendredi matin, une tradition, après la troisième prière de ce jour, la plus importante. Les hommes rentraient de la mosquée pour le partager en famille. Aicha et Rachida accomplissaient une œuvre d’art, leur couscous était connu et reconnu jusqu’au bourg. Sa délicatesse, ses odeurs subtiles, sa sauce flattaient les papilles des convives. C’était un jour de repos, les familles du douar se réunissaient autour du thé à la menthe et des petits gâteaux au miel pour bavarder. Les femmes s’embrassaient en entrant dans la maison, j’étais le seul homme que les femmes embrassaient, c’était un privilège dû à mon âge et à mes cheveux blancs. Les premières fois je m’en trouvais gêné, maintenant j’étais habitué, elles m’embrassaient le front, l’épaule et la main, signe de respect envers le vieil homme que j’étais. Je ne buvais plus de vin depuis mon mariage, j’étais devenu musulman par la grâce de ce mariage. Leur attention à mon égard était touchante. Je sortais de table pour allumer une pipe sur le banc.  Pilou m’avait suivi et s’était couché sur mes pieds. Ce petit bichon était adorable, il me suivait partout, anticipait un ordre. L’intelligence animale n’est  pas vaine. Ma pipe terminée, je sortis sur le chemin pour aller voir le travail de Rédouane. Un chemin de terre de quatre cent mètres de long environ donnait accès à la départementale de Sidi Yaya du Gharb. De chaque côté de ce chemin, les agriculteurs ensemençaient leurs champs. Rédouane, sur le côté droit, labourait la terre en longs sillons bien droits. Il aurait fini ce soir pour herser demain matin. Il sèmerait sans doute de la luzerne, plante prolifique qui produisait quatre levées après le fauchage. C’était rentable pour l’agriculteur qui peut ainsi vendre son fourrage plusieurs fois dans l’année. Sur le côté gauche, le blé était sorti de terre, et lorsqu’il serait fauché, ce serait au tour de la betterave. L’usine sucrière du village tournait à plein rendement, d’abord avec la canne à sucre ensuite avec la betterave. Le métier d’agriculteur était  difficile, peu lucratif, les heures passées ne  comptaient pas et  payaient peu. Quand Rédouane travaillait pour les collègues après son propre travail, j’entendais son tracteur revenir après onze heures, minuit, quelquefois plus tard. Ils avaient beaucoup de courage, ces hommes-là, accrochés à leurs terres transmises par les parents depuis des générations, opiniâtres devant les difficultés. Quand son tracteur revenait de mon côté, je le saluais en soulevant mon chapeau et en criant, oh !  Je vis un sourire sur ses lèvres. Une nuée de pique- bœufs suivait le tracteur à la trace, trouvant dans les sillons ouverts de quoi se nourrir. Ils s’envolaient bruyamment à l’arrivée de l’engin pour se poser aussitôt après. Le retournement de la terre développait ses odeurs particulières, un peu fortes ou fades suivant les endroits. La terre est comme une femme, différente à chaque endroit suivant sa nature, d’où ses odeurs particulières différentes. Sa couleur variait, allant de l’anthracite au jaune calcaire. Chaque terre est colonisée par des essences propres, des acacias aux eucalyptus. Nous n’étions pas très différents de cette nature, nous lui ressemblions beaucoup.

Younès m’avait amené auprès d’un tout petit oued, un ruisseau minuscule caché derrière quelques douars. Il fallait connaître sa cachette. Il y avait encore de l’eau, mais l’été arrivant, il se trouverait à sec jusqu’en l’automne,. Des peupliers bordaient sa rive par endroits, et certains étaient penchés vers l’est, poussés par les vents de l’Atlantique. Des bosquets de feuillus naissaient ici et là. La rivière de Dar Gueddari qui traversait le village était à sec depuis la construction du barrage sur le Sébou. J’étais triste de penser que cette rivière était condamnée à jamais. Younes, un gentil garçon toujours prêt à rendre service, très aimable, m’avait proposé d’aller à la pêche. J’étais d’accord, mais pas dans le Sébou, joli fleuve au demeurant, mais pollué en raison des exploitations agricoles qu’il traversait dans le Gharb. Il réfléchirait à un cours d’eau non pollué à proximité de Gueddari. Il m’avait amené visiter le barrage sur le Sébou à Sidi Alal Tazi, un impressionnant monstre de béton. L’eau… Je pensais à l’Afrique, à toutes ces populations qui manquaient d’eau. Que faisions-nous pour elles ? La tristesse m’envahissait, tous ces enfants décharnés par la faim et la soif alors que le monde était riche, tellement riche… J’aimerais pouvoir occasionner un miracle. Des scientifiques ont découvert une mer sous le Sahara. Etait-ce si difficile à l’époque des fusées intercontinentales de creuser sous le sable. Imaginez le Sahara sous les eaux avec une végétation abondante, des populations comblées. Je ne pouvais pas m'arrêter de rêver, cela deviendrait une réalité un jour, mais sans doute trop tard. Je ne le verrais pas, mais je savais que cela arriverait et là, l’Afrique deviendrait un continent immensément riche et le génie africain se révélerait dans toute sa splendeur. Nous autres, les nantis, nous n'étions plus capables de nous émerveiller devant un verre d’eau, pourtant, quel miracle que cela, ce liquide si précieux que nous jetions et que nous consommions à tort et à travers. Je souhaiterais ardemment que notre bonne fortune puisse continuer jusqu’à la fin des temps. Dans nos villages de l’Atlas, les habitants tentaient de s’organiser pour éviter  d’être marginalisés. L’eau était une priorité nationale. Après la construction des barrages, on procédait maintenant à la pose de conduites d’alimentation. D’excellents reportages portant sur ce sujet existaient sur internet,  ils me passionnaient en tant qu’ancien agent d’un service des eaux. Chez nous, à la maison, nous avions fait venir un sourcier. Je ne croyais pas beaucoup à ce truc. Et bien, je devais reconsidérer ma position : Après avoir arpenté tout le terrain, il s’est arrêté à un endroit, a planté un bâton dans la terre et nous a dit : là, vous avez l’eau à environ vingt mètres. Etait-il devin ? J’eus un petit ricanement discret. Il revint le lendemain avec deux compagnons pour forer à l’aide de tubes manœuvrés par une barre. Sur cette barre était fixée une barre transversale, laquelle  servait à tourner le tube destiné à s’enfoncer dans la terre. Toute la journée et le lendemain matin ils se firent mal aux bras à force d’enfoncer ces tubes dans la terre. Ils les vissaient l’un sur l’autre avant de reprendre le travail de tourniquet, enfoncement, tourniquet, enfoncement. Attention ! dit le sourcier, baraka les enfants ! L’eau montait dans les tubes et jaillissait comme une fontaine. Vingt-deux mètres, dit le sourcier, l’eau est à vingt- deux mètres, profondeur facile à calculer, chaque tube mesurant deux mètres. Je ressentis l’envie de m’excuser, mais la peur du ridicule m’arrêta !  Heureuse nouveauté, l’eau était disponible en permanence… Je me suis  trouvé très bête, l’imbécile de service. J’avais douté d’un homme qui avait appris ce travail de son grand -père et qui avait mis tout son talent au service de la population de la région. J’avais reçu une leçon, une bonne leçon : Ne jamais douter des capacités des autres et surtout les respecter ! Honteux, je faisais un peu la gueule. J’allumais ma pipe pour faire meilleure figure. Vous avez vu Ali, me disait le sourcier en souriant, le travail est dur, mais l’on y arrive quand même. Aujourd’hui il y avait un système commandé par un moteur, mais j’étais décidé à continuer comme avant à la force des bras ! De la suspicion j’étais passé à l’admiration.

Ma petite Leila, mon petit oiseau, mon hirondelle n’allait pas tarder à revenir de l’école en jetant un pied devant l’autre, en sautillant et en chantant. Elle aimait chanter, et  m’accompagnait dans mes chansons naïves, comme « j’ai du bon tabac dans ma tabatière ». Souvent, c’est elle qui entonnait la rime bien avant moi quand elle me voyait saisir ma blague à tabac. Elle était toujours bien habillée. Tatie Mona  lui trouvait de très jolis vêtements. J’étais jaloux de ses cheveux, de magnifiques cheveux bruns frisés qui descendaient au milieu du dos. Les miens étaient devenus si rares et étaient tout blancs, il fallait que je m’y fasse. J’entendais les chiens aboyer, mademoiselle Leila arrivait, tenant son petit chariot avec ses livres d’école, en jetant un sonore Papa ! qui me réjouissait le cœur. Elle me prenait dans ses bras en me claquant de supers baisers sur les joues. C’était extraordinaire ce que cette petite fille pouvait me réconforter, j’avais l’impression que c’était ma seule enfant, pourtant j’avais eu deux filles, toutes les deux professeurs et qui parviendraient bientôt à l’âge de la retraite. J’aimerais vivre encore un peu pour voir Leila grandir et devenir une jeune fille. Je savais que j’en demandais beaucoup, mais mes amis marocains me disaient : Ali, Inch Allah. Entrée à l’intérieur de la maison, elle allait se laver les mains dans la salle de bains, c’était rituel, puis allait à la cuisine, où Aicha lui avait préparé un chocolat chaud avec des croissants. Elle s’essuyait la bouche et courait dehors, pourchassait les chiens et les chats et attendait que ses petites copines viennent la rejoindre pour jouer à de classiques jeux d’enfants, à chat perché, tu me vois, tu ne me vois plus, la balançoire, etc…. Elles parlaient en arabe, car seule Leila avait des notions de français. Deux fois par semaine, nous payions un professeur pour donner des leçons de français et d’arabe à Leila. Nous souhaitions qu’elle devienne une bonne élève après toutes les épreuves qu’elle avait traversées auparavant. Ses amies étaient arrivées avec un casse-croûte dans les mains, et assises sur le banc, elles commencèrent à jacasser. Aicha était allée chercher la bouteille de coca-cola et en remit un gobelet à chacune des petites filles. Personnellement je n’aimais pas ce liquide ultra sucré. A la maison Leila n’en buvait pas, mais avec ses amies, c’était une question de gentillesse. Les enfants du douar étaient ceux de toute la communauté. L’une des petites avait un tablier percé sur le ventre, elle avait dû s’accrocher avec un fil barbelé. Leila a eu une idée farfelue : coller une pièce de tissus découpée  l’emplacement de la déchirure. Tout cela fait dans la plus entière clandestinité. Leila fière de son travail ne put tenir son secret bien longtemps. Aicha lui envoya une volée de bois vert, à gorge déployée Leila se réfugia chez Rachida comme si elle était martyrisée, elle fut consolée avec un carré de chocolat. Ses copines l’attendaient assises sur le banc, Pilou était venu voir ce qui se passait en remuant la queue de gauche à droite. Youssef appela Leila pour lui faire étudier ses  leçons. Elle n’aimait pas beaucoup cette pratique, mais nous étions intransigeants sur la question. Leila faisait tout pour retarder l’échéance, elle allait aux toilettes, elle se lavait les mains, elle cherchait sa gomme, toute la panoplie du clown Zavata. J’ai poussé un coup de gueule, et elle a fait semblant de pleurer. J’éructais, Scrongneugneu, Leila met toi à table avec Youssef !  Ce mot la faisait hurler de rire, elle adorait que je dise Scrongneugneu. Allez, mon petit oiseau va travailler. En fait elle attendait que je prononce cette banalité pour s’asseoir à table. Youssef avait une patience d’ange, il savait capter l’attention de Leila par des phrases douces. Il avait l’art de lui donner des explications qu’elle comprenait de suite. Il était en master, très intelligent et d’une remarquable gentillesse. Son frère était à l’université de Fes, il avait également atteint un haut niveau d’études. Le troisième frère prenait le même chemin, les parents étaient fiers de leurs enfants. C’étaient mes neveux par alliance, ils m’aidaient beaucoup en informatique. Après une heure de leçons, Leila sous la direction de Youssef avait ingurgité son programme journalier. Il était l’heure de mettre la table. C’était le rôle dévolu à Leila, qu’elle accomplissait  avec beaucoup de bonne volonté. Elle disposait les assiettes, les verres et les couverts suivant les règles édictées par Aicha. Elle amenait ensuite le pain cuit par Rachida dans le four en terre et le plaçait dans un panier en osier sur une petite table à côté de nous. Une carafe en verre contenant de l’eau de source puisée dans un champ à Sidi Yayha du Gharb, état également à disposition sur la petite table. Ce soir, repas en commun, le vendredi la famille était rassemblée. Aicha avait préparé des pizzas, elle cuisinait très bien, c’était une petite fée déguisée en cuisinière, et une excellente pâtissière. Pour une fois elle avait mis du soda sur la table. Nous ne buvions généralement que de l’eau de source, mais le vendredi était un jour particulier. Les enfants étaient ravis, ils adoraient le coca-cola. SaId, fils de Rachida et Driss, était un jeune homme sérieux, qui travaillait comme soudeur dans une usine de câblage pour l’automobile et d’aviation. Il avait réussi à se hisser à un niveau professionnel intéressant. À la maison c’était un pitre, il s’amusait à dire des bêtises pour faire rire toute la famille, et y réussissait très bien. L’on chuchotait qu’il connaissait une jeune fille en vue du mariage, mais chut, secret marocain. Il y avait aussi Nadia, mariée depuis peu. Elle était sourde et muette de naissance, mais toute la famille la comprenait, et cela ne posait pas de problème. Son mari devrait faire son apprentissage pour la comprendre et se faire comprendre. Minuit, les invités s'étaient éclipsés, sauf Rachida qui continuait de parler avec Aicha, ngolo ngolo disait Said avec un énorme sourire. Quant à moi, j’étais allé fermer mon ordinateur dans le bureau et j'allais dans la chambre pour m’allonger de tout mon long et détendre  mes muscles fatigués sur le lit.

Le jour commençait tout juste à poindre, ce n’était pas encore le flamboiement habituel du soleil, mais il s'était levé. Le train rapide répandit dans la prairie le son des roues sur les rails, tacata, tacata avec un sifflement aigu généré par la vitesse. Je m’asseyais sur le banc et je bourrais ma première pipe de la journée avant de prendre mon petit déjeuner. Les tourterelles avaient déjà entamé leur concert, tapis dans les eucalyptus. Je remarquais que les grains de raisin avaient pris du volume ainsi que les pêches. J’aspirais la fumée au tuyau de ma pipe, cela me procurait plaisir et  bonne humeur. Je remarquais une branche de bougainvillier qui s’échappait de la tonnelle, il faudrait que je la fixe à l’aide d’une attache en raphia. J’étais resté peu de temps sur le banc, le soleil en avait profité pour éclairer beaucoup plus le paysage. L’est était brillant, brûlant. Rédouane filait aux champs, le bruit de son tracteur réveillait tout le douar. J’ouvrais le portail et le saluais, tandis qu’il continuait vers le lieu de son travail. Les chiens en avaient profité pour prendre la poudre d’escampette en aboyant contre la machine de Rédouane. Après mon salut, je rentrais sagement et je butais sur Driss également réveillé qui partait se briser les épaules au travail. Il soulevait des sacs de farine toute la journée pour charger les camions qui partaient vers les boulangeries de la région. Le soir il avait les épaules bloquées par le port excessif de centaines de sacs de jute. Rachida passait beaucoup de temps à procéder à des massages avec de l’huile d’olive. La vie n’était pas facile pour les hommes de la campagne. Driss au moins avait un emploi, beaucoup n’avait pas de travail et étaient obligés de s’exiler dans les grandes villes, à Casablanca en particulier. C’était le cas de Mohamed, le mari de Nadia, elle ne le voyait que quelques jours par mois. Les femmes ici étaient les chevilles ouvrières de la famille, elles faisaient tout, s’occupaient de tout. Elles n’avaient pas le temps de flâner entre le souk du jeudi qui leur prenait toute la matinée et les repas. Leurs journées étaient bien remplies. Said avait offert une machine à laver à sa maman avec sa paie du mois, Rachida n’avait plus à battre et à frotter le linge sur la planche avec sa brosse de chiendent ni de charrier une dizaine de seaux d’eau. Said ne s’était pas arrêté là, il lui avait également offert un congélateur. Il aidait beaucoup sa famille, il avait remarqué le travail qu’accomplissait Rachida à la maison. Son amour pour sa maman l’incitait à accomplir ces gestes qui lui étaient naturels. Driss n’ayant pas les moyens de l’aider sur ce plan. Driss était très gentil, dévoué, et avait bon cœur. Il était devenu le réparateur officiel du douar. Les enfants venaient le trouver en particulier pour une réparation de leur bicyclette, chaîne, chambre à air après une crevaison. C’était le bricoleur du village, il réparait presque tout. Il se déplaçait avec une vieille mobylette avec laquelle il transportait toutes sortes de paquets, des sacs de farines pour confectionner le pain, des baguettes de pain dans des sacs en plastique, des bouts de tissus et même des casseroles achetées au souk. A lui tout seul, il assumait le transport de petits matériels pour Rachida et pour toute la famille. Sous la pluie et sous le soleil, Driss et sa pétaradante trottinette sillonnaient les rues du village. Il connaissait tout le monde, tout le monde le connaissait. Cela m’arrangeait beaucoup avec les artisans. Au Maroc il fallait négocier les prix, je ne savais pas le faire, je risquais de payer beaucoup plus cher que la normale. Driss, parlait, parlait, s’en allait, revenait pour finalement tomber d’accord sur un juste prix. L’art de marchander n’était pas dans ma nature, il me fallait un négociateur en chef. Driss était parfait ! Aicha également était difficile à duper, elle ne s’en laissait pas compter. Ce jour-là, elle avait décidé de changer les cardans de la voiture. Le mécanicien officiait dehors sur la place. Pas de garage, mais une qualité professionnelle acquise depuis ses treize ans. Il connaissait tous les rouages mécaniques des automobiles, c’était un pro ! Le seul problème est qu’il n’avait pas les pièces de rechange. Il fallait aller les acheter à Kénitra, à soixante-dix kilomètres, il n’y avait pas d’alternative. Habiter la campagne nous excluait souvent de la réalité commerciale. Younes avait pris le volant et nous conduisit à Kénitra. Il connaissait une boutique où les pièces automobiles étaient d’un prix beaucoup plus abordable que chez les autres concessionnaires. J'avais compris que c’étaient des copies de marque, mais de qualité. Les amortisseurs remontés, tout allait bien, la Dacia était comme neuve, elle avait pourtant cent soixante-cinq mille kilomètres au compteur. Le dernier contrôle technique était bon, il n’y avait rien à reprocher à notre Dacia. Le moteur Renault était performant. Les seuls kilomètres que nous alignions étaient pour nous rendre à Tanger ou Salé. Nous avions acheté cette automobile d’ occasion. Elle avait déjà cent trente mille kilomètres. Il était possible de changer le moteur, mais un mécanicien nous avait dit que le moteur pourrait encore effectuer de nombreux kilomètres, Inch Allah, acceptons-en l’augure ! Ce qui m’étonnait toujours au village c’était de constater que les artisans, les commerçants s’installaient sur les trottoirs, dans les rues. La circulation était souvent bouchée, nous obligeant à effectuer un important détour. Ce mécanicien prenait du terrain sur la place du pharmacien, nous obligeant à zigzaguer à travers les moteurs d’un autre mécanicien, installé en officine, et le vétérinaire. Le marchand de grains était là avec de nombreux sacs posés à même le sol en dehors de son magasin. Chacun se respectait même s’il gênait le voisin, tout le monde devait travailler. Il y avait aussi le vendeur de pains qu’il trimballait dans une poussette, des pains ronds encore chauds. Un mendiant s’approcha, cela me faisait une peine immense, je lui mis dans la main cinq dirhams, c’était la zakat en arabe, l’aumône. Un musulman devait aider les pauvres par une zakat proportionnelle à ses revenus. N’ayant pas de gros revenus, je faisais ce que je pouvais. Il y avait beaucoup de mendiants au Maroc, d’après une sérieuse enquête nationale publiée dans la Vie Economique, un marocain sur cent cinquante pratiquerait la mendicité. L’enquête allait plus loin encore en révélant que soixante-cinq mille d’entre eux savaient lire et écrire. J’aimais le Maroc, mais j’avais mal quand je lisais que le Maroc serait le premier pays arabe en nombre de SDF ? Que pouvais-je faire à mon niveau, malheureusement pas grand- chose, mais le Maroc nous réservait à côté de cela d’immenses joies et plaisirs par sa culture, ses traditions, la gentillesse de sa population. J’avais visité la mosquée de Casablanca, réellement une splendeur. C’était la plus grande mosquée du Maroc, ouverte au public. Construite par Bouygues et terminée par les artisans marocains, quel génie ! La grande porte était en titane, les décorations en carrelage, du grand art.  Chaque quartier avait sa mosquée, et l’islam la religion d’Etat. Le Coran est appris dans les écoles. Les Marocains sont très pieux et se plient sans problème aux cinq prières par jour. Dans la nuit du vingt -six au vingt-sept avril, les enfants font le ramadan, c’est traditionnel, et le seul jour où ils font Ramadan. Le soir, ils sont maquillés, habillés. Leila était superbe, elle portait une djellaba rouge, un diadème, des bas blancs et une paire de chaussures roses et or. Le lendemain à l’école, ils se raconteraient comment ils étaient habillés dans la nuit. Le Maroc nous réservait bien des surprises. Leila était très contente de cette nuit-là ! C’était nouveau pour elle. Je faisais tout ce que je pouvais pour qu’elle ressente et participe aux traditions de son pays, elle était née musulmane, Inch Allah.

Zut, je venais de casser le tuyau de ma belle pipe, et cela m’ennuyait beaucoup. Je l’avais achetée à Arcachon, et elle avait été fabriquée à Saint Claude, pays de la pipe.  J’avais repris ma vieille pipe en bois, mais le tabac n’avait pas le même goût dans son foyer. C’était une déception, je tenais à cette longue pipe en bois et en matériaux composites. J’allais essayer de la réparer. Je me sentais différent en fumant mon tabac et en tirant la fumée par le long tuyau. Avec ma pipe en bois je me sentais quelconque. Les fumeurs devraient me comprendre, ma pipe était devenue un objet de valeur, c’était ma pipe. Zut de zut, cet accident me mettait en colère. C’était bête, je le savais, mais je n’y pouvais rien, c’était ainsi. C’était le genre de petite chose qui vous mettait mal à l’aise et vous agaçait. Ce n’était pas la fin du monde, Dieu merci, un simple problème supplémentaire dans le cours de cette journée, je ferais avec. Ma pipe en bois était courte et recourbée, elle ne ressemblait en rien à ma longue pipe. Assis sur le banc, j’essayais de trouver les mêmes arômes que sur l’autre, peine perdue. Dépité, j’allais dans mon bureau tapoter le clavier de mon ordinateur pour écrire un nouveau chapitre de mon roman. Peine perdue, j’abandonnais. Je verrais demain, la nuit porte conseil, dit-on. Lio le chat était venu se blottir sur mes genoux. Je le caressais dans le sens du poil, il ronronnait de plaisir. Il mettait sa tête contre mon ventre, il en voulait plus. Les animaux ont cet instinct de gentillesse avec ceux qui les aiment. Je grondais Leila qui ne voulait pas aller se coucher, il se faisait tard. Elle n’écoutait pas, elle était parfois têtue. Je lui sortis mon fameux scrogneugneu, elle éclata de rire, un magnifique rire d’enfant ponctué de hoquets et consentit enfin à se coucher. Retourné à mon bureau, je me branchais sur youtube. Je choisissais un western italien, j’aimais les westerns, les Italiens avaient rénové le genre. Lorsque j’avais voulu me coucher, mon petit oiseau était dans notre lit et prenait toute ma place. Elle avait dû rêver et Aicha l’avait couchée avec nous aussi, je fis demi-tour et m’allongeais sur le canapé du bureau. Je n’arrivais pas à dormir, l’histoire de ma pipe cassée et de Leila couchée dans notre lit me perturbaient. Il était trois heures du matin. L’écran à nouveau allumé, je regardais un second western. Cinq heures et demie, le jour pointait, encore blafard, mais il n’allait pas tarder à éclairer toute la plaine du Gharb. Je me levais et sortis dans le jardin, mon petit paradis. Les tourterelles n’avaient pas encore attaqué leur concert. Je regardais avec bonheur les centaines de fleurs de bougainvilliers. Les portes du portail ouvertes, j’allais flirter avec les odeurs du douar. Les mauvaises odeurs de l’usine à sucre arrivaient jusqu’à moi. J’apercevais l’épaisse fumée noire de sa cheminée s’élever dans le ciel. Quelques chariots tirés par des chevaux s’alignaient sur la route en direction de l’usine, chargés de cannes à sucre, sanglées par des cordes épaisses. Ils complétaient la dizaine de lourds camions en file devant l’usine. Voilà, les tourterelles étaient de retour, leur chant monocorde s’élevait dans le douar. Le bruit du tracteur de Rédouane annonçait le début de la journée. Une camionnette s’infiltra dans l’espace restreint du douar, pour aller où ? Elle s’arrêta devant chez Abdelkader. Il était impossible d’échapper à notre vision d’occupants dans un si petit endroit. Rachida était levée, elle avait sorti sa machine à laver, c’était son jour de lessive, adieu la planche, vive le progrès. Cela me fait penser à ma grand-mère qui lavait son linge au bord de la Juine, petite rivière de Seine et Oise, le dos courbé, à genoux sur la rive. Brave grand-mère que je n’avais malheureusement pas connue très longtemps. Elle avait eu onze enfants, un véritable esclavage hérité du dix- neuvième siècle, la misère. Aicha était également levée, les cheveux ébouriffés. Elle me préparait mon petit déjeuner. Je sortais ma pipe en bois, je la bourrais de tabac, l’allumais et j’aspirais la fumée. Je regrettais ma grande pipe mais, allons, n’en parlons plus ! Tout le douar était déjà en activité. Le monde appartenait à ceux qui se levaient tôt, disait le proverbe! Mon petit oiseau s’était mal réveillé, il était grognon, Leila m’avait juste embrassé sur le bout des lèvres et s'était enfuie à l’école. Le soleil était haut, toute la cour et le jardin étaient illuminés, il avait atteint son apogée. Ce brave soleil ne chômait pas, infatigable depuis des millénaires, il nous éclairait de sa bonté et nous réchauffait de l’hiver. Les autres étoiles avaient disparu du ciel. Etait-ce la pollution ? Je ne voyais plus ces millions de scintillements de mon enfance quand je regardais vers le haut, la nuit. Les astronomes nous donnaient quelques explications. Il y aurait près de quatre cents milliards d’étoiles dans la Voie lactée. C’était gigantesque, mais la pollution et l’intense éclairage nocturne des villes nous empêcheraient de voir ces étoiles et le ciel éclairé. Je le regrettais, je ne rêvais plus de la même façon. La lune restait visible, elle nous troublait et nous interrogeait par ses différentes facettes. Madame aimait se faire désirer comme une jolie demoiselle.  Hier, c’était la lune rousse, bien pleine et ronde à ravir. Elle a beaucoup de choses à nous dire. Les savants arabes la connaissaient bien et savaient interpréter ses signaux. Ils dialoguaient avec elle. Je n’apercevais plus que les satellites qui tournaient à des milliers de kilomètres de la Terre.

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Arabie assis sur la petite charrette tirée par son âne avait remis sa térésa. J’adorais les clochettes en laine de couleurs qui pendaient tout autour. Il me saluait et continuait son chemin. J’entendais au loin le bruit du tracteur de Rédouane, il devait herser le champ labouré la veille. L’épouse du Mokkadem, (membre de l’autorité locale), décédé il y a quelques mois était venue rencontrer Aicha, palabres nécessaires à la bonne entente des familles du douar. La charrette s’était introduite dans le chemin du douar en jouant de la musique sur un instrument électronique. Toutes les femmes s’étaient alors rassemblèes autour de l’étal, composé de chaussures, balais, produits pour la vaisselle et le nettoyage ainsi que des fleurs artificielles. Je n’aimais pas le plastique, les fleurs naturelles sont tellement plus jolies. Il avait vendu quelques articles et repris sa route. Arabie revint à nouveau, sa charrette pleine de luzerne pour ses bêtes. Il s’arrêta devant le porche pour entamer une conversation, la terésa penchée à l’arrière de sa tête. C’était un colosse d'au moins un mètre quatre-vingt, les épaules larges et un corps massif, pas un bonhomme à provoquer bien qu’il soit de nature paisible. Il avait une grande famille qui logeait chez lui, dans une grande maison protégée par un haut portail en fer peint en noir. L’avion qui atterrissait à Rabat laissait derrière lui une traînée blanche qui se diluait petit à petit. J’étais le seul avec Arabie à avoir planté tous ces arbres. C’était comme une petite forêt. J’avais entouré le jardin de murs en briques recouvertes de ciment. Notre maison, de couleur blanche, était peinte à la chaux, et attendait des transformations qui allaient l’embellir. J’avais envie de faire poser du carrelage sur un mètre cinquante de haut. L’électricité ne me plaisait pas, je souhaitais que l’installation soit plus moderne, plus esthétique. Il existait des prises électriques au dessin plus dans le vent. Fourade, un électricien de la famille d’Aicha ferait l’affaire. La mauvaise position du moteur de la climatisation du bureau me contrariait depuis longtemps. L’installateur avait posé le moteur sur la terrasse du haut. Un gros fil électrique et un conduit d’air descendaient le long du mur. C’était laid, Fourade y remettrait bon ordre. Je ne me voyais pas inviter famille et amis à un déjeuner sur la terrasse avec cette anomalie. Sur la terrasse du haut se trouvaient en plus des cordes à linge et la citerne plastique dotée du moteur adéquat pour recueillir l’eau de la nappe phréatique. Nous ne buvions pas l’eau récoltée, car les champs des alentours étaient traités avec des engrais, des pesticides et autres produits chimiques. L’eau était polluée, impropre à la consommation. Demain nous irions à la source de Sidi Yayha du Gharb nous ravitailler en eau potable. Nous avions deux bidons de cinq litres à remplir à ras bord. L’eau provenait d’une source enfouie sous la prairie laissée en friche depuis une décennie. Les seuls habitants étaient les vaches et les moutons des paysans qui venaient brouter l’herbe généreuse. Il n’y avait aucun traitement chimique sur plusieurs hectares d’herbe bien verte. Une station-service était logée à une cinquantaine de mètres de la source, attirant les clients potentiels et bien au courant de sa localisation. Pour aller à Sidi Yayha du Gharb, il faudrait prendre la route départementale, une jolie route bordée de chaque côté de forêts d’eucalyptus. Un seul village à traverser sur vingt kilomètres. Ce village possédait des antennes relais hautes d’une dizaine de mètres que l’on apercevait de très loin. Après le pont du chemin de fer Rabat-Tanger, des travaux étaient en cours d’élargissement de la chaussée. Nous avons dû stopper l’automobile sur ordre d’un agent casqué et vêtu de jaune tenant à la main un drapeau rouge de signalisation. Durant cinq minutes nous avons pu observer les manœuvres de l’entreprise. Le rouleau compresseur faisait des allers et retours sur le côté dégagé pour l’élargissement. Plusieurs tonnes s’appuyaient sur la terre et le gravier déposé là par des camions lourdement chargés. Le drapeau rouge s’abaissa, Aicha enclencha la première et démarra doucement le véhicule. Les travaux s’exécutaient sur près d’un kilomètre. Arrivés devant le village, de nombreux petits ânes broutaient le long de la route. C’était ici que je viendrais chercher mon âne.A Sidi Yayha du Gharb, un gros village sur la route nationale de Fes. Aicha avait pris la direction de Rabat. Dépassant la station-service, Aicha ralentit et  immobilisa la voiture devant la source. J’ouvrais la portière arrière, pris les deux bidons pour les remplir d’eau de jouvence. Cela nous ferait une semaine de consommation. En repartant vers Gueddari, elle s’arrêta chez le boulanger pour acheter quatre baguettes.  Elles étaient destinées à mon petit déjeuner. Elle ne put s’empêcher d’entamer la conversation avec le boulanger. En arrivant à la maison, Leila était là. Revenue de l’école, elle jouait avec ses amies du douar. Elle me sauta dans les bras avec deux bisous claquants sur les joues. Je transportais les deux bidons dans la cuisine. Rachida avait fini sa lessive qu’elle avait étendue sur les fils de la haute terrasse. Après un coup de téléphone, Aicha était partie chercher une vieille tante dans le bout de Gueddari. Celle-ci était très âgée, souffrait d’ostéoporose et son dos était voûté. Bien arrivée jusqu’à nous, elle se coucha de suite sur le canapé du salon. Aicha alla préparer le repas du soir, un tagine au poulet et aux légumes verts. Youssef avait entrepris Leila pour sa leçon du jour. Je m’entêtais à fumer ma pipe recourbée en bois sans retrouver la saveur habituelle de ma longue pipe. Têtu, têtu et demi, je m’obstinais à tirer sur le tuyau, mais rien n’y faisait ! Au bureau, j’allumais l’ordinateur, mais je n’avais pas d’idées créatrices. J’abandonnais momentanément le clavier dans une sorte de rage. La nuit tombait tout doucement. La lune était présente, tout de blanc vêtue. C’était l’heure de dîner, nous nous rassemblions autour de la table avec joie et envie en humant le fumet du poulet. Je restais à table, oubliant de fumer ma pipe. Leila se coucha après nous avoir embrassés. J'allais me coucher. J’avais mal dormi, rêvé toute la nuit, et je m'étais réveillé de mauvaise humeur. Le petit déjeuner préparé par Aicha arrangea les choses. J’investis rapidement la salle de bains. L’eau chaude bienfaisante de la douche dissipa mon humeur maussade. La mousse du savon me recouvrait entièrement. Je me frottais énergiquement avant de me rincer avec le gant de toilette, puis je décidais  d’aller écouter le concert enchanteur des tourterelles. J’aimais ces roucoulements en saccades lancés à la ronde. Leila arriva les yeux encore à demi fermés, elle venait tout juste de se réveiller. Je la regardais et m’aperçus qu’il lui manquait une dent. Leila lui dis-je, la petite souris t’a volé une dent. Elle doit l’avoir cachée dans ton lit. Elle se précipita pour aller fouiller sa couche et revint avec sa dent de lait. Dans la journée, Aicha acheta une tirelire, très laide, mais c’était une tirelire, un chat violet, pouah. Elle n’avait pas trouvé mieux. Le soir, Leila mit sa dent dans la tirelire pour éviter que la souris la vole. Aicha ajouta quelques pièces de monnaie. Elle se transformait ma petite fille, bientôt elle serait une jeune fille et adieu mon petit oiseau ! Ainsi va la vie, les enfants nous échappent avec l’arrivée de l’adolescence. J’en avais les larmes aux yeux. Les hommes n’avaient pas le droit de pleurer ? Je revendiquais ma sensibilité, même si elle m’avait valu des moqueries et quelques insultes. De vilains mots pour insulter un homme sensible et généreux, et aux tourments enfantins de ma Leila, mon hirondelle. C’était dit, je fumais ma pipe en bois, avec l’impression qu’elle avait meilleur goût.

Curieux jour aujourd’hui…La population du douar n’avait pas été prévenue, et des camions déversaient sur le chemin des tonnes de sable et de gravier. La commune avait décidé de remettre le chemin en état. Le rouleau compresseur aplatissait consciencieusement le chemin devenu rectiligne et sans trous. Il ne serait pas bitumé, il resterait en terre. Le bruit des machines s’était tu. Aicha offrit le thé à la menthe aux ouvriers. Le chemin ne resterait pas très longtemps praticable. Les pluies d’automne auraient vite fait de le transformer en bourbier avec la réapparition des trous. Rachida arrivait tout excitée, Nadia avait accouché d’un petit garçon. Quand le papa sera revenu de Casablanca, ils leur donneront un nom. Je pensais aux souffrances des mamans mettant leur enfant au monde. Pourquoi après des millénaires après Eve, les femmes subissaient ce même châtiment, accoucher dans la douleur? Pour Allah, un millénaire équivaut à une minute, ce n’était pas beaucoup pour lui. Le constructeur de l’univers nous tenait dans sa main et dirigeait notre destinée. Rachida aurait la charge de parler au petit ange et de l’éduquer. Son rôle de grand-mère serait d’une grande importance, primordiale même ! Femmes, je vous aime ! Je récidivais, sans vous que serions-nous ? Vous menez le monde. Votre intelligence, votre abnégation devant l’adversité, vous dresse au sommet de l’Olympe. Femmes, je vous aime ! La femme est l’avenir de l’homme, célèbre vers du poète Louis Aragon que l’on ne peut s’empêcher de citer. Mesdames soyez vous-mêmes, ne tremblez plus devant le despotisme de l’homme. Par vous dans l’étreinte vous concevez le monde futur. Vous êtes belles, vous reflétez le monde dans ses différences, ses beautés. Que sommes-nous, les bonhommes ? Simplement des géniteurs prétentieux de leurs sexes. Des individus en quelque sorte banals. Nous ne serons jamais votre égal, tant s’en faut. Serions-nous capables d’accomplir les tâches qu’accomplissent chaque jour ces femmes avec détermination et courage, quelquefois jusqu’à l’épuisement. La beauté des femmes n’est que façade, à l’intérieur d’elles se dissimulent tant de secrets. J’entends d’ici les ricanements absurdes des machos imbéciles. Riez, vous ne connaissez que le coït, la possession passagère d’un corps qui s’abandonne. Cet abandon n’était qu’une rose que l’on cueillait. Je n’avais aucune haine envers la masculinité, pourquoi en aurais-je ? Depuis des millénaires, nous avions réduit les femmes en esclavage. L’homme tout puissant dirigeait, commandait, décidait, sans que les femmes aient leur mot à dire. Oh, oui, je vous aimais !

Ce petit être encore rouge de par sa naissance allait devenir un homme, puisse-t-il devenir un homme raisonnable, plein d’attentions pour les femmes. Toute la famille serait réunie pour fêter cet évènement, un cousin de plus pour Leila. Aicha sera la troisième maman, elle le bercera et lui prodiguera des caresses. Quant à moi, laissé un peu de côté par la gent féminine, je me contenterais de l’embrasser et de l’aimer. Nadia apprenait à le manipuler avec précaution en le mettant sur son ventre. il sentait la présence de sa maman. Elle était fière de lui donner le sein que l’enfant tétait goulûment, Dieu que c’était beau ! Il était temps que la famille s'en allât pour que Nadia puisse se reposer. J’adorais ces moments de tendresse, je sortais et je m’asseyais sur le banc. Je bourrais ma pipe, je l’allumais et aspirais la fumée comme l’enfant le sein de Nadia. La nuit était douce, la lune avait changé de couleur et de forme. Il lui manquait un morceau sans doute mangé par Darokuten le démon. Il faisait doux, un petit vent venait me friser la chevelure. C’était très agréable. Les volutes de fumée s’envolaient vers nulle part. Je laissais mon cerveau se vider. Je ne pensais plus à rien. Ma pipe terminée, j’allais me coucher après avoir éteint l’ordinateur. Leila dormait d’un doux sommeil, blottie sous les couvertures. La chambre était confortablement installée par Aicha. Je m’allongeais dans les couvertures et m’endormis d’un trait. Je me réveillais à six heures le matin, et sortis prendre l’air. Il faisait bon, les poules de Rachida étaient déjà au travail. Rédouane était sur le pied de guerre, assis sur son tracteur, sur le chemin de ses champs. Hassan, dirigeait ses vingt moutons vers le pré familial avec une badine pour corriger leur parcours. J’allumais ma première pipe, adossé au portail du jardin. Les chiens aboyaient au passage des moutons. Après Hassan, c’était Adam qui sortait ses deux vaches. La vie à la campagne était immuable. Le muezzin de la mosquée tout près chantait le Fajr, première prière de la journée. Aicha avait déployé son petit tapis de prière. C’était une obligation pour un musulman. Le jour était levé et éclairait tout le douar. Je rentrais à la maison, où Aicha avait préparé mon petit déjeuner. Cela sentait bon le pain grillé. Recouvert de beurre salé de Bretagne, c’était un bon moment. Trempé dans le café noir bien chaud, je commençais bien la journée. J’allais ensuite dans mon bureau, mettre en marche l’ordinateur. Le clavier m’attendait pour que je frappe les premiers mots de la journée. Ce n’était pas si facile, il fallait les trouver après une nuit de sommeil. Je tâtonnais, effaçais, recommençais pour construire une phrase compatible avec le restant du texte. Ah, le métier d’auteur, que de ratures pour que les mots puissent chanter. Il fallait d’abord qu’ils me fassent plaisir. C’était beaucoup de temps passé pour rien, mais c’était ainsi. Ali, il fallait s’y faire. Je n'étais pas Victor Hugo, ce génie que je vénérais. J'étais Ali, petit aventurier de l’anecdote. Déjà sept heures, mon petit oiseau était venu m’embrasser. Leila se préparait pour l’école. Elle était très belle dans sa jolie robe blanche décorée d’une licorne bleue. C’était encore un cadeau de Tatie Mouna. Elle se rendit à la cuisine pour déguster son petit déjeuner préparé par Aicha. Un chocolat au lait chaud avec des croissants. La bougresse faisait semblant de ne pas aimer ! Aicha tombait toujours dans le piège. Elle vilipendait Leila heureuse de son initiative. Leila aimait faire des farces et les contradictions. Le temps passait vite, déjà huit heures, l’autobus scolaire était là, elle se précipita avec les autres enfants du douar. Elle avait été choisie par la maîtresse pour faire du théâtre. Elle en était très fière. Leila actrice, c’était la porte ouverte pour la renommée internationale !  Il ne faut pas jouer avec les enfants, leur mentir. Le théâtre à l’école n’est qu’un jeu entrant dans le système pédagogique scolaire.

L’entreprise qui élargissait la départementale de Sidi Yayha du Gharb était arrivée jusqu’au village, la route était toute neuve et large à souhait. Le village aurait pu être beau sans la saleté qui l’encombrait. La municipalité n’avait pas les moyens de payer une entreprise comme Véolia pour ramasser les ordures. Les rives de l’oued traversant le village étaient encombrées d’immondices jetés là par les riverains et les commerçants. Le lit était jonché de dizaines, si ce n’est de centaines de pneus. C’était regrettable. Notre douar n’avait pas cette physionomie, Dieu merci.  Les habitants brûlaient leurs ordures, ramassaient les cendres et les jetaient au pied des fleurs ou des arbres. C’était un procédé écologique, vieux comme le monde. Nous avions servi d’exemple pour la plantation d’arbres. Actuellement beaucoup en avaient planté quelques-uns devant chez eux. Ce n’était pas le cas avant notre arrivée. Les habitants  n’y pensaient pas. Leila était revenue en sautillant avec une fleur de pâquerette à la main. Elle me l’offrit en arrivant. Elle savait que j’aimais les fleurs, même les plus humbles. Ce geste me touchait énormément. Mon petit oiseau avait des gestes forts. Elle entra à la cuisine prendre son goûter. Elle alla se laver les mains et sortit dans le jardin jouer avec Pilou. Mon bichon remuait frénétiquement la queue en mettant ses pattes sur les genoux de Leila. Les chats jaloux venaient se frotter contre les jambes de la petite. J’avais réussi à réparer ma pipe, alors, finie ma vieille pipe en bois, je retrouvais les arômes habituels du tabac. J’étais content.

De l’autre côté de la ligne de chemin de fer, les structures en béton du premier immeuble étaient dressées. Les vides entre les piliers seraient comblés par des briques jaunes en laissant place aux fenêtres. Le panorama habituel serait changé d’ici quelques mois. J’avouais que cela ne me faisait pas plaisir, mais que faire contre l’évolution programmée des campagnes. Les trains à grande vitesse circulaient dorénavant de Tanger jusqu’à Casablanca en deux heures. Fichtre, ils allaient très vite. Tout s’accélérait, c’était fou ! Les enfants se moquaient de moi parce que je ne savais pas me servir du téléphone portable. Les temps changeaient. Eux aussi seront dépassés à un certain moment.

 Un incendie avait éclaté dans forêt d’eucalyptus proche, les flammes et les fumées s’apercevaient de chez nous. Ce serait encore la destruction de la forêt tellement nécessaire à notre destinée. J’en avais mal au ventre. Les voitures de pompiers faisaient résonner leurs sirènes et leurs pimpons sonores bien au-delà du village. L’incendie n’avait été circonscrit que cinq heures plus tard. La forêt n’existait plus, des milliers d’arbres avaient disparu. L’odeur de brûlé stagnait sur la zone, incrustée dans l’air ambiant. Je pensais aux animaux de la forêt, avaient-ils pu s’échapper ? Tout le monde s’en moquait, moi, je m’interrogeais. Combien d’hectares avaient disparu avec le feu ? Les pompiers étaient de retour, harassés par leur travail de sauvegarde. La forêt faisait partie de notre vie, elle collait à notre peau, viscéralement notre. Ces grands eucalyptus maîtres du temps, plus que centenaires, grimpant tout droit vers le ciel sans l’encombrer. J’avais de la peine pour ces arbres aux senteurs particulières, distributeurs de vie. J’avais de la peine pour la destruction de ce panorama unique, typique, pour la disparition de ces tapis de verdure nichés à la hauteur des branches hautes. J’avais de la peine pour ces centaines d’oiseaux qui avaient colonisé la forêt. Arabie était arrivé en traînant les pieds, c’était sa façon de marcher.

-ça pue dit-il, en remettant d’un geste sa térésa sur le haut de sa tête. La fumée allait rester plusieurs jours à nous encombrer les bronches. Quel malheur !

-Ce nuage de fumée et leur odeur persisteront durant deux ou trois jours, répétais-je. Et les animaux aussi seront incommodés.

Effectivement, l’odeur était forte, rien à voir avec celles du grill ou du four à bois. Aicha apporta le thé à la menthe sur la table du jardin avec les petits gâteaux au miel. Driss et Rachida profitèrent de l’aubaine. Nadia apparut avec son bébé joufflu chaudement emmitouflé faisant l’admiration de tous. Rachida prit le bébé dans ses bras et le berça tendrement contre elle. Il pleura, Nadia sortit son sein volumineux de son corsage pour la tétée. Le bébé aspira goulûment le lait nourricier, magnifique image. Driss regardait sa fille, c’était le commencement du monde. Les deux eucalyptus du jardin se balançaient doucement sous la poussée du petit vent. J’aimais cette image des arbres qui se balançaient doucement, rien que pour nous. C’était une offrande. Il fallait accepter ce cadeau des arbres, nos amis.

 Driss souffrait des jambes, elles portaient son corps toute la journée, pliées par les sacs de farine de cinquante kilogrammes sur ses épaules. Le lendemain matin, il souffrait toujours, avait du mal à se déplacer. Il décida de se rendre chez un aleizam, rebouteux à la réputation régionale. Nous avons traversé une partie du Gharb pour arriver sur un tout petit chemin. La campagne n’était pas jolie, plutôt monotone. La maison de l’aleizam était vaste, bien exposée. Quatre patients attendaient la consultation. Le rebouteux officiait dans son salon, assis sur le tapis. Driss s’approcha du guérisseur et lui expliqua son problème. Les jambes de son pantalon remontées, l’aleizam commença par palper les jambes et les muscles de Driss à des endroits précis. Cela dura plus de trente minutes. Il régla la consultation, avec cent dirhams. Quand il se leva, il ne ressentait plus de douleurs aux jambes. J’en parlais au médecin, celui-ci me dit qu’il existait une médecine ancestrale au Maroc pour soigner les muscles, réparer les os. Arrivé à Gueddari, Driss marchait normalement, Ce n’avait pas été un voyage négatif ! Dans les campagnes de France l’on trouve aussi des rebouteux renommés. Quel courage avait Driss, qui avait retrouvé ses jambes, abdelilah ! Soulever une centaine de sacs de farines de cinquante kilogrammes par jour pour les porter de la réserve aux camions. J’avais une certaine admiration pour Driss. Il ne se plaignait jamais. Je n’aurais jamais pu faire cela.

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Je décidais de visiter Chefchaouen, une envie qui me démangeait  depuis longtemps. Leila faisait la tête, elle préférait rester avec ses amies du douar. Je restais intransigeant et nous voilà donc partis avec Pilou. Arrivés à Chefchaouen, nous en prîment plein les yeux. Leila, si mécontente au départ, s’émerveillait de la ville bleue. Papa, latif, que c’est  beau ! J’étais également sous le choc de sa splendeur et je me remémorais son histoire, volée à Wikipédia. Chefchaouen était perchée dans la montagne à six cents mètres de hauteur. Son nom provenait du Berbère Achawen, qui veut dire ses cornes. Chefchaouen possède vingt mosquées et dix-sept mausolées, c’était énorme pour cette petite ville, que nous avons parcourue de haut en bas dans les ruelles étroites et toujours bleues. Il y avait un nombre impressionnant de commerçants et d’artisans ainsi que des gîtes pour les touristes. J’achetais une térésa pour ressembler à Arabie. Nous étions revenus heureux et comblés par cette visite. J’avais pris de nombreuses photographies avec Leila et Aicha. Leila était si contente, qu’elle prenait la pose comme Marilyn Monroe. Nous étions contents d’être revenus et nous racontions notre voyage à Driss et Rachida. Je me coiffais de ma térésa achetée à Chefchaouen, mais elle ne convenait pas du tout à ma tête et j’en fis cadeau à Driss. Rachida avait préparé le repas durant notre absence. Poulet grillé et pommes de terre. Le bébé se mit à pleurer, signe qu’il fallait lui donner le sein. Il tétait goulûment. Ce voyage m’avait mis de bonne humeur, j’étais revenu comblé, mais fatigué par la marche dans les escaliers. J’allais me coucher, laissant Aicha et Rachida discuter. Je rappelais à l’ordre Leila, qui avait toujours autant de difficultés à se coucher. Demain elle allait à l’école. Elle était encore tout excitée de ce voyage à Chefchaouen. Toutes les maisons étaient bleues, me dit- elle, même les escaliers ! Cela l’avait marquée. Le Maroc possédait des bijoux comme Chefchaouen.  Ouarzazate aussi, que j’aimerais visiter pendant les grandes vacances, un lieu où de nombreux westerns ont été tournés. Ce sont des splendeurs qu’un Marocain doit connaître dans le pays qui l’a vu naître. J’ai visité les grottes d’Hercule à Tanger, c’est fou ce que le vent et l’eau étaient capables de réaliser. Hercule et sa merveilleuse légende de la colonne de Jbel Moussa et de Gibraltar. La séparation des deux continents. La mythologie grecque est riche en histoires de Dieux et de titans. C’est un régal de les lire dans l’Iliade et l’Odyssée. J’espère que ma petite Leila aussi aimera lire et plongera avec délice dans les pages. Je l’aiderai en lui offrant à chaque fois des livres correspondants à son âge. Je pensais encore longuement à Leila avant de m’endormir. Je me réveillais tard, sans doute à cause de rêves qui avaient encombré mon esprit une bonne partie de la nuit. Sept heures du matin, ce n’était pas dans mes habitudes. Je filais à la cuisine où Aicha avait disposé mon petit déjeuner sur un plateau. Après l’avoir englouti, encore un peu groggy par ce long sommeil, j’allais regarder mes arbres, ces merveilles de la nature. L’air était encore saturé des senteurs de l’incendie. Une odeur fade et stagnante. J’allais acheter des pommes de terre au village où les discussions allaient bon train. La gendarmerie aurait arrêté le pyromane de la forêt. Ce n’est que deux jours plus tard que la population de Gueddari apprit la vérité. En fait, un adolescent qui gardait ses moutons aurait fait un feu pour se réchauffer, un feu qui a couru dans les brindilles et les herbes sèches de la forêt.

L’eucalyptus par son essence est sensible au feu et s’enflamme rapidement, et la forêt s’embrasa! L’adolescent risquait d’être condamné lourdement pour son geste irréfléchi. Au moins, le gosse en avait réchappé avec ses moutons en s’enfuyant sur la route. Je n’avais pas encore fumé ma pipe aujourd’hui, Curieux, que m’arrivait-il ? Les fleurs des arbres fruitiers avaient disparu, elles étaient remplacées par des petits boutons qui se transformeraient rapidement en de jolis fruits. Les bougainvilliers et les géraniums étaient toujours en habits de noce. Je m’attendais à une plus grande production d’olives que l’année dernière. J'allais acheter une petite presse pour faire de l’huile. Fabriquer sa propre huile d’olive, c’était réalisable ! Je m’en réjouissais à l’avance. Un des arbres me donnait de succulents fruits. Ils ressemblaient à des fraises. Je ne connaissais pas le nom de cet arbre. J’ai regardé sur internet et ce doit être un morus nigra. J’avais aussi deux palmiers offerts par des amis. Ils avaient maintenant atteint la hauteur respectable de trois mètres. L’épouse du mokkadem cherchait son cheval qui s’était échappé. Elle faisait tout le tour du douar pour le retrouver, et les enfants l’aidaient dans sa recherche. Ils le retrouvèrent près de la voie ferrée. Les animaux ont aussi leurs humeurs. Elle le prit par la corde qui le retenait et il se laissa conduire jusqu’à l’écurie. Il y avait toujours quelque chose à raconter au douar. La femme du mokkadem vint nous rendre visite et remercier Youssef de l’avoir aidée. Nous en profitâmes pour boire le thé à la Menthe et le qahwa, café pour moi. Les petits gâteaux au miel n’étaient pas ignorés. Ils étaient grignotés par Leila et ses amies du douar. Nous devions penser à offrir un cadeau au gendre de la femme du mokkadem, ll m’avait offert un superbe tarbouche que j’appréciais beaucoup. Le douar était le lieu de rendez-vous des familles, des amis. Les obsèques se faisaient à la robiya, la campagne, les mariages également, et pratiquement toutes les familles du voisinage étaient invitées. C’était un lieu privilégié. Je croyais même que c’était le quartier de Gueddari le plus remuant, bien que décentralisé. Les autres douars venaient en groupes de temps en temps. Moi, l’étranger, j’aimais ces fêtes de quartier.

 Un de ces lendemains de fêtes, j’étais patraque, pas en grande forme. Le douar dormait toujours, seul Rédouane manœuvrait son tracteur, accomplissant des allers-retours dans le champ d’à côté. Les tourterelles avaient attaqué leur adagio sur des notes perchées, dissimulées dans les eucalyptus. J’attendais leur chant chaque matin. J’étais un public attentif. Leurs roucoulements me mettaient de bonne humeur. J’allumais une pipe, la première, toujours la meilleure. J’attendais mon tabac habituel que je ne retrouvais pas en raison des mesures du Maroc envers l’Espagne. Pour la pipe c’était un tabac évolué avec beaucoup de goût, l’Amphora, et les cigares étaient des cigares de Havane protégés dans des étuis de verre. Lorsque les choses redeviendraient normales entre les deux pays je retrouverais mes habitudes. C’étaient de petites choses pour les autres, mais importantes pour le consommateur. Je m’étais arrêté de fumer à quarante-cinq ans, lors du cancer de mon épouse. Mais j’avais recommencé  à quatre-vingt-un-an. Je m’étais dit que mon  âge avancé me permettait de me faire plaisir et de passer outre les recommandations du docteur. C’était le seul plaisir que je m’octroyais. Je ne buvais plus d’alcool, alors une pipe de temps en temps… Je pourrais acheter en ligne mes produits préférés, mais je n’avais pas confiance. Je préférais attendre la réouverture des frontières entre le Maroc et l’Espagne. Leila voulait m’aider à allumer ma pipe, cela ne marchait pas à tous les coups. La technique du briquet s’apprenait. Tous les matins depuis quelques jours, elle m’apportait des petites pâquerettes cueillies dans le pré. Je les mettais sur mon bureau. C’était charmant et cela faisait plaisir à Leila. Elle avait d’autres idées charmantes comme celles-ci.

            Un jour, un accident s’était produit devant l’usine de sucre. Un camion lourdement chargé de cannes avait glissé sur le bitume et embouti la clôture de béton sur plusieurs mètres. Choqué, le chauffeur avait été amené à l’hôpital de Kénitra pour des examens. Heureusement pour lui, il ne souffrait que de commotions, Inch Allah. Les cannes restées sur la chaussée, arrosées par la pluie et écrasées par le poids des camions, avaient rendu la chaussée très glissante. Cet accident qui obstruait l’entrée de l’usine, avait attiré beaucoup de riverains, et les commentaires allaient bon train. Une pelle mécanique arriva bientôt, qui souleva et déplaça le camion. Tout était remis en ordre. Il était de nouveau possible d’entrer dans l’usine pour décharger la canne à sucre. Ce genre d’anecdotes générait de l’animation au village. Le patron du camion était arrivé de Sidi Kacem pour vérifier l’état du véhicule et prendre des nouvelles, plutôt rassurantes, de l’état de santé de son chauffeur. Le camion présentait sur le côté droit un large enfoncement. La roue droite semblait en mauvais état, et il faudrait tracter le camion chez un garagiste pour constater l’amplitude des dégâts et établir un devis. Le chauffeur sortit de l’hôpital vingt-quatre heures plus tard, encore sous le choc de l’accident. Le patron donnait des ordres, demandait une expertise avant de faire réparer le camion et d’envoyer la facture à Sidi Kacem. Les dégâts mécaniques étaient peu de chose à côté de ceux occasionnés au corps humain. Je rentrais à la maison tout doucement, sans précipitation. J’avais dit à Aicha ce que je venais de voir et les conséquences que cela avait eues. J’ouvrais l’ordinateur pour me renseigner sur la Consumar. Cet accident m’avait appris que l’entreprise Consumar avait huit unités industrielles au Maroc. Après quatre-vingt-dix ans d’existence, elle exportait dans quarante pays. Elle travaillait avec quatre-vingt- mille agriculteurs partenaires. Cinq mille emplois directs ou indirects concernés. C’était une entreprise d’importance. J’avais glané ces renseignements dans internet. Sous des apparences un peu désuètes, elle rebondissait à l’international ! Comme souvent c’étaient des choses que l’on ignorait. Il fallait un nouvel éclairage comme cet accident pour reconnaître l’utilité de cette entreprise. L’épouse de Younes y travaillait comme cuisinière. Il m’en dirait plus demain. Je sortis fumer une pipe sur le banc. Je réfléchissais encore à cet accident qui aurait pu être fatal au chauffeur. Conduire ces mastodontes n’était pas de tout repos. Un Mercedès Truk par exemple avait une puissance de 399 chevaux avec une boîte automatique. Son empattement était de 4 mètres 40, sa longueur de 9 mètres 60. La cabine était climatisée. Son poids à vide était de 9 tonnes 79 et sa charge utile 16 tonnes 21. Après avoir écrit cela, je me demandais si je ne faisais pas de publicité pour Mercédès ? J’allais leur demander des indemnités. C’était fou de constater que ces monstres roulaient sur les routes à quatre-vingt -dix kilomètres à l’heure ! C’était encore plus fou de constater que c’était quelquefois une toute petite femme qui était au volant de ce véhicule. Bon, J’arrête ces digressions **automobilistiques** et je reviens à nos moutons. La nuit tombait, floue avec encore des traînées de jour en fond du décor. La lune était là en morceaux, allait-elle disparaître complètement dans la nuit des temps ? Mais non, elle reviendrait inexorablement, toute blanche, bien ronde et bien portante. Quelle que soit la lumière du ciel au travers des nuages, elle serait là. Elle était tenace, elle se cachait une partie du mois pour revenir nous tirer la langue. Fascinante, envoûtante, inquiétante : la Lune, unique satellite naturel de la Terre, alimentait les mythes et croyances depuis des millénaires. La lune, patronne de la sorcellerie et de ses attaches. L’on pourrait écrire plusieurs pages sur les secrets de la lune. Les sorcières du moyen âge s’enduisaient certaines parties du corps avec des sucs de mandragore aux vertus psychotropes. Cela leur permettait de s’échapper de la réalité les nuits de pleine lune. Elles déliraient, les paysans qui assistaient au Saba croyaient qu’elles s’envolaient sur le balai du diable. Quand elles étaient prises sur le fait, les évêques les faisaient condamner au bûcher. L’époque n’était pas au pardon ! Quand je racontais cela à Leila, elle avait peur et se réfugiait dans mes bras. J’avais du mal à la consoler. Le lendemain, je me réveillais dispos, et après une bonne douche chaude, je filais à la cuisine pour mon petit déjeuner. Il n’y avait pratiquement plus de beurre salé. Il n’y n’en avait pas au village. Il fallait filer à Sidi Slimane, cinquante kilomètres et en profiter pour faire ses courses du mois sans rien oublier. Les grands magasins se trouvaient à Sidi Slimane ou bien à Kénitra, encore plus loin, à soixante-dix kilomètres. En revenant de Sidi Slimane Aicha s’arrêta dans un village. Il y avait un souk, elle voulait des légumes verts, mais en même temps, elle m’acheta une paire de sandales. Les chiens aboyèrent à notre arrivée et les chats vinrent à notre rencontre, c’était les retrouvailles. Pilou jeta ses pattes sur mes jambes en me léchant les mains. Les animaux ne vous oublient pas, ce sont de véritables amis. Aicha porta les courses sur la table de la cuisine. A travers la grille de protection, le merle était là, et Il tapait contre le carreau, pour avaler les mouches qui étaient collées. Il était là dès le matin à notre réveil, faisant de l’équilibre. Il se mettait dans toutes les positions derrière cette grille avec une facilité déconcertante. Le carreau était sale, Aicha devrait le nettoyer. Le train à grande vitesse se faufilait sur les rails d’acier, à peine l’avions-nous entendu et aperçu. Il filait vers Casablanca.

 Beaucoup de choses avaient été faites provisoirement dans la maison. Il était temps d’y mettre bon ordre. Les prises électriques étaient bancales et inesthétiques. C’est facile à remettre en état. Il existe des rails en plastique sur lesquels se glissaient les prises joliment u dessinées. J’aimerais refaire les murs intérieurs enduits de chaux. Ils étaient décrépis, la peinture laissait place à de larges auréoles. Là, j’aurais besoin d’Abdelkader. C’était un travail de titan, piquer toute la chaux des murs, libérer la brique de son revêtement et la couvrir de ciment avant d’appliquer plusieurs couches de peinture. Cette maison avait plus d’un siècle, elle appartenait à la maman d’Aicha. Les matériaux étaient ceux de l’époque. Cela serait plus facile de coller des panneaux de placoplâtre. A voir avec Abdelkader. Tout devenait compliqué et onéreux. Les matériaux nouveaux n’existaient pas à Gueddari, il fallait aller les chercher à Kénitra, tout un voyage. Si je ne faisais rien, la maison tomberait en ruine. Je m’y refusais. J’avais déjà effectué de nombreux travaux tels que l’agrandissement de la salle de bains. J'avais ouvert également sur le pré une grande cuisine pour Aicha. C’était peu dans le contexte particulier de l’habitation. Le plafond était une dalle en béton sur laquelle était étendu le linge et qui supportait une cuve de réserve d’eau. À la saison des pluies, l’humidité s’infiltrait dans le béton qui marquait sa présence par de larges auréoles. Abdelkader avait collé des bandes de goudron sur toute la surface de cette dalle. Tous ces travaux n'étaient pas gratuits, ils nous coûtaient les yeux de la tête. J'allais procéder par étape. En premier lieu, construction d’une véranda pour protéger le mur extérieur, puis un moteur pour nous donner l’électricité durant les coupures, nombreuses et longues à Gueddari, allant parfois jusque quatre ou cinq heures. Ensuite, pose d’un carrelage sur ce mur extérieur jusqu’à un mètre cinquante de hauteur. Nous avions besoin de souffler avant de demander à Abdelkader de s’occuper des murs intérieurs.

                J’avais reçu une bonne nouvelle, mon ami américain viendrait nous visiter avec son fils aux grandes vacances. C’était un grand ami, l’on ne communiquait pas beaucoup, mais l’on pensait beaucoup l’un à l’autre. Je l’avais connu en Guadeloupe. Il avait perdu ses papiers et je l’avais aidé en l’amenant au consulat américain, et sa présence aux Antilles fut régularisée en lui délivrant de nouveaux papiers. Ed, c’était ainsi qu’on appelait, était professeur à Rochester dans l’Etat de New York. Il parlait de nombreuses langues, je ne sais plus combien. Il avait une réelle facilité avec les langues étrangères. Il parlait parfaitement le français et l’italien, et je crois qu’il avait des notions de russe et d’allemand. J'étais heureux de le revoir. Il viendrait au retour d’un voyage en Egypte. Il voulait voir les pyramides. Il était d’une grande curiosité intellectuelle, tout l’intéressait. Le Nil et les pyramides allaient lui procurer un plaisir intense. Il me raconterait tout cela lors de sa visite. Il avait la passion du détail. C’était passionnant de l’écoute. L’entendre, c’était vivre son épopée. Il allait me raconter l’histoire de la reine Néfertiti, des porteurs de pierres de taille venues d’ailleurs. La pose de ces énormes blocs de pierre l’une sur l’autre, jointés au millimètre. Les dédales internes à la pyramide pour sauvegarder l’urne funéraire du grand pharaon. C’était merveilleux, je rêvais déjà. J’avais hâte de l’écouter. Ma fille devait venir également accompagnée de ma petite fille Chléa, qui s’était égarée chez Mac Do, alors qu’elle avait un cursus scolaire impressionnant. Elle était à l’université et avait tout abandonné. Très intelligente, elle réussissait tout ce qu’elle entreprenait. Elle était également musicienne, guitariste et violoniste, jouait dans un orchestre, et j’en étais fier, moi qui n’avais jamais pu jouer du pipeau. Papa était très doué également. Il dessinait à merveille et jouait du banjo. Il ne connaissait pas la musique. Il jouait à l’oreille. Moi, je vous l’avais dit, je n’avais pas leurs qualités, j’étais incapable de tirer trois notes de mon harmonica. Je ne savais pas dessiner en dehors de gribouillis infects. En fait, j’étais le seul de la famille à ne pas être un artiste. Mon épouse Aicha était également une artiste, une excellente cuisinière qui aurait dû recevoir une toque d’or honorifique. Elle était l’archiduchesse du couscous marocain, la maîtresse du tajine, et savait disposer les mets dans les plats avec une exquise délicatesse. Elle n’était pas en reste non plus dans la pratique de la pâtisserie. Elle savait manier la pâte, la réduire en objet du désir. Et moi, et moi, je n’étais rien, je ne savais rien faire. Mes vieux os m’empêchaient de faire des travaux que j’exécutais sans problème dans le temps. J’adorais repeindre les pièces de la maison. Revêtir les murs de papiers peints, faire des petits travaux par ci, par là. Baraka, c’était fini, j’avais mal partout, mais c’était normal, je ne me plaignais pas. Quand l’on avait la chance de vieillir encore en bon état, c’était merveilleux d’accompagner le temps. De suivre encore ses enfants, sa famille, Abdulilah, trop d’humains n’avaient pas cette chance. J'étais vieux, mais pas trop racorrni. J’avais laissé mes rides de croisières au Bon Dieu. J’aimais la vie, le rire. Découvrir encore des fleurs, écouter le chant des oiseaux.  J’étais à l’âge des amours étourdis. Un geste, une pression des doigts sur la paume de la main suffisaient. Pourquoi parler quand l’on se comprenait. Un seul regard et l’on savait ce que l’autre désirait. C’étaient des instants partagés par les émotions intimes. Il n’y avait que l’autre qui comprenait, mais Il en avait fallu des années pour en arriver là, à l’intime connaissance du temps, de la réflexion. Plus rien ne vous arrêtait, tout était compris, même le soliloque. Les pensées cachées ne l’étaient plus pour l’autre. Il les devinait. Je savais que cela paraissait bizarre, mais c’était ainsi, elle me regardait, je comprenais de suite sa question. Je me réfugiais dans le silence, ainsi étaient les complices. Les émotions étaient nombreuses lorsque l’on vieillissait. Nous les cachions, mais elles pouvaient se retrouver sur votre visage. Dans un sourire aussi ou dans les plis de vos yeux. La vieillesse n’était pas un handicap, mais le sursaut de notre jeunesse. C’était un moment de bonheur à savourer à deux et en famille.

                La journée était triste, curieusement il y avait de l’orage. Ce n’était pourtant pas la saison. Nous l’entendions au loin gronder, distiller sa rage. Les éclairs diffusaient des messages incompréhensibles. La pluie était arrivée, brutale, bruyante. Elle frappait le carrelage de la terrasse en une cadence organisée par Thor, le Dieu tout puissant des orages, et s’immisçait dans notre petite vie. Le grondement du tonnerre et des éclairs résonnaient dans les prairies. À qui faisait-il la guerre ? Il combattait les dragons invisibles des enfers, Thor l’invincible ! L’orage s’éloignait en quelques traînées lumineuses et vaporeuses, poussées par les chevaux du ciel. La pluie avait détrempé la terre, mais le soleil remettrait vite le chemin en état. Thor combattait les démons plus loin dans la plaine du Gharb. Cette séquence de la journée avait rompu le charme. Curieusement, mes doigts ne trouvaient plus de mots assez justes sur le clavier. Ils ne s’emboîtaient pas dans les restes de phrases laissées en suspens durant l’orage. Je restais démuni, stérilisé, l’esprit vide. Dépité, j’abandonnais mon fauteuil. Le rêve perçu pendant l’orage m’avait fait perdre le fil de mon histoire. Je bourrais ma pipe, je l’allumais et tirais une bouffée en rejetant la fumée sur les feuilles du jardin. C’était un geste symbolique qui exprimait un ras le bol. J’étais inutilement énervé. Pilou comprenait tout, venait se coucher sur mes pieds, me lécher les mains. Aicha s’attardait à parler avec Rachida, elle n’osait pas venir me déranger. La grosse moto de Fourade, le cousin d’Aicha, était venue se garer dans la cour. Il venait voir les réparations qu’il aurait à effectuer. Cela m’inquiétait un peu. L’achat des matériaux, son travail, cela allait encore me coûter cher. Il travaillait très bien, il officiait tant dans la plomberie que dans l’électricité. C’était un bon ouvrier. Nous étions dans une période difficile. Il comptabilisait les pièces à acheter : un rail de deux mètres de long pour fixer douze prises de courant. Du fil pour raccorder les prises entre elles. Un chauffe-eau électrique de cinquante litres pour remplacer l’ancien, irréparable. C’était tout pour l’instant, mais nous savions que les travaux généraient toujours des surprises. Nous nous mettions à table, Fourade dînait avec nous, cela allait de soi. Aicha avait préparé une gigantesque pizza : Viande hachée, oignons, ails, persil, fromage, piment et arômes marocains. Leila adorait cela. Chacun prenait dans le grand plat rond, avec ses mains, en volant les plus gros morceaux. C’était une bataille stratégique pour finir de manger son morceau avant les autres. Il y avait quelquefois des jeux de tables un peu fous au détriment de la bonne tenue en société. C’était le cas ce soir-là ! Je m’éloignais un peu pour m’allumer une pipe. Ma mauvaise humeur avait disparu, l’ambiance familiale avait eu raison de mon énervement passager, tout allait bien. Revenu à table auprès de la famille, j’écoutais la conversation en cours. Rachida faisait des confidences rares sur son origine. Elle avait les yeux mouillés. Son arrière- grand-mère était esclave chez un très riche propriétaire d’origine Amazigh. Sidi Ahmed Ben Karek avait quatre femmes, comme le permet la religion musulmane, si l’époux peut les entretenir. Les cinq esclaves étaient d’origine africaine, sans doute Malienne. Rachida n’avait pas la peau noire, juste légèrement foncée après des métissages. Sa grand-mère Jaya était décédée vers mille neuf cent cinq, après avoir eu trois enfants de son maître.  Rachida ne connaissait pas exactement la date de son décès. Kenza, l’une des filles de Jaya, avait eu de Ali, fils de Sidi Ahmed  Ben Karek, quatre enfants. Celui-ci, désirant se rendre à la Mecque, se confia à l’imam. Frère, lui dit l’imam, Allah te serait reconnaissant si tu libérais tes cinq femmes. Ali revenu de la mosquée réfléchit longuement. Le lendemain matin, il convoqua ses cinq femmes esclaves et leur dit :

-Sœurs, j’ai décidé, pour qu’Allah  ait pitié de  moi, de vous libérer. J’alloue à chacune d’entre vous une propriété de deux hectares. Vous pourrez ainsi bâtir une maison et cultiver la terre.

Sidi Ali Ben Karek avait hérité de l’immense fortune de son père. Il possédait mille hectares de terres. Aliya, enceinte de sidi Ali, donna naissance à Noûr après sa liberté. Noûr se maria avec Mohamed Guélati. Elle donna naissance à trois enfants dont Rachida, laquelle épousa  Driss dont elle eut elle aussi trois enfants. J’avais écouté silencieusement l’histoire familiale de Rachida. C’était toute l’histoire du Maroc développée en quelques mots. Je connaissais les difficultés qu’avait rencontrées la France sous son protectorat pour abolir l’esclavage, avant le traîté de Fes en 1912 et la doctrine du Protectorat en 1925. L’histoire de Rachida avait établi le silence autour de la table. Elle nous regarda comme si elle nous avait fait du mal. Driss lui embrassa le front.

                Rachida avait sorti sa machine à laver sur la terrasse. Nadia, tenant son bébé dans les bras, s’était assise sur un fauteuil à côté de la machine. Elle donnait l’impression d’écouter le bruit du moteur. Les familles ont de lourds secrets à porter. Rachida avec son récit d’hier soir avait rompu une fois pour toutes avec les fantômes du passé. Elle s’était libérée de toutes ces querelles intimes attachées à l’enchaînement de sa famille, loin de ses origines. Je fumais ma pipe en tirant sur le tuyau. J’envoyais la fumée vers les feuilles des arbres. Je me levais du banc et sortis faire un tour dans le verger. Je surveillais mes oliviers et la pousse des fruits encore tout petitsLes moutons de Driss broutaient dans la prairie sous sa surveillance. Le soleil était haut, il faisait chaud, j’aimais cela. Le train passa rapidement, à peine visible, tant sa vitesse était impressionnante. Il filait à plus de deux cents kilomètres à l’heure pour se rendre à Casablanca. Cela me laissait indifférent tant la nature était belle. Les champs bien alignés aux couleurs variées en fonction des cultures. L’homme avait créé par son travail une géométrie particulière à l’agriculture.  La plaine s’alignait entre de timides collines en carrés et rectangles verts ou jaunes suivant les saisons. Le Gharb était une immense plaine s’étendant jusqu’aux contreforts du Moyen Atlas. Elle serait monotone s’il n’y avait pas ces collines pour l’égayer. Elles s’élevaient soudainement avec un village perché dessus. Pourquoi la terre avait-elle eu besoin d’un coup de surgir de son horizon ? Certains avançaient que ces collines étaient les plis de la robe du Gharb. Elles voulaient plaire au soleil. Elles y réussissaient fort bien. Les monticules de terre sur lesquels les petits villages s’étaient blottis contre des bosquets d’eucalyptus avaient un air de cartes postales. Nika, le Dieu du soleil regardait cela d’un air goguenard. Il n’y avait plus d’esclaves à protéger, Dieu merci. Nika intervenant dans les temps anciens en Asie pour protéger les esclaves qui le vénéraient ! Le Gharb nous réservait des surprises avec la région vinicole de Meknès, autrefois appelée Volubilis, où il y avait toujours eu une production agricole. Ses vins étaient réputés, classés, et destinés en priorité à l’exportation. Les Marocains, fervents musulmans, ne buvaient pas de vin, interdit par l’Islam. Le Gharb était le grenier du Maroc. Il fournissait les céréales, les légumes, les fruits, le riz, la betterave sucrière, la canne à sucre sans oublier le tabac. Toute cette production au sein des six mille kilomètres carrés de la plaine du Gharb, plaine qui s’adossait à l’Atlantique jusqu’aux prémices du Rif. Le petit port de Kénitra était devenu, avec le temps, une ville importante et semi-industrielle. Je vivais dans ce grenier, dans l’abondance de biens du Gharb. Le souk du jeudi reflétait la richesse de la plaine. Les artisans étaient nombreux et proposaient des produits de qualité: tapis, articles ménagers ou artisanaux, souliers, chapeaux, sacs et autres frivolités qui s’envolaient rapidement. Je devrais toucher une indemnité pour avoir fait la publicité de la région du Gharb. Nadia donnait le sein à son bébé qui n’avait pas encore de nom. Elle était heureuse. Rachida prenait beaucoup l’enfant dans les bras en lui parlant. C’était l’ABC de l’éducation. Elle se rappelait des histoires que sa maman lui racontait quand elle avait huit ou neuf ans, l’âge de Leila. Elle les raconterait à Leila à son tour. L’histoire du mouton qui s’évadait de sa bergerie et qui voyageait à travers le pays. Il rencontrait des gens bizarres. Une sorcière voulait le transformer en papillon pour qu’il puisse voler de fleur en fleur. Il voyait un vieux flûtiste et sa zamar dont la musique enchantait celui et celle qui l’écoutaient. Elle lui faisait voir des paysages extraordinaires. Il rencontra Abouch dans la montagne, la licorne qui allait sur la lune quand elle était rouge. Elle lui proposait de l’amener avec elle. Rachida connaissait beaucoup d’histoires comme celle-ci à raconter aux enfants. Elle avait un cœur gros comme le Siroua de l’Atlas. Le bébé de Nadia avait enfin son prénom : Walid. Je m'étais amusé à lire son signe astrologique et ce qui en découlait : Walid signifiait, Nouveau-Né Chéri, cela commençait bien. Le signe astrologique associé était le bélier, sa couleur serait le jaune, son numéro de chance serait le 4 Il était évident que je ne croyais pas une seule seconde à l’astrologie, mais c’était amusant de voir ce que ces voyants de littérature avaient imaginé. Seul Allah commandait notre vie ! Je souhaitais à ce bambin tout le bonheur du monde, qu’il ait une vie heureuse, et pleine d’amour. Un nouveau-né représentait la naissance d’un Nouveau Monde, celui qu’attendait impatiemment l’humanité, cette humanité déchirée par les guerres et la misère depuis des siècles. Je croyais à la fin des conflits, je croyais à la fraternité entre nous tous. Shaiitan pour le moment avait pris le pouvoir sur nos esprits, mais il serait vaincu et jeté dans le brasier de ses propres enfers. Une magnifique toile du grand Raphael conservée au Louvre - Saint Michel terrassant le démon- illustrait la fin de Shaiitan et la venue d’un Nouveau Monde. Depuis des millénaires, ce qui était peu pour Allah, le conflit perdurait entre Shaiitane et les Anges d’Allah. La fin approchait, les Ecritures nous annonçaient la victoire du Bien. Le muezzin de la mosquée toute proche psalmodiait des versets du Coran, tout en haut du minaret. C’était l’appel à la prière. Les fidèles étaient là après avoir procédé à leurs ablutions, pieds, mains et bras. Ceci fait, ils pouvaient entrer à la mosquée pieds nus et se présenter devant Allah en état de propreté ! Cinq fois par jour, les fidèles répétaient ces gestes.

                J’allumais ma pipe, Leila, grimpée sur mes genoux, m’avait plaqué deux baisers sur les joues. Il était adorable, mon petit oiseau. Elle était belle mon hirondelle, avec de longs cheveux frisés qui descendaient jusqu’au milieu du dos. Elle avait les yeux légèrement en amande qui lui donnaient un charme fou. Elle ferait une très belle jeune fille. Les volutes de fumée s’échappaient du foyer de ma pipe, comme les chemins de fer à vapeur de l’ancien temps. Elle essayait de chasser la fumée de ses deux bras sans succès. Le triporteur à clochettes était de retour. Les femmes du douar s’approchèrent pour acheter des babioles. Sirine, la fille d’Arabie, allait se marier prochainement, elle restait à la maison. Les tourterelles chantaient encore jusqu’à la nuit. Leila avait sauté de mes genoux et était allée voir le triporteur avec Aicha et Rachida. Elle revint avec des bonbons que lui avait achetés Rachida. C’était une enfant gâtée, sans doute trop. Elle piqua derechef un bonbon dans le sachet malgré mes dénégations. C’était son petit côté têtu ! Maligne, elle me plaquait un baiser sur la joue pour se faire pardonner. Elle courut jusqu’à la maison pour cacher son trésor. Je saisis le livre d’un auteur guadeloupéen, Grand Café, que j’avais déjà lu, mais son style particulier m’intéressait. Je parvenais à cumuler lecture et écriture. J’avais relu dernièrement La Boîte à Merveilles d’Ahmed Séfrioui, romancier Marocain. Tous ces livres peuplaient ma tête de jolies choses. Lire permettait de se cultiver sans bouger de chez soi et en découvrant l’âme profonde des auteurs. Tous ces mots à la chaîne formaient un génial conglomérat d’idées fortes. Chaque mot posé là par l’écrivain reflétait l’authenticité de son âme, de sa subsistance, la grandeur de son génie. J’aimerais leur ressembler, le pourrais-je ? Sans me dévaloriser, je doutais toujours de mes capacités littéraires. Bah, je verrais le résultat lors de sa publication. J’aimerais que mes lecteurs soient surpris, intéressés et acquis au récit. Le crépuscule était venu sans bruit, les tourterelles s'étaient tues. Le soleil avait rejoint l’océan, il faisait jour en Amérique. La nuit était. A la lune, l’astre des poètes. il manquait un énorme morceau, grignoté un peu plus tous les jours. La température était douce. Tout le monde à table ! Aicha avait préparé un poulet rôti avec des champignons blancs, des petits pois et des carottes. Elle avait concocté un dessert de rois, une crème au chocolat. Leila ouvrait de grands yeux, elle adorait le chocolat. Aicha le savait pertinemment mais faisait mine de l’ignorer. Mécontente, la petite croisa les bras sur sa poitrine et prit un air boudeur. Toute la famille explosa de rire. Après dîner je sortis pour fumer une pipe en m’asseyant sur le banc de la terrasse. Les chiens dormaient, allongés de tout leur long sur le carrelage. Pilou m’avait suivi et s’était couché comme à son habitude sur mes pieds. Mon petit bichon ne pouvait rester sans moi. Lorsque je me couchais, il s’allongeait sur la descente de lit à mes côtés. La nuit il rêvait en émettant  de petits aboiements. Que voyait-il dans ses rêves ? Lorsque j’étais devant l’ordinateur, il venait également se coucher près de moi. Le chat, Lio m’avait adopté lui aussi. J’attendais encore mon petit âne, mais laissons lui le temps de se séparer de sa maman. Tous ces animaux étaient comme mes enfants.

                La nuit avait été bonne, j’avais bien dormi. Six heures du matin. Je me précipitais sous la douche avant de prendre mon petit déjeuner. Dans le jardin éclairé par un jour déjà levé, assis sur le banc, je bourrais ma première pipe. Toute la famille avait étendu son petit tapis en direction de La Mecque pour la prière du Fajr. C’était immuable. L’animation régnait dans le douar. La population paysanne ne restait pas au lit pour faire la grasse matinée. Les soins à donner aux moutons et aux vaches nécessitaient sa présence. La traite était faite par les jeunes filles de quatorze ou quinze ans en attendant le camion de ramassage du lait, quelques litres étaient cependant vendus directement à la population du douar. Aicha et Rachida en achetaient deux litres tous les matins. Le soleil était éclatant, l’est fortement éclairé. Il faisait nuit aux Amériques. Je pensais aux pays du nord où il ne faisait jamais nuit de nombreux mois durant. L’Islande et ses cent trente volcans…Nous apprenions cela à l’école. Peu entraient en éruption, d’autres selon des rythmes très réguliers. Une nouvelle entendue à la radio m’attristait énormément. L’ile de Grand Terre en Guadeloupe avait été submergée par une pluie diluvienne tombée au cours de la nuit. Beaucoup d’automobiles étaient sous les eaux. Un vieux monsieur était décédé, noyé dans son automobile. J’avais vécu vingt-deux ans dans l’archipel. C’étaient des gens charmants, venus en esclavage, transportés par les négriers du dix-septième siècle pour la culture de la canne à sucre. J’avais des amis en Guadeloupe, j’allai prendre rapidement de leurs nouvelles. Cette région était sensible aux aléas climatiques, tornades, cyclones, pluies, vents. Cette nouvelle m’avait remué, cet archipel est magnifique, il ne devait pas être abîmé ! J’étais tellement troublé que je n’avais pas envie de fumer ma pipe. Aicha ne comprenait pas mon agitation. C’était normal ! Je faisais des allers-retours dans le jardin sans but précis. Ma tête était prise, je ne pouvais me défaire des images de cette catastrophe. La Guadeloupe faisait partie de moi-même. Je ne pouvais rien faire. Je me sentais malheureux. Pilou, qui comprenait tout, m’accompagnait fidélement dans mes allées et venues. C’était un brave toutou. Je ne me rendais même pas compte du concert des tourterelles. Ah, un instant de bonheur, le couple de paons blancs du voisin venait me rendre visite. L’un d’eux déployait sa queue en éventail, merci, c’était splendide. Je n’avais envie de rien faire. Ne pas parle. Rester muet. Leila vint m’embrasser, mais, comprenant que j’avais des problèmes, elle n’insista pas. Le soleil était monté d’un cran, il avait tourné légèrement vers l’ouest. Quelques nuages encombraient le ciel tout bleu. Poussés par un petit vent, ils se dirigeaient vers La Mecque. Le couple de paons était juché sur le mur de clôture et paradait sans en avoir l’air. Les poules de Rachida avaient envahi la terrasse. Elles picoraient les restes, les miettes données aux chiens. J’avais oublié de saluer Arabie, assis sur sa carriole traînée par son âne. Cette histoire me mettait mal à l’aise, tournait sans cesse dans ma tête. Un habitant mort noyé dans son automobile, c’était dramatique. J’avais envie de vomir, le petit déjeuner passait mal. Neuf heures déjà, rien n’avait changé dans le douar. Chacun s’occupait, travaillait. Et moi, et moi, j’étais comme un zombi, inutile, incapable de réfléchir sereinement. Je n’y pouvais rien, bien sûr, je le savais, ce qui me mettait mal à l’aise. L’avion de Rabat passait au-dessus de nous, suivi par sa queue de fumée blanche. Je le regardais prendre de la hauteur et virer pour prendre la direction de Paris, Paris qui avait bien changer depuis mille-neuf-cent quatre-vingt-onze, quand j’avais quitté la région. Je n’avais pas de regret. J’avais eu la chance de vivre en Guadeloupe avant d’arriver en  deux mille douze au Maroc. Partout dans le monde, les gens sont agréables à côtoyer. C’est fantastique de découvrir leurs habitudes, leurs traditions. Le Maroc m’avait surpris par sa façon d’accueillir des étrangers chaleureusement. La famille dans laquelle j’étais entré de par mon mariage avec Aicha était exceptionnelle. J’avais été tout de suite accepté. Leur gentillesse à mon égard était sans égale. Les Marocains respectaient les vieillards. J’étais le patriarche, celui qui savait. Je ne savais pourtant pas grand-chose, en dehors des choses de la vie et de ce que les voyages m’avaient appris. Je les aimais. Ils le savaient, ils le sentaient. Je les respectais. Je mourrais en terre d’Islam. Mais passons…! Les fleurs de bougainvilliers étaient magnifiques. J’oubliais les problèmes de Guadeloupe. J’adorais les fleurs, elles étaient là pour nous. Elles fleuriraient encore longtemps après ma disparition. Leurs couleurs étaient un symbole de vie. Nous avions besoin d’elles, elles apportaient la beauté en contradiction avec le mal. Deux choses nous ont été données par le créateur, les fleurs et les femmes. Elles sont aussi belles les unes que les autres. Les yeux d’une femme, ne sont-elles pas des roses écloses ?  Elles se ressemblaient profondément. La même délicatesse, les mêmes odeurs qui nous enivraient. Nous restons sans voix devant un bouquet de lys. Nous restons sans voix devant une femme qui nous attire. Nous sommes tellement petits devant elles. Pourquoi offrons-nous des fleurs aux femmes ? Posons-nous la question ? Les deux se ressemblent, se confondent.

Une source claire venant des profondeurs de la terre s’écoulait en un tout petit ruisseau le long de la colline. L’on pouvait se mirer dedans. Il alimentait les arbres, les roseaux qui le bordaient et les oiseaux qui venaient s’y abreuver. C’était le sens de la vie. Les libellules sur leur brin d’herbe observaient le cours de l’eau. Un papillon rouge et noir était accroché à une feuille. L’eau me faisait penser à des amis qui me sont chers. Daniel, poète et écrivain, il avait écrit un roman intitulé « la petite source », un très bon livre. L’édition était épuisée, je n’ai pas pu acheter son ouvrage. Son épouse Anny était artiste peintre. Elle s’était spécialisée dans les fleurs et les coquillages. Elle adorait les détails. L’un de ses tableaux était un chef-d’œuvre, j’aurais voulu l’acquérir, mais je n'en avais malheureusement pas les moyens. L’amitié était précieuse, nécessaire à l’esprit. Nous avions peu d’amis, c’était très bien ainsi J’avais été trop déçu par des vermines et des cancrelats. Mon amitié avec Daniel et Anny remontait aux années mille neuf cent soixante. C’était du solide ! Mon petit ruisseau avait disparu quelque part dans les profondeurs de la terre. Il ressurgirait pour nous enchanter et plaire aux papillons. L’eau est un liquide précieux, plus que l’or et les diamants. Le soleil était au zénith, il brillait de tous ses feux. Il faisait bon, presque à se mettre en bras de chemise. Je m’asseyais sur le banc pour fumer ma première pipe de la journée. J’écoutais les tourterelles. J'étais content, ma contrariété était passée. Une camionnette s’était arrêtée à grands coups de trompe. Les femmes s’en approchaient. Elle était chargée de produits domestiques. Aicha avait acheté de la lessive pour la machine. Leila n'allait pas tarder à rentrer de l’école. Pilou était content de me voir revenir à une meilleure humeur. Il remuait la queue frénétiquement et sautait sur mes genoux. C’était un brave toutou. Il ressentait mes humeurs. Un petit vent s’était levé, les branches des eucalyptus frémissaient. Arabie revenait, assis sur son petit chariot, la térésa sur la tête. Je n’oubliais pas de le saluer. Le cheval du mokkadem avait encore fugué. Il se baladait dans la prairie. L’un des fils d’Arabie avait détaché le chariot et faisait une promenade sur le dos du petit âne. Rien à dire, c’était la vie du douar. Aicha remplissait la citerne d’eau sur la terrasse d’en haut avec le tuyau. J’avais toujours peur qu’elle tombe. Un mètre cube, c’était long à remplir. Nadia berçait Wadim entre ses bras. Les chiens jaloux aboyaient et se frottaient contre ses jambes. Rachida faisait le ménage à l’intérieur de la maison. Tout était réglé comme du papier à musique, aucune fausse note !

Le bruit du tracteur de Rédouane résonnait jusqu’ici. Sur le champ d’en face, Ayoub semait du blé à la main. Le geste auguste du semeur, poème de Victor Hugo étudié à l’école. Je ne l’avais pas oublié. C’étaient des vers appris par cœur et récités en classe. Ce Victor Hugo était un grand homme. Poète et romancier de génie, mais aussi politicien. Il partit en exil à Bruxelles puis à Jersey comme opposant au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte. Cela aussi, je l’avais appris à l’école, c’était une bonne école, l’école de la République. Nous apprenions beaucoup de choses. C’était différent aujourd’hui. Les enseignants en souffraient. J’avais deux filles professeurs, elles me disaient qu’elles étaient programmées. Elles ne pouvaient plus entrer dans les détails comme avant. Les informations données aux élèves sont succinctes, strictement ciblées selon le programme prévu. Elles n’avaient plus les marges nécessaires pour retenir l’attention des enfants. Les histoires de Victor Hugo n’avaient plus cours et pourtant, cela faisait intégralement partie de l’histoire de France. N’en parlons plus, ce n’était plus de mon temps ! Un vieillard de mon espèce n’avait plus rien à espérer, c’était le temps du téléphone portable, point à la ligne. Un jeune homme de quinze ans me disait dernièrement que la lecture ne servait à rien, elle était réservée aux vieux. Pan, merci jeune homme, j’en ai pris un bon coup. Cela faisait mal d’entendre ces jugements bêtes et méchants de la part d’un jeune qui devrait porter la connaissance à son plus haut degré. Oh, cela m’a fait mal, pas seulement pour moi-même, mais surtout pour tous ces écrivains de génie qui depuis des générations apportaient la lumière à l’humanité. Que répondre à ce malotru ? Rien, cela n’en valait pas la peine. Espérons qu’il était le seul de cette veine ! La vie se chargerait malheureusement de lui donner une leçon. Il ne se souviendrait plus de ce qu’il avait proféré auparavant. Il accusera le mauvais sort, l’autre, tout le monde lui en voulait. La bêtise n’a pas de limite. Il était prétentieux et sûr de son fait. Les gens raisonnables se taisaient et n’en pensaient pas moins. Ce jeune homme reçut la leçon beaucoup plus vite que je l’imaginais. Il avait sauté sur un chariot tiré par un cheval au trot pour gagner du temps sur son trajet. Il avait loupé son assise sur le chariot, avait basculé et était tombé sur le chemin. Il n’avait pas pu se relever seul et avait été aidé par des habitants qui l’avaient transporté chez lui, avant de demander l’intervention du médecin. Diagnostic: une fracture nécessitant son transfert à l’hôpital de Kénitra. Avec des gémissements à faire pleurer tout le village, il accusait le cocher d’avoir dévié de sa route le chariot pour l’empêcher de monter. C’était écrit ! L’ambulance le transporta rapidement à Kénitra. Il subit une analyse routinière pour les fractures, radiographies, bandages et plâtrage. Il en aurait pour deux mois. J’avais quand même de la compassion pour ce jeune homme, qui se prénommait Moussa. Je lui souhaitais un prompt rétablissement sans souffrance excessive. Je me refusais d’être méchant à mon tour, c’était quelquefois difficile. Ce jeune homme avait été puni, avait-il compris ? Laissons le temps faire son œuvre : effacer les douleurs de l’esprit, les rancoeurs, et guérir les âmes. Le temps serait un excellent thérapeute, de nombreux versets lus dans le Coran nous disaient que le temps est une perception psychologique, qu’il dépendait de l’environnement et de ses conditions. Laissons là les discussions philosophiques, il y aurait trop de sujets de discorde. Le bruit du tracteur de Rédouane résonnait toujours dans notre environnement. J’étais assis sur le fauteuil de mon bureau, je contemplais le jardin par la fenêtre. J’allumais une pipe et ouvris l’ordinateur. Je restais de longues minutes sans me mettre au travail. Mes doigts restaient à plat sur le bureau. Le clavier était inerte. J’avais la tête vide, sans rien à proposer à la mémoire de l’ordinateur. Rien ne venait déclencher le déclic des mots. Ce fameux déclic par lequel les mots se suivaient pour former les phrases et les chapitres envoyés par notre cerveau. Une idée en appelait une autre, puis une autre avec de jolies locutions. Lorsque cela arrivait, ce n’était que du bonheur, nos doigts pianotaient comme pour jouer la musique de Mozart. Cela brillait, étincelait et se plaçait tout seul au sein d’une phrase. Oui, c’était du Mozart,  j’interprétais sur le clavier son adagio en si mineur pour piano, je rêvais, je m’envolais ! J'étais fou, fou de mots qui venaient comme les notes d’une partition. La musique d’une phrase bien construite. Un chapitre clôturant une page comme la baguette du chef d’orchestre signifiant la fin d’un concerto. Ah, c’était si bon de rêver, de se laisser aller dans des pays imaginaires les mots volaient comme les oiseaux aux sons de la musique. C’était un pays merveilleux. J'étais bercé, balancé dans l’espace avec des phrases que j’avais tapées sur les touches noires de mon clavier. Le rêve s’estompait et disparaissait, me laissant  troublé, interloqué. J’avais du mal à émerger dans la réalité. Je n’écrirais rien ce soir. J'étais comme scotché. Agacé, j'allais me coucher après avoir éteint l’ordinateur.

Six heures ce matin, j’avais bien dormi. La salle de bains n’étant pas occupée, j'allais prendre une douche. Séché, peigné, habillé, la table de la cuisine m’attendait. Aicha était là avec mon petit déjeuner. Je me levais de table, rassasié. La journée allait être belle, le ciel était bleu sans nuage. Rédouane était déjà au travail. Il me faisait honte, j'allais m'y mettre également. L’ordinateur me tendait les bras, je l’allumais, et je m’asseyais sur le fauteuil. Je bourrais ma pipe, la fumée s’échappait par la fenêtre. Après les premiers mots tapés, cela allait mieux. Je retrouvais l’inspiration, mais je butais sur un verbe, c’était le dilemme journalier de l’auteur. C'étaient des petits riens qui empoisonnaient souvent mes journées. J’avais écrit une demi-page, c’était bien ! Je me levais de mon bureau pour m’aérer, prendre la température familiale. Leila n’allait pas à l’école aujourd’hui. Rachida était venue aider à écosser les petits pois et couper en deux les haricots verts. Leila participait à l’épluchage des petits pois. Rachida lui racontait une nouvelle histoire. C’était un pays sans nom, où les animaux étaient fantastiques. La poule du Roi savait parler et avait beaucoup de pouvoirs. Le fils du Roi voulait passer par le chemin réservé à la colonie des poules. Un édit du roi l’interdisait. Il fit avancer son carrosse jusque devant le Palais de la Reine.

-Que venez-vous faire ici, lui dit la Reine, ne savez-vous pas que ce chemin est interdit à tout autre que les poules ?

-Je suis le fils du Roi et je vais où bon me semble.

-Vous avez transgressé la loi, vous serez châtié.

-Ah, ah, éclata-t-il de rire, vous ne pouvez rien contre la famille royale.

-La Reine des poules eut un sourire en coin, elle lança un cri. Toutes les poules autour de son palais s’emparèrent du carrosse et s’élevèrent dans les airs.

-Pitié pleurnicha le fils du Roi, reposez-moi sur le chemin.

-Il n’en était pas question ! Les poules volèrent ainsi jusqu’au château et déposèrent le carrosse devant le Roi et sa famille.

-Le Roi et la Reine, humiliés, firent leurs excuses au peuple des poules.

Leur fils fut envoyé de longues années parmi les forêts de sangliers. Il apprit les bonnes manières et le respect des autres. Quand il revint, il était tout autre !

 Rachida connaissait une infinité d’histoires comme celle-ci, pour les raconter à Leila. Les petits pois et les haricots verts tranchés furent lavés et jetés dans l’eau bouillante avec les pommes de terre coupées en morceaux. La viande de bœuf cuisait déjà à feu doux dans la grande cocotte. Une bonne odeur s’échappait du tourniquet. La cuisine était une étape importante de la journée. Avec le bœuf, le poulet était une viande couramment utilisée. Peu chère et facile à cuisiner. La pomme de terre était le légume privilégié. Aucun repas n’était cuisiné sans ce légume, qui était parfumé avec oignons, ail, persil et  autres aromates. Les oignons au Maroc étaient de la grosseur d’une orange, d’une chair rosée. Le vendredi, jour de repos qui permettait aux familles de se réunir autour de la table, était réservé au couscous traditionnel. Les hommes allaient à la mosquée toute proche. Ils prenaient soin de leur corps bien lavé et parfumé. Au retour, les discussions et les plaisanteries allaient bon train. Leila avait une petite table à côté de nous, l’assiette bien remplie. C’était le jour du Coca-cola, le seul jour de la semaine. Les hommes buvaient beaucoup de lait frais et de thé à la menthe. Ils ne fumaient pas, j’étais le seul indiscipliné à me le permettre. J’allais fumer ma pipe sur le banc de la terrasse, rejoint par Leila. Elle s’asseyait sur mes genoux. J’étais heureux. J’avais eu une discussion sérieuse avec Aïcha. Je préparais l’avenir, j’étais très vieux. J’avais demandé à Aïcha de faire un papier pour transmettre à Leila notre propriété. C’était compliqué, mon petit oiseau n’était pas encore adopté officiellement. Il fallait que la maman de Leila signe un papier devant le juge déclarant abandonner son enfant en notre faveur. J'aimerais que Leila porte mon nom. C’étaient des complications juridiques, mais indispensables. Lorsque ce serait fait, je sacrifierais un mouton que je grillerais à la broche ! Leila Gadari, c’était un rêve lointain, car il faudrait de nombreux mois ou années avant que s’accomplisse ce rêve. Elle allait changer, devenir une jeune fille. Je désirais que tout soit comme je le souhaitais. Elle était très belle avec ses yeux en amande et ses longs cheveux bouclés. Ils descendaient jusqu’au milieu du dos.  Elle en était très fière, déjà femme. Rédouane m’avait donné la bicyclette d’Aya. J’attendais la fin de l’année scolaire. Elle pourrait pédaler dans le douar. C'est quoi Papa, me dit-elle, ces drôles de roucoulements ? Ce sont les tourterelles, lui répondis-je. Elles nous font un joli concert, non ? C’est beau, répondit-elle, mais où sont-elles ? Elles se cachaient dans les eucalyptus. C’était leur maison. Les oiseaux se dissimulaient dans les arbres. Elles n’étaient pas toutes seules, les moineaux y faisaient également leurs nids. Tu les vois voler tout autour des arbres avec des petits cris stridents. Les pique-bœufs ne nichent pas dans les arbres, ils préfèrent rester à terre. J’aimais les oiseaux, ces messagers du ciel. Certains ont des chants magnifiques. Le rossignol par exemple, mais je ne savais pas s’il en existait au Maroc. J’avais lu que c’était le cas du rossignol Philomène, jaune, tacheté de rouge, timide, discret, que nous apercevions rarement. Son chant était très beau. Il faut protéger les oiseaux Leila, nous avons besoin d’eux. Elle sauta de mes genoux et alla à la rencontre de deux copines du douar. Elles allaient se balancer. J’en profitais pour bourrer ma pipe et me rendre au bureau. Je tape une demi-page, j’éteins l’ordinateur, la suite sera pour plus tard. Toute la famille se retrouvait devant le thé à la menthe autour de la table de la terrasse. Il faisait chaud, vingt-huit degrés. Cela nous réchauffait, et nous réjouissait. Le ciel était tout bleu, sans un nuage. Le soleil éclatant illuminait toute la plaine. Arabie, qui passait par là, s’arrêta et but un verre avec nous. Il n’y avait pas de jour de congé pour Rédouane, j’entendais son tracteur dans le champ d’à côté.

                Aïcha avait décidé de visiter une tante dans un douar de l’autre côté de Gueddari. Je l’accompagnais. Les femmes m’avaient embrassé en me souhaitant la bienvenue. Elles m’avaient donné un verre de lait oubliant que je n’aimais pas ce breuvage. L’une d’elles alla faire du thé. J'étais plutôt café, mais c’était si gentil que je ne refusais pas le verre que l’on m’avait servi. Nous sommes restés près de deux heures avec elles. Au retour, Aïcha s’arrêta chez le boucher et commanda de la viande hachée tout en échangeant force parlottes. C’était une habitude. Les heures passaient rapidement, le crépuscule était là. Rédouane était toujours sur son tracteur à labourer le champ du voisin. Celui-ci ferait sans doute de la betterave sucrière. C’était une ressource importante. Les chiens aboyaient en nous voyant revenir. Pilou gambadait en remuant la queue en tous les sens, heureux de me revoir. C’était la fête, les animaux, nos amis, manifestaient leur joie. Les chats n’étaient pas oubliés, ils venaient se frotter contre nos jambes. Driss avait allumé les lampes de la cour et du jardin. Elles éclairaient les fleurs de bougainvilliers. La terrasse était comme en plein jour. Les mouches étaient toujours là à bourdonner et à me chatouiller les joues. Je m’étais assis sur le banc pour fumer ma pipe. Les poules de Rachida avaient disparu. J’apercevais le satellite qui brillait seul dans le ciel. La lune était au rendez-vous, cette grande dame se montrait dans tous ses états. Elle était magnifique, la fille du soleil. Le camion du voisin s’était garé en lisière du pré pour repartir dès demain de très bonne heure vers le souk de Sidi Yaya du Gharb. La radio d’Arabie s’entendait jusqu’ici. À table, criait Aïcha. Toute la famille s‘était rassemblée en tirant les chaises avec un bruit à me casser les oreilles. Ce soir, poulet-frites. Il n’y avait ni fourchette ni  couteau sauf pour moi, je ne savais pas manger avec les doigts. Les mains se gênaient pour arracher des morceaux de poulet. Aïcha m’avait servi en premier. Après manger, chacun allait se laver les mains. Les femmes regardaient les téléfilms Turcs et Egyptiens. Elles s’en régalaient ! Dans mon bureau, je tapais quelques lignes de mon roman. Lio, le chat noir s’était blotti sur mes genoux, brave bête. Manquant d’inspiration, je fermais l’ordinateur. Je fumais une pipe et allais me coucher. Leila était déjà couchée, mais je me doutais qu’elle ne dormait pas. Elle faisait semblant. Le matin, je me réveillais mal à l’aise, je n’avais pratiquement pas dormi. Cela m’arrivait assez souvent. Je ne voulais pas prendre de somnifère, j’avais déjà beaucoup de médicaments à prendre, matin, midi et soir, pour soigner le cœur, régulariser les taux de sang et de sucre. La vieillesse c’est aussi cela ! J’avais fait un accident vasculaire cérébral en deux mille neuf en Guadeloupe. J’avais perdu connaissance, j’avais chuté et je m’étais cogné la tête contre un meuble. Il y avait du sang sur le carrelage. La décision du médecin fut radicale, vous avez fait un AVC monsieur Gadari. À l’hôpital de Basse-Terre, j’avais eu droit à une prise de sang et une radiologie du crâne. J'étais couché dans un tunnel dans lequel résonnait du tam-tam durant trente minutes. L’examen confirmait le diagnostic du médecin. J’étais depuis lors sous médicaments pour éviter une récidive. J’avais voulu arrêter le traitement. Bien, me dit le médecin, je viendrais à votre enterrement, quelles fleurs préférez-vous ? Brrr, pas question, j’avais le temps de passer l’arme à gauche ! Alors, j’ingurgitais chaque jour une tonne de médicaments, mais j’étais en vie. Dans la matinée, un cousin d’Aïcha était passé nous voir, nous proposant de visiter le lendemain le site archéologique de Banassa au bord du fleuve Sébou. Bonne idée ! Mais Leila faisait la tête, elle préférait rester avec ses amies. À l’entrée du site, un gardien m’avait remis un document. La ville avait été construite par les Romains en l’an trente avant Jésus Christ. C’étaient des ruines, mais cela donnait une idée de la dimension de la ville à cette époque. Les Romains l’avaient construite à  un endroit stratégique. Avec le Sébou, ils avaient de l’eau,  étaient proches de Kénitra et de l’Atlantique. Une grande ferme s’apercevait au bout du site. Aïcha avait préparé un pique-nique avec du pain maison et des saucisses de dinde grillées. C’était une belle journée. Leila ne boudait plus. Le Sébou majestueux s’écoulait vers l’océan en faisant de nombreuses circonvolutions. Quelques peupliers avaient trouvé refuge sur ses berges. D’après les hydrographes, le fleuve n’était navigable que sur quinze kilomètres. Cela m’interpellait, je pensais qu’une barque plate pourrait naviguer bien plus haut. Leila cria : regarde papa, des cigognes. Un couple avait colonisé une antenne de l’autre côté du fleuve. Leila les avait remarquées. Elles claquaient du bec, mais nous étions trop loin pour les entendre. Les cigognes noires se nourrissaient de petits poissons et de grenouilles. Les cigognes blanches, elles, se nourrissaient exclusivement d’insectes et de coléoptères. J’expliquais tout cela à Leila.    

-Papa me dit-elle, tu devrais aller à la pêche, maman préparerait un pique-nique en même temps.

-Ma chérie, le Sébou est l’oued le plus pollué du Maroc. Il traverse une grande partie de la plaine du Gharb. Les agriculteurs, pour faire pousser plus vite leurs plantations et les protéger des insectes, mettent beaucoup d’engrais et de pesticides. Même les bananiers sont traités. Ces produits chimiques retournent naturellement dans l’oued. Les poissons sont intoxiqués. Leur consommation serait nocive pour nous, tu serais malade. J’ajoutais, ma petite Leila, les animaux ont la faculté de s’adapter à leur environnement, même pollué. Ils sont tout de même intoxiqués. Je pensais que la baie du Sébou à Kénitra n’échappait pas à la pollution, de même qu’une grande partie du littoral. Younès m’avait dit qu’il trouverait une rivière à côté de Gueddari pour aller à la pêche.

Après cette belle journée, nous sommes revenus enchantés à Gueddari. Nous avons raconté notre journée à la famille. Rachida a posé beaucoup de questions sur la ville romaine. Leila a répondu en inventant un peu. Après avoir allumé ma pipe, Rachida sonna l’heure du dîner : un tagine bœuf légumes soigneusement préparé. Après les saucisses grillées du pique-nique, c’était bienvenu. Pour faire plaisir à Leila, elle avait mis une bouteille de Coca-Cola sur la table. Elle avait fait également une tarte aux pommes au dessert. Leila avait les yeux brillants, elle était toujours gâtée. Dans mon bureau, je tapais une page, je racontais notre journée. Il était temps de trouver un sommeil réparateur. Aussi, j’étais en forme dès le lever, ce matin-là. Après la douche, je me précipitais vers la cuisine pour prendre mon petit déjeuner. Je me régalais toujours autant avec du pain grillé, accompagné de beurre salé de Bretagne et du miel de notre jardin, tout ceci avec un grand bol de café noir. Je me dirigeais ensuite vers le jardin pour admirer les fleurs de bougainvilliers. Le banc m’accueillait comme tous les matins, le temps de bourrer ma pipe. Rédouane allait déjà au travail, le bruit de son tracteur résonnait dans le douar. Je le suivais des yeux. Les tourterelles avaient attaqué leur concert. Rachida avait allumé le four en terre pour cuire le pain. Driss avait mené les moutons dans la prairie. Ali, lui, fumait sa pipe. Le train passa avec des sifflements aigus. Tout allait bien. De l’autre côté de la ligne, les camions avaient commencé leurs allées et venues. Les immeubles montaient vite. Les ouvriers travaillaient dans des conditions difficiles et dangereuses. Je les voyais faire de l’équilibre sur les grosses poutres en béton. C’était jeudi, jour du souk, je décidais d’y aller, juché sur un chariot tiré par un maigre cheval. Pauvre cheval, il devait travailler toute la journée sans recevoir beaucoup d’amour et de foin. J’avais marché beaucoup dans le souk avant de trouver un sellier. Je me renseignais sur les harnachements destinés aux chevaux et aux ânes. Aïcha était revenue avant moi. Elle me demanda comment cela s’était passé. Je lui annonçais le prix. Trop cher, dit-elle, il a vu que tu étais français, il a doublé le prix. Je le savais, j’enverrais Driss la semaine prochaine. Quatre mille dirhams, il m’avait vu arriver ! C’était ainsi au Maroc, je ne savais pas négocier. A Driss, il aurait proposé deux mille dirhams, et en négociant, il l’aurait eu pour mille cinq cents dirhams. Ce n’était pas du vol, c'était la tradition, il fallait négocier les prix, c’était comme ça ! Le jour du souk le déjeuner était en retard, les femmes rentraient tard du marché. C’était le jour de Rachida. Elle avait préparé du bibi, dinde en petits morceaux enfilés sur des broches et grillés à la braise avec de la purée de pommes de terre et de la tomate pimentée. Le Maroc est une terre de gastronomie comme tous les pays de la Méditerranée. Pour terminer ce repas, des oranges du jardin étaient servies dans des plateaux décorés. Je sortais de table le premier. je m’installais sur le banc de la terrasse. Ma pipe fumante agrémentait de son parfum les fleurs de géraniums grimpants le long de la clôture. Les fleurs étaient d’un rouge vif au milieu d’un amas de feuilles vert sombre. Elles s’exhibaient comme les danseuses nues des Folies Bergères. Provocantes, leurs étamines noires pointaient sur leur soleil rouge. Chaque fleur, particulièrement fragile, rougissait sous le regard du merle noir. En fin d’après-midi, une petite pluie se mit à tomber sur le carrelage en chantant, et en donnant des coups de cymbales quand elle frappait sur les vitres. Les tourterelles mutines l’accompagnaient de leur chant noceur. Puis très vite, elle disparut, pour aller, où ? Arroser quelques champs, aider les betteraves à pousser ! Forcer les oiseaux à siffler. Laver les grands arbres immobiles, pensifs aux maux du monde. J’étais grincheux, et soudain cette petite pluie m’avait mouillé la tête et rafraichi la chemise qui me collait sur le dos. Il faisait chaud, c’était très agréable. C’est fou comme des petites choses pouvaient vous rendre heureux. C’était l’ABC du bonheur, savoir être heureux c’était toute une éducation ! Une soupe chaude au coin du feu, des brochettes de viandes grillées à la braise, une purée de pommes de terre avec de la viande hachée préparée avec des oignons, de l’ail, des aromates, sans oublier le fromage râpé. C’était peu de choses, mais cela nous rendait heureux. Le bonheur passait aussi par le goût. Une bonne tranche de pain enduite de marmelade ou de rillettes de bibi, c’était simple et tellement merveilleux ! Le chien gentil qui venait sur vos pieds quémander une petite part. Le chat sur vos épaules qui miaulait en réclamant la sienne. Rachida qui racontait ses contes de fées à Leila et Saïd qui faisait rire l’assistance. Cela c’était le bonheur tout simple. Pas besoin d’hôtels quatre étoiles, d’automobiles de luxe, d’avions personnalisés. Nous étions aussi bien dans une Dacia et sur le divan de la Grand-mère. Quand la mort nous séparera, le faucheur ne fera pas de différence entre le milliardaire et le paysan du Gharb. Alors, cela ressemblait à quoi de se pousser du col et de mettre des costumes de chez Lanvin et de se chausser en Paolo Soafora ? Tout ceci, c’était du paraître, de l’artifice, du maquillage. C’était du vent, un vent qui vous amenait bien loin des réalités, loin des vrais amours. Loin de la femme qu’il vous fallait. Elle se trouvait sans doute à la caisse de Marjane ou de Atacadao. Mais tu ne la verrais pas, tu passerais définitivement à côté du bonheur. Tu verrais celle pleine d’artifice, manteaux de fourrure, colliers en perles, cachant son visage sous une épaisse couche de produits. Frère, change de route, tu t’es trompé de chemin. La vérité n’est pas celle-ci. Regarde la paysanne en tablier, au doux visage, elle porte tout l’amour du monde, et elle t’offrirait son monde rien  que pour toi.  Toute ta vie, elle te chérirait, serait là à chaque moment de ta vie. As-tu besoin de costume de chez Lanvin ? Ce sont de fausses étreintes, avec ces filles enrubannées plus proche des filles de joie qu’il n’y paraît ! La paysanne que tu croiseras te donnera l’amour, celui distribué par Dieu. Ses étreintes te donneront des enfants dont tu seras fier.

                Fourade m’avait raconté l’histoire du village, très intéressante. J'étais resté attentif à ses paroles.  Je n’imaginais pas qu’il avait traversé des périodes sombres. Dar El Gueddari était l’un des villages les plus peuplés de la région d’où la famille Gueddari était originaire, quand il n’était encore qu’une petite bourgade. Le Roi Mohamed V a offert des terres agricoles aux habitants. Les inondations de mille neuf cent soixante-trois ont complètement rasé toutes les maisons en terre. Le Roi Hassan Deux a fait reconstruire la ville sur les terres des Gueddari par petites parcelles de cent cinquante à cinq cents mètres carrés. À partir de mille neuf cent soixante-dix, la commune est devenue une commune urbaine, donc une ville, grâce au caïd Amhed El Gueddari. Les caïds Gueddari ont gouverné durant deux ou trois siècles. Les Gueddari descendaient du Marabout Sidi Gueddar, lui-même descendant du grand Marabout enterré à Bejjad. C’était la dynastie Al Mourrabitines, héritiers de Omar Ibn Khattab, compagnon du prophète Mahomet. Le Caïd M’Hammad El Gueddari commandait de Fes à Salé. Hadj Ahmed ben kacem El Gueddari était très influent dans la région. Il fonda la coopérative laitière de Kénitra pour aider les pauvres agriculteurs du Gharb. C’était une magnifique histoire, j’avais appris beaucoup de choses sur mon village. Le Maroc nous procurait bien des surprises. Fourade connaissait cette histoire par cœur. Je regrettais toujours l’état de saleté regrettable du village. Dar Gueddari méritait mieux. Il faudrait un sponsor pour nettoyer la ville et l’oued chargé d’ordures et de pneus. Quelques plantations seraient les bienvenues. Il ne faudrait pas grand-chose pour transformer le paysage. Nous avions servi d’exemple dans le douar. Le fait d’avoir fait des plantations avaient incité les autres habitants à faire de même. Ils brûlaient leurs détritus c’était plus propre. Cette histoire de Gueddari me tenait à cœur. Ce village qui paraissait si quelconque avait une si belle histoire, mais les habitants la connaissaient-ils ? J’en doutais ! Je l’apprendrais à Leila plus tard.

               Assis sur le banc, la pipe au bec, je me laissais aller à mes réflexions, bercé par le chant des tourterelles. Le caquètement des poules annonçait la ponte de leurs œufs. Lio, le chat, chassait dans les eucalyptus. Je ne pouvais rien faire pour l’empêcher de prendre des oiseaux. L’agneau était maintenant sur ses pattes, il pouvait téter à l’aise. Leila l’avait pris dans ses bras hier en revenant de l’école. Dans mon bureau je cogitais sur la manière d’amener l’histoire de Gueddari. Je l’avais écrite sans beaucoup de réflexion dans la lignée de ce que m'avait raconté Fourade. Cela me paraissait un peu confus, mais à la correction, je verrais bien. J’en étais à ma trente-quatrième page. C’était peu, mais c’était beaucoup, vu le temps de réflexion que cela demandait. J’étais satisfait de l’avancement du récit, je savais que c’était ainsi, rien à voir avec mes nouvelles dont je connaissais la fin en démarrant le récit. Là, c’était différent, il fallait aller doucement, tout doucement. L’histoire tournait autour de la famille, mais aussi de la vie du village, des amis, des anecdotes. Je me devais de tout noter. C’était une double écriture. C’était long, et pourtant j’avais hâte de la faire découvrir à mes lecteurs. Quand le mot fin sera en bas de page, j’aurai conscience d’avoir bien travaillé ! Mon clavier avait des problèmes, il fallait que je le change. C’était de ma faute, la conséquence de ma stupidité. Quand Aicha venait apporter mon repas au bureau j’avais la flemme de le poser sur la table d’à côté, je le laissais sur le bureau près de l’ordinateur. Vous vous en doutez, les miettes de pain, le tabac s’envolaient et salissaient l’intérieur du clavier. J’attendais Youssef pour qu’il le démonte et nettoie l’intérieur. En attendant, il fallait en acheter un autre, de l’argent foutu en l’air. Aïcha n’était pas contente, je lui donnais raison, mas cela ne calmait pas sa colère. J’attendais qu’elle m’apporte un nouveau clavier, alors, en attendant, je ne faisais rien. Le roi fainéant. J’évitais de parler à Aïcha, ce n’était pas le moment. D’un geste sec, elle était venue placer sur la table de la terrasse une bassine de petits pois. J’avais compris, ce serait ma punition. Avec un petit sourire en coin je commençais à les écosser. Il y en avait au moins pour dix personnes. De son côté Aïcha dégraissait un morceau de bœuf en le découpant en gros morceaux pour le tagine du soir. Aïcha n’avait pas encore décidé d’acheter mon clavier. J’attendrais son bon vouloir. J’étais démuni sans mon outil de travail. Au Maroc, je n’avais plus le droit de conduire, vu mon âge, et j’étais tributaire d’Aïcha pour tout. C’était parfois compliqué et difficile. C’est elle qui conduisait pour aller aux magasins à Kénitra ou Sidi Slimane. C’était le seul problème que nous avions, les grands magasins se trouvaient dans des villes situées à cinquante ou soixante kilomètres de Gueddari. Cela nous obligeait à bien réfléchir aux achats. Pas question de revenir pour un oubli. Le village était doté de cinq cabinets médicaux, cinq pharmacies, une kyrielle d’épiceries, deux banques et trois stations d’essence. Nous n’étions pas isolés, sauf en ce qui concerne les supermarchés et les grands magasins spécialisés, type bricolage ! Ceci dit, nous nous plaisions bien dans ce village, Leila également. Nous connaissions beaucoup de monde en dehors du douar. En particulier les commerçants. Beaucoup de ceux-ci étaient de la famille d’Aïcha. J’avais une anecdote amusante à raconter à propos de la gendarmerie. Nous avions été arrêtés pour un contrôle à l’entrée du village. Aïcha tendit ses papiers au gendarme, qu’il lui rendit sans même les regarder. Je vous connais, madame, vous êtes la seule femme de Gueddari à posséder une automobile. Nous ne pouvions pas vous louper. Il la salua et il lui fit signe d’évacuer les lieux. Aïcha était morte de rire. C’est vrai qu’elle était la seule femme à piloter une automobile. La Dacia rouge était en plus bien reconnaissable. Nous avions plein d’anecdotes à raconter. Un village était un lieu où tous se connaissaient et se reconnaissaient. Nous étions devenus amis avec le pharmacien sur la route de Sidi Yayha du Gharb. C’était curieux, car nous n’avions rien fait pour mériter cet honneur. À chaque fois qu’il nous voyait, c’étaient des mots de sympathie et  des grands sourires. Le boucher, cousin d’Aïcha, nous servait toujours de bons morceaux. C’était notre fournisseur attitré. Il travaillait beaucoup. Chaque jour, un camion venait lui livrer un quartier de bœuf. Le livreur, le tablier blanc maculé de sang accrochait le bœuf devant l’étal. C’était un colosse, il portait les quartiers de viande sur son épaule sans avoir l’air d’en souffrir. La viande était ensuite découpée selon l’envie du client. La plupart des morceaux étaient réservés aux tagines, mais d’autres étaient hachés. Devant l’étal un grill avait été disposé. Les clients choisissaient les morceaux qu’ils désiraient faire hacher. Cette viande était ensuite préparée par le préposé au grill avec du persil, de l’oignon, de l’ail et des aromates. Pressée à la main, la viande était disposée sur le grill fumant. Lorsqu’elle était prête, la viande rejoignait un morceau de pain coupé en deux. C’était un délice. Nous en profitions souvent avec Leila. La vie du village était passionnante. L’activité était riche avec la présence de nombreux artisans. Il y avait une petite route où l’on trouvait plusieurs serruriers. Ils confectionnaient des œuvres d’art, des grilles de protection pour portes et fenêtres. Des habillages de puits et de clôtures sophistiquées, tirés de l’esprit de l’artiste. Certains d’entre eux s’étaient spécialisés dans la construction de petites charrettes. Tous ces artisans répondaient présents pour toutes sortes de réparations. Ils savaient tout faire, j’étais admiratif. Beaucoup avaient appris leur métier sur le tas dès l’âge de douze ou treize ans. Ils avaient une habileté manuelle exceptionnelle. Ce que j’imaginais impossible ne l’était pas pour ces ouvriers. Je les voyais battre et tordre le fer avec une adresse incomparable. Le chalumeau et la lance à arc étaient leurs armes. Nul ne pouvait les vaincre, tels les guerriers grecs de l’antiquité. Oui, ce village avait des ressources humaines et professionnelles exceptionnelles, sans doute trop souvent ignorées. Je voyais un gosse couvert de graisse, assis par terre, démontant des pièces d’un moteur. Il en connaissait déjà son fonctionnement. Il était capable de remplacer n’importe quelle pièce. L’apprentissage se faisait de très bonne heure. Je ne savais pas si c’était une bonne chose, mais ce que je savais, c’est que nous trouvions au Maroc des ouvriers de grande qualité. Il y avait aussi au village des mini-entreprises comme celle d’Ahmed. Nous lui apportions deux kilogrammes de blé et il en faisait de la farine, juste pour la famille. Dar Gueddari, c’était autre chose ! C’était un mélange harmonieux de paysans, de boutiquiers et d’artisans consciencieux. Le village aboutissait vers Sidi Alal Tazi en traversant une multitude de champs bordés par le Sébou. De l’autre côté vers Sidi Yayha du Gharb, c’étaient des forêts d’eucalyptus interrompues par un seul village. Ce village avait été choisi pour l’implantation de grandes antennes de communications, qui se voyaient depuis Gueddari, qui avait la particularité d’abriter un grand bidonville. Des centaines d’habitations en tôles couvraient plusieurs hectares du village. Il y avait aussi des maisons en terre, peintes à la chaux, autour d’une toute petite mosquée. Là, habitait un musicien de chaabi que je vénérais, Larbi Briwiga. Il était venu jouer avec son orchestre le jour de mon mariage. J’aimais beaucoup cet homme d’une gentillesse naturelle. À chaque fois que je le pouvais, je le faisais venir pour jouer sa musique. J’aimais sa façon de tenir son violon. Posé sur son ventre, l’archet exprimait toute la volupté de l’instrument. Le ventre ressent-il les sons différents de sa musique ? Question absurde, un musicien joue avec sa chair, avec son âme. Comment pourrait- il jouer sans cela ? Il avait besoin des vibrations émises et ressenties dans tout son corps. Chaque note émise était émise par sa peau. Elle se distillait tout au long du corps. Le musicien la ressentait jusqu’au bout des piedsLe sang la véhiculait au plus profond de lui-même. La musique était le message de l’âme.

                Je m’étais remis à l’écriture. C’était compliqué. Certains jours, rien n’allait, le cerveau était vide. Les idées avaient foutu le camp. J’avais beau piocher au creux de ma cervelle, rien ne venait. J’aurais voulu que cela soit plus facile, mais ça ne fonctionnait pas ainsi.. La raison ne se commandait pas. Épuisé, migraineux, j’abandonnais pour ce soir et  me couchais dans l’espoir de retrouver mes esprits au lever du jour. Six heures. Le ciel était déjà bleu avec juste quelques petits nuages. Je fis un tour dans le jardin. Les brebis bêlaient à l’unisson. Je regardais les eucalyptus. Leurs troncs étaient d‘une extraordinaire rectitude.  Dans les forêts, ils sont exploités pour la construction. Les branches formaient une haute palissade qui bruissait sous le vent. Je ne savais pas où étaient cachées les tourterelles. Je savais qu’elles étaient là, mais blotties dans le feuillage, elles étaient invisibles. Les moineaux tournoyaient tout autour des branches en piaillant. Le train passa comme une flèche dans des sifflements stridents. De l’autre côté de la ligne, les ouvriers n’avaient pas encore commencé le travail. Les poteaux en béton des immeubles en construction avaient drôle d’allure sous le soleil naissant. Les poules de Rachida caquetaient et picoraient le pain laissé sur la terrasse. J’étais de bonne humeur après mon petit déjeuner et une douche bien chaude. Au bureau, l’ordinateur ouvert, je regardais les informations. Elles donnaient le vertige, toujours des mauvaises nouvelles. Passons, et ouvrons le roman d’Ali Gadari là où il l’a laissé la veille. C’était le vide. Il fallait le combler. À travers la fenêtre, j’apercevais les fleurs de bougainvilliers. Cela me remplissait de bonheur. Je quittais le clavier pour fumer ma pipe, m’appuyant sur le dossier du fauteuil, une position confortable. Cela me permettait de réfléchir à ce que j’allais raconter. La femme du mokkadem attachait son cheval à la clôture. Ils avaient déménagé à la suite de l’effondrement du plafond en béton de leur ancienne maison. Bien heureusement, il n’y avait eu aucun blessé. C’était une belle et grande maison. La façade résistait encore, mais pour combien de temps ? Les hautes herbes avaient envahi le rez-de-chaussée. Cela donnait un air d’abandon, d’oubli, de désolation. Curieux pour un douar si actif. Une image de western. Le couple de paons était monté sur le mur de la façade. Il ne se préoccupait pas de la solidité de cette partie de l’édifice. Ils se promenaient ainsi tous les deux dans les propriétés du douar sans aucune autorisation. Ils étaient beaux, blancs comme neige, leur roue était splendide. L’on pouvait penser qu’ils ne savaient pas voler, pourtant ils étaient capables de déployer leurs ailes pour atterrir à l’endroit choisi. Quelquefois têtus, ils ne bougeaient pas du chemin, empêchant les véhicules de circuler. Le minaret du douar s’élevait droit dans le ciel à une dizaine de mètres de hauteur. Il avait été repeint en rouge brique, tandis que le corps du bâtiment était blanc. Des pigeons tournoyaient autour sans se poser. Ils devaient savoir que c’était un édifice sacré. Pourquoi ces deux couleurs opposées? C’était voulu, pourtant. Quelle signification avait voulu donner l’imam ?  La guerre et la paix ? Le bien et le mal ? J’étais dans l’incapacité de répondre à ces questions. C’était le vendredi à la prière de dhuhr. Les hommes se précipitaient à la mosquée, après avoir fait leurs ablutions habituelles, lavage des pieds, des bras et des mains et du visage. Et si possible se parfumer. Les fidèles entraient à la mosquée, pieds nus. Après l’office, ils rentreraient dans leurs maisons, en groupes et dégusteraient le couscous préparé par les femmes. La mosquée était toujours propre, nettoyée par des fidèles bénévoles. À l’ombre du minaret, une épicerie était bâtie. Elle n’était pas seule, de l’autre côté une droguerie s’appuyait contre le mur de la mosquée. La grande porte toujours ouverte permettait aux fidèles d’entrer et de prier. Il y avait toujours de l’agitation devant la mosquée du fait des commerces établis à cet endroit. Le bruit des automobiles dérangeait souvent les sermons. L’imam n’en tenait pas compte et continuait à psalmodier les versets du Coran. Rien ne pouvait déranger le saint homme. Debout devant Allah, mains écartées, bras ouverts, il était en communion avec Dieu. Et lui demandait la paix pour ses frères musulmans et les peuples de la terre. Les versets étaient judicieusement choisis. Il y mettait de sa propre émotion, en élevant la voix ou en traînant sur une syllabe. Il transmettait aux fidèles présents toute la richesse qu’il recevait de la lecture du Coran. Il avait l’impression que Dieu l’écoutait et le guidait vers le chemin. La parole d’Allah était irréfutable et intouchable, le livre ne devait pas être mis en doute, sourate 2,2. Il avait été révélé à Mahomet sous la dictée divine. Il est incréé. Le prophète l’avait récité et ceux de ses fidèles qui savaient lire l'avaient retranscrit. Selon la tradition, en 652, vingt ans après la mort de Mahomet, le calife Othman ordonnait de rassembler ces textes épars en un seul livre, le Coran. C’était les souvenirs que j’avais de mon apprentissage de l’Islam. Je laissais de côté mon moment de pensées religieuses et intimes. Le tracteur de Rédouane avait des ratés. Je le pris avec moi, je conduisis la Dacia jusqu’au mécano, malgré l'interdiction de conduire. Revenu avec lui, il plongea les mains dans le moteur et changea les bougies, encrassées. Le moteur ne voulait toujours pas démarrer. C’était la batterie, Il fila à côté acheter une batterie. Six cent dirhams, ce n’était pas donné. La batterie en place, les bougies nettoyées, le moteur démarra au quart de tour. Shukran, merci. Il repartit sur son tracteur continuer ses travaux des champs, perché sur un siège tremblotant. J’étais content de lui avoir rendu service. Il avait besoin de travailler. C’était ce qui me plaisait ici, les aides que nous recevions et celles que nous donnions. Ce n’était pas grand-chose, deux œufs pour faire un gâteau, un poulet qui serait rendu le lendemain à cause d’une visite inattendue. Une pioche pour enfoncer des piquets. Le fait que l’on répondait présent était important. J’y attachais beaucoup d’importance. Les services rendaient la vie plus facile. L’on s’appuyait sur les autres en cas de coup dur. C’était du self défense par personne interposée. Au retour de Gueddari, Rédouane avait recommencé son travail dans le champ, et j’entendais le bruit habituel du tracteur. J’aimais les blés qui se couchaient légèrement sous le souffle discret du vent d’ouest, c’était comme une petite mer. Il serait bientôt coupé et les grains seraient séparés par la machine, avant de s’écouler en ruisseau dans les sacs de jute disposés au bon endroit. Après les blés viendrait le tour de betterave sucrière qui nécessitait des arrosages intensifs. Ensuite, les ensemencements de la luzerne. Dans mon jardin, les fruits grossissaient. Bientôt les pêches seraient mures. Les grains de raisin prenaient également une taille raisonnable. Les figues avaient bonne allure. Nous aurions une excellente saison. Les raisins attiraient les moineaux batailleurs. Ils n’étaient pourtant pas mûrs. Aïcha et Rachida étaient très agitées, Elles avaient découvert un nid de couleuvres près de la bergerie et les avaient massacrées à coups de pelle. J’avais peur des serpents, même des couleuvres, je ne savais pas d’où cela venait. C’était une peur panique, je résistais aux orvets, mais plus gros, c’était impossible ! En Guadeloupe, il n’y avait plus de serpents, peut-être dévorés par les mangoustes? En Martinique, en revanche, les vipères pullulaient. Les planteurs s’en méfiaient. Elles auraient été amenées dans les îles françaises par les Anglais pour chasser les autres colons. J’ignorais si c’était la vérité. Après les cris de ces dames, le calme était revenu. Dans l’île de la Dominique, il existait des pythons, il était interdit de les tuer. Brrr, j’en avais une trouille atroce. Heureusement, dans le Gharb, à ma connaissance, il n’y avait pas de reptile dangereux. Quelques pique-bœufs atterrissaient sur le chemin, qu’avaient- ils vus ? Simple curiosité. Ils s’envolaient aussitôt posés. Je voulais creuser une fosse pour faire une mare dans le jardin. Ce n’était pas une bonne idée, L’eau stagnante attirerait les moustiques et développerait par moments une odeur peu agréable. J’avais planté des fleurs aquatiques, il fallait savoir ce que l’on voulait ! J’attendais toujours Fourade pour remettre le circuit électrique à ma convenance. Ce moteur de la clim du bureau qui pendait sur le long du mur me dérangeait. Ce n’était pas esthétique et cela risquait de sauter avec la pluie. C’était la première chose que je voulais améliorer ici, le circuit électrique. Remplacer les vieilles prises par des prises modernes plus jolies. Une maison doit refléter les goûts de ses habitants. Il y avait beaucoup de choses à entreprendre. J’avais prévu des modifications, mais cela serait difficile à réaliser. Les matériaux ne sont disponibles qu’à soixante-dix kilomètres de Guéddari, et il fallait un professionnel pour la pose. Affaire classée, revenons aux choses simples et moins coûteuses. Abdelkader ferait l’affaire, c’était un excellent maçon capable, en option, de s’occuper de l’électricité, de la véranda, de colmater les fissures dans les murs, en particulier dans mon bureau. Après, nous verrions, pour la peinture, l’agencement de la chambre à coucher de Leila, la rénovation de la cuisine j’avais foutu le feu en ne surveillant pas la cocotte. Et puis, et puis, et puis tout le reste, il y en avait un paquet ! Dans une maison, rien n’est jamais fini. Tout commence et recommence. Il y a les rideaux, les tringles à poser. Le choix des couleurs, du tissu. Penser peut-être au mobilier, à l’éclairage. Une maison, c’est une déclaration de guerre. L’on se retranche, l’on déclare, l’on agit. C’est fou comme cela prend du temps et de l’argent. Nous n’étions plus maîtres de la situation, nous ne la dominions plus. Nous la subissions souvent, sans nous en rendre compte. Il y avait des jours où le moral n’était pas au plus haut, j’avais envie d’abandonner. Heureusement, cela ne durait pas. Assis sur le banc de la terrasse, je fumais ma pipe, content de moi. Après toutes ces cogitations, cela allait mieux, débarrassé des miasmes provocateurs de la journée. Il faisait beau, les eucalyptus se balançaient tout doucement au gré des roucoulements majestueux des tourterelles. Tout cela avait un sens. Cela venait de haut, forcément. Tout revenait à cela, ce que nous ne comprenions pas venait de plus haut. J’étais ravi d’apercevoir le ciel d’un bleu transparent sans nuage. L’on avait l’impression d’apercevoir le paradis, c’était flou, mais l’on voyait des formes étranges, étaient-ce les anges ? J’avais encore rêvé comme d’habitude, quand je laissais mon cerveau vagabonder dans l’imaginaire. Rou rou, rou rou, elles chantaient bien mes tourterelles. Pilou ne me quittait pas, il était couché sur mes pieds, la force de l’habitude. Rex et Rosa se promenaient dans le douar, ils restaient rarement à la maison. La nouvelle maison du mokkadem était le refuge d’une dizaine de pigeons. Ils avaient colonisé le toit, mais continuaient à nicher dans l’ancienne écurie. Le cheval attaché à la clôture avait l’air triste. Il grattait la terre de son sabot. Arabie avait planté des arbres fruitiers en limite de clôture de chez nous. Cela donnait l’impression d’une forêt d’orangers. En fait, seuls Arabie et nous avions planté des arbres en suffisance. Les autres habitants avaient planté un arbre par-ci, par-là. Le coin Arabie, Driss et Ali était vert et ces dizaines d’arbres attiraient les oiseaux. Il me restait encore un carré de terre vierge, j’allais l’utiliser pour planter des mandariniers et citronniers. Cela me ferait une dizaine d’arbres supplémentaires. Les oiseaux seront contents. Entre les arbres je sèmerais des fleurs, chouette, hein ! Ce n’était pas grand-chose, mais cela changerait tout, des arbres, et des fleurs. Elles allaient abriter les abeilles de l’apiculteur. Hourra, je retrouverais le jardin des Espérides. Me voilà reparti dans mes rêves, et pourquoi pas. D’autres rêvent bien devant une Masérati, moi c'était devant les arbres, un petit jardin, quelques fleurs des champs. J’aimais le bleuet, cette petite fleur que rien ne rebutait, qui poussait dans les champs de pierres et les champs de bataille. Elle était sacrée ! Ce serait la forêt d’Ali, les touristes viendraient la visiter. Ah, ah, c’était bon de dire n’importe quoi, cela détendait, nous mettait de bonne humeur. Avec mon âne, j’accrocherais une petite charrette et je promènerais les touristes jusqu’à ma forêt. En fait j’avais des goûts tout simples. Cela énervait quelquefois les gens de ne pas partager leurs ambitions démesurées. J’avais réussi ma vie, j’avais été heureux, si ce n’avait été le décès de mon épouse en 1991. J’étais heureux à côté d’Aïcha et de ma petite Leila. Ma vieillesse s’écoulait doucement. Je n’avais pas de gros problème, des problèmes de vieux, mal au dos, mal aux jambes. À quatre-vingt-six ans, qui seraient fêtés dans deux mois, il ne fallait pas demander l’impossible. Allah me surveillait, il connaissait l’heure où je m’endormirais pour rejoindre le ciel. Je n’étais pas pressé, puisque j’étais heureux ! J’avais demandé à Allah de me garder encore un peu pour voir grandir Leila. Serais-je exhaussé ? J’aimerais tant la regarder grandir, devenir une ravissante jeune fille. J’aimais cette enfant, elle n’était pas de ma chair, mais c’était tout comme !  

                Fourade arriva, casqué, assis, bien calé sur sa moto. Il entra dans la cour et mit sa moto sur son trépied. Il nous salua et s’installa sur un des fauteuils en plastique de la terrasse. Il nous détaillait le coût des travaux d’électricité, qui s’élèveraient à  environ trois mille dirhams avec le matériel. Il fallait y passer pour bénéficier d’une installation toute neuve. Nous n’avions toujours pas le devis de la véranda. C’était important, il nous fallait réduire les frais. Le matériel coûterait très cher, le bois, les tôles plastiques, les clous, les équerres. Je n’osais pas m’avancer pour la main-d’œuvre. La véranda était indispensable pour éviter que la pluie humidifie le mur de façade. Celui-ci était pourri, le revêtement partait à tout vent. C’était dit, il faudrait nous sacrifier.

Le Consulat général de France nous avait téléphoné, après que l’avions contacté quelques jours plus tôt. L’adoption de Leila devait d’abord passer devant les tribunaux marocains avant les affaires diplomatiques françaises. Nous avions téléphoné à un avocat de Tanger qui acceptait de s’occuper de cette affaire. Il nous avait donné quelques conseils avant d’arriver chez le procureur : Il fallait être mariés, posséder une maison ou un logement. Avoir des revenus suffisants, posséder des documents tels que certificat de mariage, livret de famille, rien d’insurmontable en dehors du certificat d’abandon officiel de Leila par sa maman. Une adoption est toujours compliquée à réaliser. Nous espérions que cela se ferait dans des délais raisonnables. Cet  avocat réputé nous avait été recommandé par un ami de Tanger. Pourrions-nous le rémunérer? Les bons services se payent toujours très cher. Il devrait nous faire parvenir ses tarifs le lendemain. De toute manière, si cela dépassait nos possibilités, il faudrait faire encore appel à la famille. Cela demanderait plusieurs mois, si ce n'est plusieurs années pour aboutir à une conclusion heureuse. Fourade était toujours à examiner le circuit électrique. Pour mon bureau, il faudrait attendre la fin des travaux d'Abdelkader. Il y avait des fissures dans les murs et le plafond. Il fallait les élargir puis les boucher efficacement avec du ciment. Fourade ne pourrait intervenir qu’après la mise en peinture ! C’était la bataille de Gueddari. J’étais déçu de ne pouvoir utiliser le placoplâtre, mais il fallait un professionnel et je n’en avais pas les moyens. Abdelkader était un bon maçon, il ferait l’affaire. Dur, dur la guerre du flous, mais il fallait la gagner. Chacun est devant ce problème, vivre décemment pour sa famille. La richesse est un leurre, elle n’amène que des problèmes, jalousie, coups tordus. J’arriverais à moderniser cette vieille maison de campagne à Gueddari. Je rejoignais par la pensée les travaux de monsieur Gueddari qui avait donné une partie de ses terres aux paysans après la perte de leurs biens consécutive aux terribles inondations en mille neuf cent soixante-trois. Il avait autorité sur tout le territoire de Fès à Salé, c’était un grand homme, qui avait fait beaucoup de bien autour de lui. C’était curieux de ne pas entendre parler de lui. L’oubli s’était installé, très commode d’ailleurs. Bon, revenons à nos moutons, plutôt à nos travaux d’aménagements. Cette vieille maison aurait besoin d’une rénovation complète, avec le temps, sans doute. Les murs intérieurs se désagrégeaient, les briques recouvertes de chaux faisaient encore illusion, mais ce n’était du trompe œil.  La peinture cloquait sous l’effet de dislocation. Oh là, ce n’est pas inhabitable mais je tentais d’anticiper la gestion des maux et la nécessité des réparations. Si Allah me prêtait vie, les travaux seraient tous terminés. Arrêtons là ces litanies. La maison respirait le bonheur, elle était ensoleillée par le petit Wallid et Leila mon petit oiseau. Nous ne manquions de rien, même si le flous ne remplissait pas ma boîte. Leila chantait toute la journée. Elle accompagnait les tourterelles. Le bonheur était quelque chose de divin, difficile à cerner, propre à chacun. Quelques coquelicots dans le champ de Rédouane m’emplissaient de joie. C’était énorme, ces fleurs rouges marquaient leur territoire par leur flamboyance, le rouge de la victoire. Un coquelicot, c’est un appel vers le bonheur. Il respire l’odeur de la terre et s’élève vers notre astre lumineux, celui qui domine notre univers. Rien qu’un coquelicot, madame et vous me mettez en joie. Ne le cueillez surtout pas, laissez-le vivre et se sevrer du suc des labours, rougeoyer dans le champ encore longtemps. Je n’avais pas beaucoup travaillé aujourd’hui. Paresseux, probablement à cause de ce coup de téléphone du consulat général de France. Il fallait que j’oublie, ma tête était emplie de questions susceptibles de m’être posées par l’avocat. J’allumais ma pipe, m’asseyais sur le banc et aspirais sur le tuyau, renvoyant la fumée vers les feuilles de mon pêcher. Aussitôt assis, Pilou accourut pour se coucher sur mes pieds. C’est fou comme les fruits avaient grossi. Les pêches mûrissaient, elles pourraient être consommées d’ici trois semaines. Je fus dérangé dans mes cogitations par Aïcha qui voulait aller au distributeur de banque. Je lui indiquais le montant à retirer. Elle fit la moue.  Elle aurait voulu beaucoup plus, mais c’était moi le gardien du trésor. J‘avais un cahier en double, j’inscrivais scrupuleusement tous les frais et achats que nous faisions. Nous étions toujours d’accord avec la banque. C’était mieux ainsi, pas de lézard, m’aurait dit mon copain Dominique ! C’était facile d’aller au distributeur et de tirer de l’argent, et après ? Les banques en profitaient, je tenais mon compte à jour. Les frais de distributeurs avaient considérablement augmenté. Nous devions faire attention à tout. Aïcha avait tendance à ne pas beaucoup s’en préoccuper. Cela donnait lieu quelquefois à des engueulades. Avec les fermetures de frontières, je n'avais plus mes cigares de Cuba et le tabac à pipe Amphora que j’aimais tant. En attendant le retour à la normale, j’achetais deux paquets de Gauloises. Je les dépiautais et fumais le tabac dans la pipe. Cela me durait quatre jours. J’attendais avec impatience le retour de mon tabac favori. La Gauloise n’avait rien du goût subtil d’Amphora. Fumer la pipe ou le cigare serait moins dangereux que la cigarette. Je n’en savais fichtre rien. Ce sont des on dit ! Lio, jaloux, est venu se coucher sur mes genoux, j’avais deux enfants supplémentaires. Arabie, immuablement coiffé de sa térésa, passait devant le jardin avec sa petite charrette et son petit âne. La charrette faisait du bruit, rui, rui, rui, ses roues avaient des problèmes. Il ne la ménageait pas, elle passait partout, elle encaissait les trous et les bosses du chemin. Le petit âne devait également souffrir. Les brancards devaient lui peser sur le dos et lui frotter la peau à chaque aspérité du chemin. À chaque fois qu’il était attelé, il repartait vaillant au travail avec Arabie. J’aimais les ânes, ce n’est plus un secret, j’attendais toujours le mien. Il serait choyé pour faire oublier le calvaire des autres. Ces malheureuses bêtes étaient maltraitées, battues, chargées plus qu’elles n’en pouvaient. J’ai vu des scènes désolantes, humiliantes pour la race humaine. Les animaux devraient recevoir le respect de tous. Ils faisaient entièrement partie de notre monde. Ils nous accompagnaient. Je pensais à Pilou ce petit chien fidèle, aimant et me le faisant savoir toute la journée. Lio, le chat, m’aimait aussi et me le montrait bien. Comment ne pas aimer les animaux ? En fait, ils étaient notre reflet. Gentils, gentils, méchants, méchants avec qui de droit, ils nous ressentaient. Une copie conforme de l’humanité ! Ils étaient à ranger dans la case du haut, tout en haut de l’amour.  

C’était le jour des courses à kénitra, à soixante-dix kilomètres de Gueddari. Nous en profiterions pour faire des achats au magasin de bricolage, et au Marjane, grand magasin d’alimentation et de produits ménagers. L’on trouvait également des réfrigérateurs, des machines à laver, des ordinateurs. Nous allions à Kénitra une fois par mois, cent quarante kilomètres, aller et retour, ce n’est pas à côté ! Il fallait bien réfléchir aux achats, inscrire les articles nécessaires sur une liste pour ne rien oublier. Nous pourrions trouver un certain nombre de choses à Gueddari, mais ils n’acceptaient pas les chèques ni les cartes bancaires, d’où Kénitra. En fait, c’était une sortie agréable, nous allions à la ville. Cela nous faisait une balade, comme si nous partions en voyage. Nous étions tous ensemble. Nous mettions plus d’une heure pour arriver au centre de Kénitra. Petit Pont, c’est la traduction littérale de kénitra. Sous le protectorat français, elle s’appelait Port Lyautey. C’était une grande ville, très commerçante. Nous prenions la route départementale à travers les forêts d’eucalyptus et la route à quatre voies avant de rejoindre l’autoroute jusqu’à Kénitra. Quelquefois, il nous arrivait de continuer jusqu’à Salé et d’aller faire nos emplettes au Carrefour, cela nous permettait de revoir nos amis. Là, c’était loin, il y avait plus de cent kilomètres. Nous étions bien à Salé, mais les étages me tuaient. Je ne les supportais plus. De toute façon, je préférais la campagne. Gueddari était mon havre de paix. Je ne remettrais pas en question ma domiciliation. Après avoir fait toutes nos courses, nous revenions au village sans nous presser. Il fallait du temps pour ranger dans le frigidaire et le congélateur les marchandises périssables. Ce n’est rien de le dire, mais il y en avait beaucoup. Beurre et margarine, yaourts, fruits et légumes au réfrigérateur, viande et poisson au congélateur. Alors, commençait la cérémonie du repas. Prière de ne pas déranger. Le chef serait fâché, et quand le chef était fâché, ça bardait. Je m’éclipsais et m’assis sur le banc fumer ma pipe. Je laissais Aîcha concocter le repas. J’entendais des bruits de casseroles et de robinets. Que préparait-elle ? Le fumet du repas nous renseignerait avant de nous mettre à table. Le crépuscule était venu, toujours aussi discret. Le soleil était à l’ouest, il devait éclabousser l’océan. Il ferait bientôt jour aux Amériques. La lumière du jardin éclairait ce petit espace. Leila avait disposé la table sur la terrasse. Aicha arriva avec une cocotte fumante et odorante. C’était une soupe de poisson. Nous adorions cela. Des tout petits morceaux de requins, des fruits de mer et du pain grillé, qu’en pensez-vous ? Vous en reprendriez, vous avez raison, servez-vous. Après la soupe de poisson, pour rester dans l’atmosphère piscicole, elle servit des gambas grillées. C’était merveilleux ! Certains des repas de la maison étaient dignes de figurer dans de grands restaurants. Elle servit le thé à la menthe et pour moi, une tasse de café. Je me levais de table, m’assis sur le banc pour fumer une pipe. Il faisait doux et après ce somptueux repas je me sentais bien. C’est fou comme un bon repas vous délasse, vous donne envie d’être gentil. J’avais envie de me reposer. Je n’irais pas dans le bureau pour écrire, nous verrions cela demain. Fatigué de ne rien faire, j’allais me coucher. J’eus du mal à m’endormir, je me retournais sans cesse dans les draps. Le matin, je me réveillais avec une impression de fatigue. La douche et le petit déjeuner ayant rétabli mon équilibre, j’allais dans le jardin. Les chiens étaient contents de me voir. Ils jappaient de plaisir en remuant vigoureusement la queue. Je n’avais toujours pas envie de travailler. Cela ne m’inquiétait pas, lorsque l’envie reviendrait, ce serait peut-être pour écrire plusieurs chapitres. J’allumais une pipe, la première de la journée. Je rejetais la fumée vers les chiens qui détournaient la tête. Ils n’aimaient pas cela, mais j’étais amusé de constater leur comportement. Le camion ramasseur de fumier était là, les odeurs étaient fortes. Le camion une fois parti, les odeurs s’atténuèrent sans disparaître complètement. C’était la campagne, les odeurs d’étables, de bergeries étaient présentes dans l’environnement. Avec l’habitude, ce n’était pas si désagréable. Le camion reviendrait la semaine prochaine pour remuer à nouveau le fumier entreposé sur le bord du chemin. J’étais toujours aussi heureux, tranquille d’esprit. Je rêvais tout éveillé, je naviguais sur un trois-mâts au milieu des nuages. J’apercevais des villes et des villages. Les voiles déployées ressemblaient à un immense papillon. Soudain, je changeais de monde. J’étais très loin, je naviguais autour de Neptune. C’était magique ! Je me réveillais avec les planètes dans l’esprit. C’était idiot cette imagination débridée, ou allait-elle se nicher ? Pilou ne m’avait pas quitté. Il me regardait, semblant me dire, tu es revenu de ton voyage ? Je me levais pour observer mes bougainvilliers. Les fleurs me parlaient avec le langage des signes. Nous nous comprenions. L’amour n’avait pas besoin de longs discours. Les yeux disaient beaucoup de choses. La tendresse de mon épouse était inscrite profondément au fond de ses pupilles. Je t’aime, me disait-elle sans prononcer un mot. C’était beau, pas de superflu, rien qu’un regard. Je répondais par un sourire complice. Tout était dit ! J’allais et venais dans le jardin. Je ne savais pas ce que je recherchais. Voilà Arabie, cela me changera les idées. Aîcha prépara le thé. J’en profitais pour allumer une pipe. Arabie se plaignait du prix des engrais qui avaient encore augmenté. C’était difficile pour les petits agriculteurs. Il avait semé de la luzerne sur deux hectares. Driss pourrait en acheter deux gros ballots pour ses moutons.

Il pleuvait, fait inhabituel en cette saison. Deux gouttes d'eau glissaient sur la vitre de la cuisine comme des larmes sur la joue d’un bébé, puis disparaissaient définitivement dans la terre du jardin, évacuées par l’appui de la fenêtre. J'apercevais à travers la vitre les moineaux qui sautillaient, allant à la chasse aux miettes jetées à terre, avant de s'envoler vers les branches du pommier. Le chat s'élançait d'un seul coup sur le tronc de l’arbre dans l'intention de déguster l'un de ces petits passereaux, toutes griffes dehors. Déçu d’avoir été floué, Lio rejoignait la queue basse l’appui sous la fenêtre et s’étendait de tout son long. C’était l’époque des mouches, Aicha avait accroché à l’entrée de la porte un attrape-mouche consistant en un ruban de colle forte. Les mouches zigzagantes dans l’espace de la porte se collaient par dizaines sur ce ruban, obligeant Aicha à le changer souvent. Les hirondelles qui avaient construit leurs nids sous le toit étaient friandes de cet insecte noir au vol lent, les oisillons étaient nourris par les parents de centaines de mouches attrapées en plein vol avec habileté. De la cuisine je voyais les nuages défiler vers l’est, quitter la plaine et les rives de l’Atlantique pour se diriger vers le massif du Rif et la Méditerranée. Des oiseaux poussés par le vent se poseraient sur les pyramides d’Egypte, les temples d’Angkor, la baie d’Along. Moi, je regardais tout cela de mon fauteuil ou de ma chaise de cuisine. J’étais un clandestin de la nature. Je voyais dans ma tête ces merveilles placées là par la nature et par l’homme. Je me laissais aller au bonheur de la rêverie, bercé par le bruit du vent dans les feuilles des arbres et les chants des oiseaux. Je me faisais tout petit, invisible même devant la cohorte de fourmis brunes regagnant leur nid. C’étaient de curieuses bestioles, les fourmis. Les spécialistes du monde animal, les zoologues en ont découvert plus de douze mille espèces. Leur ressemblance avec les sociétés humaines est depuis fort longtemps source d’études scientifiques. Oh là, là, serions-nous également une sorte de fourmi ? Curieux quand même cette similitude, brrr, cela me faisait froid dans le dos ! Le mâle était un moins que rien, les ouvrières vivaient de trois semaines à un an, la reine se pavanait jusqu’à plus de vingt ans. C’était un monde d’une totale cruauté, auquel je ne voudrais pas être confronté. Je tournais la tête, j’apercevais un papillon blanc posé sur un géranium. Elégant, léger, frivole, volant sans peur de fleur en fleur et marquant de ses ailes blanches et fragiles une tache presque indélébile sur la rougeur du géranium. Je préférais le papillon aux fourmis, pourtant chaque espèce avait un rôle à jouer dans l’équilibre écologique. Là encore, mon regard se portait sur le laurier rose, domaine des moineaux brailleurs et batailleurs. Comment étaient-ils, ces oiseaux à l’origine du monde ? D’affreux prédateurs de deux mètres de haut, dotés de griffes redoutables au bout de pattes longues comme des échasses, et d’un bec pointu comme une pioche de terrassier capable de transpercer une proie de part en part. Cela ne devait pas être facile tous les jours pour nos grands-parents, les homos sapiens, obligés de vivre dans des grottes humides. Ils passaient leur temps à la chasse pour se nourrir et reproduisaient sur les murs de ces grottes les animaux de leur temps. Un vol bruyant de pigeons me projeta de nouveau dans la réalité. Le couple de paons du voisin faisait la roue, ils étaient splendides ! Ahmed conduisait son troupeau de moutons à la prairie, aidé par son chien qui jappait, prêt à pincer les mollets des indisciplinés. La charrette pleine de foin tirée par des chevaux trapus sur le chemin de terre revenait à la ferme. Rachida avait nettoyé l’écurie, les odeurs du fumier arrivaient jusqu’à moi. On disait que ce ferment était source de vie. Les poules, ravies, grattaient la paille pourrie et malodorante pour en tirer les éléments nutritifs dont elles raffolaient. Un avion allait atterrir à Rabat, laissant derrière lui une grande fumée blanche qui s’amenuisait un peu à la fois. Le bleu du ciel était brisé par son passage assourdissant, les corbeaux s’envolaient pour se poser dans le champ en friche. Mes canards se promenaient à la queue leu leu dans un déhanchement de femmes fatales. Dans la mare, ils avaient une tout autre allure, gracieuse, distinguée, c’étaient les rois de la surface aqueuse. Les grenouilles tentaient en vain de les déranger par leurs sinistres coassements. Les têtards n’étaient pas à la fête, ils étaient consommés sine die par les canards trop contents de déjeuner à domicile. Mes eucalyptus étaient parfois conquis par d’étranges lézards, l’inoffensif gros gecko, attendant la nuit pour s’introduire dans les maisons. Les figuiers de Barbarie formaient une haie infranchissable. Cette haie nous donnait de magnifiques fleurs rouges qui accouchaient à leur tour de figues juteuses à manier avec délicatesse, leurs piquants minuscules s’incrustant profondément dans la peau. Entre deux figuiers de Barbarie poussait, je ne sais comment, un bougainvillier jaune magnifique, éclatant comme le soleil. De l’autre côté, la vigne de raisins blancs que je taillais soigneusement chaque année au mois de mars. Elle me donnait en gros plus de cinquante kilos de beaux et savoureux raisins dont une bonne partie était transformée en jus délicieux et frais. Ali, criait Aicha, mais je restais assis, songeur devant la création et la diversité qui l’accompagnaient. C’était trop beau, le monde était parfait, nous étions des ravageurs, des prédateurs. Je m’étais construit un monde de douceur, de beauté qui échappait à la laideur, aux tours infernales des villes invivables. Je préférais l’odeur du fumier à celle de la dictature de l’automobile et du téléphone portatif. Ali ! Là, il fallait que j’y aille pour éviter un conflit avec Aicha. Je me levais de ma chaise, et m’approchais de la table après m’être lavé les mains. Aicha me jeta un coup d’œil réprobateur, elle avait horreur de répéter.

Je rêvais encore, me laissant aller aux songes de l’esprit. J’étais assis sur le banc, j’avais allumé ma pipe, et mon esprit vagabondait. Certains ignorants disaient qu'il n'y avait rien à voir dans la plaine du Gharb. Je pouvais comprendre que la campagne repoussait les illuminés du savoir, mais laissez-moi leur dire qu'ils étaient passés à côté de merveilles. En fait c’était très bien comme cela, c’était pour nous tout seuls. La brume du matin au lever du jour et la fraîcheur du mois de mars. Le petit déjeuner constitué de thé brûlant, accompagné de pain grillé, de crêpes, d’une omelette, d’olives vertes et noires. L’huile d'olive mélangée au beurre frais et de miel d’eucalyptus. Voyez-vous, ils nous avaient laissé tout cela ! La brume s'était dissipée, le soleil éclairait maintenant toute la plaine d'un éclat privilégié. Le ciel était revêtu d’un drap bleu velouté. Les paysans étaient au travail depuis longtemps. Ces gens- là s’activaient du matin au soir quel que soit le temps. Ils étaient ignorés du plus grand nombre, trop souvent moqués. Le courage était leur motivation. Sans cesse ils retournaient la terre, l'engraissaient puis semaient le blé, l'orge et la betterave dans les sillons bien droits tracés dans le champ. Ils n’avaient pas vu Ahmed avec son éternel tarbouche rond, blanc et rouge, qui réparait les vélos, changeait une chaîne, arrangeait un dérailleur. Ils n’avaient pas vu Sulliman, le vétérinaire aider la vache de Hassan à vêler et à mettre au monde, miracle de la vie, un petit veau encore tout sanguinolent. A peine sorti, il se précipitait sur la mamelle nourricière. Dans ce village s’écoulaient des journées rythmées par les appels du muezzin. Le jour du souk régnait une agitation bienvenue autour des boutiques en toile. Chez Hakim le boucher, un bœuf entier était accroché à l’étal devant le trottoir, les clients venaient choisir leur morceau de viande. Son frère s’occupait du grill. Une foule de clients venait manger de la viande hachée aux oignons avec des frites. Ce jour-là il y avait un gros débit. Saïd l’artiste disposait ses fruits et légumes avec art comme sur un tableau de la Renaissance. Les couleurs des légumes étaient judicieusement assemblées. Saïd, ce professionnel des marchés, avait compris qu’une bonne présentation de ses produits aidait la promotion et la vente.

            J’aimais aussi tendrement la rivière qui traçait son cours avec discrétion et pudeur à travers du village, avant le barrage sur le Sébou. Elle était présentement mise à sec. Elle semblait présenter ses eaux avec des excuses tant elle était attentive à n’occasionner aucun problème. Ses berges, lorsque l’eau coulait, abritaient de hauts roseaux, des genêts blancs, le genévrier rouge et l’eucalyptus. De nombreuses espèces vivaient dans cet environnement. Les savants estimaient le nombre d’invertébrés à environ à cent cinquante-six. Les couleuvres se cachaient dans les roches avec les tortues. Ma rivière abritait cent soixante et onze espèces d’oiseaux, dont les flamants roses, les busards des roseaux, les sarcelles. Vous voyez, tout cela, ces gens n’en avaient aucune idée. Il n’y aurait rien à voir dans la plaine du Gharb ? Ils n’avaient pas vu non plus l’usine à sucre, qui broyait les cannes à sucre et les betteraves indifféremment suivant les saisons. Des centaines de camions chargés faisaient la queue sur la route sur près d’un kilomètre et également à l’intérieur de l’entreprise. Une énorme fumée noire s’échappait de la cheminée. Attendez, attendez ! Il y avait aussi l’usine de farines étaient moulus les grains de blé en une fine farine. Des forts en bras et forts en gueule soulevaient les sacs de cinquante kilogrammes et les entreposaient dans le grand hangar avant de les charger dans les camions. Mais, j’y pense également, il y avait aussi l’usine de production d’eau filtrée, produite à l’intention des abonnés du village. Elle était stockée dans deux énormes châteaux d’eau de vingt mètres de haut. Ils n’avaient rien vu et pourtant, le Gharb était au printemps une palette de couleurs, c’était merveilleux, miraculeux. Les collines jaunes séparaient les champs verdis par l’abondance des cultures. Ils n’avaient pas vu les arbres parés de leurs fleurs splendides qui donneraient des fruits tout au long de l’année. Ils n’avaient pas vu les pique-bœufs tout blancs dans les champs ni les cigognes regagnant leurs nids en haut des pylônes électriques. Ils n’avaient pas vu les marécages surgissant au milieu des champs, où les grenouilles s’en donnaient à cœur joie. Ils n’avaient pas vu le geai, heureux, sifflant un air sur le chemin boueux de mon hameau, seuls les chariots tirés par les chevaux en cette période pouvaient passer aisément. Avec le soleil, le chemin allait rapidement sécher. Les tracteurs échappaient à cette rhétorique, ces mécaniques bruyantes passaient partout en effrayant les poules et les pintades qui s’envolaient bruyamment sur les côtés du chemin. Les voisins venaient nous saluer et prenaient le thé à la menthe avec nous. La vie était sociale, nous connaissions tout de nos voisins; lorsqu’ils étaient malades, les femmes du douar venaient les aider, personne ne restait seul, surtout pas les vieillards.  Les parents, les grands-parents, vivaient avec les enfants et petits-enfants. C'était une organisation qui perdurait et m’émouvait. C’était un système qui avait disparu d’Europe et aux Etats Unis, mais ici, c’était le bonheur de constater que toute la famille était réunie. Une pièce faisait défaut et c’était le grand chambardement. Qui allait s’occuper des petits enfants, cuire le riz, préparer le tagine, laver le linge ? C’était une parfaite organisation, qui avait disparu des habitudes occidentales. Les vieilles personnes n’étaient pas gênantes au contraire, elles s’occupaient des tâches qui paraissent secondaires, mais elles étaient en fait primordiales. Quand l’homme partait travailler, c’était leur épouse qui devenait la cheffe de la maison, chacune collaborait et s’exécutait. Elle sortait les moutons dans la prairie d’à côté, certaines familles misérables sacrifiaient généralement l’aîné des garçons pour garder les moutons. Il n’allait pas à l’école, c’était son rôle. C’était ainsi, il était là pour garder les bêtes. Il les menait parfois assez loin du domicile sur le bord des routes. Les autres enfants lavés, peignés par la grand-mère ou la sœur aînée s’en allaient groupés sur la route de l’école. Rachida préparait la pâte pour confectionner le pain, tant de fois malaxée, remuée, triturée, placée ensuite dans de grands plats en tôle disposés dans l’antre du diable, le four haut et large en torchis préalablement allumé. La pâte était piquée en plusieurs endroits avec une fourchette pour éviter que le pain ne gonfle de trop. Des fers ronds traversaient de part en part le four, sur lesquels étaient placées des branches d’eucalyptus, enflammées d’un coup d’allumette. Rapidement consumées, elles étaient remplacées par d’autres branches placées à proximité. Les plaques de tôle alors placées sur des fers ronds, le miracle s’accomplissait. D’une main experte, Rachida plaçait la pâte à pain sur la tôle brûlante. Elle bouchait le four avec des morceaux de tissus mouillés, surveillait attentivement l’opération. Elle avait un chronomètre dans la tête, quand elle soulevait le tissu, le pain était cuit et doré, prêt à consommer. Un couple de cigognes quittait et regagnait son nid à grands coups d’ailes, cela non plus, ils ne l’avaient pas vu !

            J’avais toujours aimé les mystères de la vie, j’étais passionné par la naissance d’une marguerite dans un champ, la naissance d’un petit veau, d’un oisillon. J’étais passionné par les mystères de l’univers immense, tellement inconnu. Je savais que quelque part la vie existait, pas forcément à notre image, mais elle existait, un grand savant faisait remarquer que cet univers était tellement immense qu’il était impossible que la vie n’existe pas ailleurs ! J’y croyais. J’y croyais tellement fort que j’affirmais que des civilisations bien supérieures à la nôtre viendraient un jour nous visiter et nous guideraient vers un monde meilleur. Un monde où l’on respecterait la nature, l’on ne couperait plus les arbres, les animaux retrouveraient tous leurs droits, les hommes seraient fraternels. Je rêvais, dites-vous ? Le rêve est une réalité floutée, mais une réalité. Ceux qui ne rêvaient pas étaient déjà morts, le cœur meurtri par mille blessures non réparées.  Je ne rêvais pas quand le printemps arrivait et couvrait la planète de milliards de fleurs multicolores, du blanc au rouge vermeil. Pourquoi dénier à ceux qui croyaient le droit de rêver au paradis, de retrouver leurs parents. Certains me traitaient de fou, les fous avaient souvent raison dans leur génie, tels Mozart, Bizet entre tous les génies qui avaient marqué les siècles, et le sublimissime Léonard de Vinci et Courbet, Monet, Picasso et tellement d’autres dans le domaine de la musique. Ils étaient fous aussi les Victor Hugo, Lamartine, Verlaine, Rimbaud, La Fontaine. Non, non, arrêtez, je ne me comparais pas à ces fous géniaux qui avaient changé l’art de vivre et l’art tout court ! Je voulais décrire, oh si peu, que la folie débouchait souvent sur des créations, des découvertes qui changeaient et changeront le monde. En Afrique du Nord cette multitude de poètes aux vers convergeant vers le plaisir comme les vagues sur les plages de l’Atlantique. L’Asie possédait ses fous que nous ne connaissions pas, ce qui était dommageable pour l’art.

            Oui, j’aimais les mystères de la vie, je vivais aujourd’hui au Maroc, un pays accueillant, raffiné. Quand j’étais arrivé, je m’étais installé avec mon épouse dans cette petite maison un peu délabrée. J’avais rêvé, j’avais remis cette vieille maison en état, elle revivait. Rêver faisait avancer, donnait à l’âme des aliments pour vivre avec les éléments qui nous entouraient. Pourquoi poussaient tous ces arbres qui démontraient tant de gentillesse à notre égard ? Ils savaient que nous les aimions. Nous les traitions avec délicatesse, un arbre c’était sacré, ses racines allaient chercher au creux de la terre ses commandements. La terre notre mère était à préserver.  Abandonner les engrais serait une très bonne chose, mais la face cachée de l’humanité faisait que l’on continuait à détruire ce qui nous nourrissait. Un arbre avait un cœur, une âme, je le pensais vraiment, il étendait ses branches vers le ciel comme une prière qui monterait vers lui pour nous protéger du mal. Serais-je un homme des bois ? J’avais besoin d’eux, leurs odeurs si différentes enchantaient mes narines. J’avais besoin d’eux pour jouir de leur beauté, leurs formes différentes, leurs feuilles si particulières. Le sapin qui atteignait le ciel, le bouleau à l’écorce fragile, l’eucalyptus droit comme un i, et l’arbrisseau penché sur la rivière comme pour la saluer au passage de son eau. Je trouvais que l’on allait chercher bien loin le bonheur alors qu’il nous côtoyait à chaque instant de chaque jour. Le soleil levant nous indiquait la direction de ce qui serait, diront certains, le centre du monde par les mélopées religieuses qui s’échappaient des temples, des églises, des mosquées. Cela restait du domaine du divin. L’orage qui grondait lançait ses éclairs dans l’espace qu’il avait choisi, cet arc-en-ciel et son demi-cercle géant englobait deux mondes en même temps. Sous les éclairs la pluie tombait et mouillait abondamment les cultures et les ruisseaux fugueurs. Le pêcheur surpris, trempé, s’était mis à l’abri sous le hêtre proche de lui, il laissait sa canne et son fil plantés dans l’eau qui s’amusait avec le courant. L’orage terminé, le soleil revenu, chacun vaquait de nouveau à ses occupations, le vieux cheval traînait encore son chariot de fourrage vers la ferme. Regardez l’hirondelle dans son nid de terre accroché sous le toit de la maison, le pinson drôle sur la branche du figuier. J’étais heureux, l’argent n’avait rien à voir avec cela. Cela s’appelait le bonheur !      

            Nous étions à la Pharmacie, assis sur des tabourets, attendant les médicaments commandés, quand nos regards furent attirés par une jeune femme de trente, trente-cinq ans d’une remarquable beauté. Aucun maquillage sur son visage. Ses longs cheveux noirs soigneusement peignés couvraient ses épaules et arrivaient au milieu de son dos. Je ne voulais pas la fixer, ce devait être l’épouse d’un notable. La qualité et le style de ces vêtements n’étaient pas ceux d’une paysanne. Sa jupe rouge descendait à mi-mollet. Son corsage serré dans sa jupe, était de plusieurs couleurs claires, et représentait des oiseaux. ll cachait sa poitrine, mais ses formes étaient rondelettes sous le corsage. Elle avait la taille fine. Elle ne portait pas les bottines à la mode en ce moment, mais des escarpins de même couleur que le corsage avec un talon rond de 3 ou 4 centimètres de haut. Je n’avais pas pu observer plus de choses pour garder la bienséance. J’arrêtais mon observation, je pensais qu’elle s’en était aperçue. Je ne posais aucune question, je laissais cela aux dames du marché. En rentrant à la maison, Aïcha expliquait que nous avions vu une jeune femme chez le pharmacien, mais que nous ne la connaissions pas. Ce n’était pas une paysanne, elle était trop bien habillée pour cela. Qui était-ce ?

Je lisais un chapitre de Charles Dickens, et une phrase m’avait impressionné : - Nous ne devons jamais avoir honte de nos larmes, car c'est une pluie qui disperse la poussière qui recouvre nos cœurs endurcis~ Très jolie phrase, cela me faisait penser à un chapitre que j’avais écrit plus haut. Les larmes venaient du plus profond de l’âme, elles reflétaient les sentiments qui nous agitaient. Ces auteurs savaient si bien nous montrer le chemin. Leurs écrits étaient de terribles armes, bien plus que la balle du fusil. Le mot fusille l’imbécile. Ce gamin m’avait fusillé. Qu’Allah ait pitié de lui. Allons, ne laissons pas gâter cette belle journée. Je continuais à lire tout en poursuivant l’écriture de mon roman. Ces auteurs sont tellement géniaux que nous avions peur de poursuivre notre récit. Un gecko tremblant devant la lumière s’était réfugié derrière le rideau. Je voulais écrire, écrire des mots intelligents, j’avais peur de ne pas y arriver. Je craignais d’écrire des mots insignifiants, sans valeur. Quel respect j’avais pour ces auteurs, ces poètes. Ces maîtres de l’écriture, de la syntaxe, qui nous menaient où ils le souhaitaient, dans leur monde. Je sentais que tout cela leur échappait naturellemnt. Il suffisait d’une virgule et tout s’éclairait ! Je me forçais à réfléchir, j’en avais mal à la tête. C’était un moment de doute, de désespoir. J’avais envie d’effacer le texte, mais ma correctrice m’encourageait à continuer, une lectrice assidue aussi. Il était cinq heures du matin, la nuit était toujours là, englobant de son lourd manteau de brume l’immensité de cette partie du globe. Mon amie la lune était là, rayonnante, juste devant la fenêtre, amputée d’un morceau. J’apercevais les ombres des arbres réfléchies par la lumière de la lune. L’aube allait arriver timidement avec quelques lueurs blanchâtres et la disparition progressive de notre satellite naturel. J’entendais le sifflement du train à grande vitesse filant vers Casablanca, c’était fugitif, tant il allait vite ! Je n’écrivais toujours pas. Je n’osais pas taper sur touches du clavier. Charles Dickens m’avait traumatisé. Il fallait pourtant que je prenne mon courage à deux mains. Du nerf, Ali ! Le clavier était un instrument formidable qui te permettait d’écrire autant de mots que tu le souhaitais. Je le savais bien, mais j’étais bloqué. J’avais perdu ma faculté d’inventer. Ali, Aîcha m’appelait, surprise que je ne sois pas venu déjeuner. Je ne savais pas quoi faire. J’étais démobilisé, déstabilisé. Drôle de journée qui commençait par un non engagement, un refus inconscient de réflexion. Le vide sidéral s’était installé au creux de mes neurones. Ce n’était pas gai, je n’aimais pas du tout cela. Incapable, j’étais incapable de transmettre un mot au clavier. Serait-ce la fin ? Que Dieu m’en garde et me fasse revivre. Cette incapacité me rendait malade, agressif, intolérant envers Aïcha, qui n’y pouvait rien ! Pauvre Aîcha, c’était de la méchanceté venue tout droit de ma rancœur, de mon infertilité littéraire. La peur d’échouer aussi jouait un grand rôle. Je décidais de l’accompagner chez le boucher, à Gueddari. Là, je bus de l’Oulmès, une eau gazeuse, assis sur une chaise en attendant qu’Aïcha ait fini de palabrer avec son cousin. Je regardais la vie du village, les nombreux passages des chariots bruyants. J’entendais les appels entre agriculteurs qui s’apostrophaient. Les camions qui allaient se placer à la file devant l’usine de broyage pour obtenir leur chargement de sucre. Les nombreux vélos qui slalomaient entre tous ces véhicules. Les femmes aux robes longues portant leur foulard qui marchaient sur les trottoirs, portant des sacs lourds. Les enfants qui courraient en tous sens. L’animation du village n’était pas feinte ! Un enfant était tombé de son vélo, il s’était fait mal. Un passant le transporta chez le médecin tout proche. Ce n’était rien, juste une écorchure. Un peu de mercurochrome à la pharmacie et le tour était joué ! J’avais l’impression que la vie du village m’avait redonné l’espoir. À la traversée du pont au retour, je hochais la tête devant les tas d’immondices recouvrant le lit de la rivière. J’avais du mal à m’y faire. Le soleil était haut. Les femmes, par-dessus leur foulard avaient coiffé un chapeau de paille pour s’en protéger. Le pharmacien nous fit signe de nous arrêter pour boire un café dans son restaurant d’à côté. Il était bienvenu ! Il avait plusieurs établissements en plus de sa pharmacie. Un garage et un restaurant de plats bon marché qu’il venait d’ouvrir.  Nous discutâmes de tout et de rien avant de rentrer chez nous. Je me sentais plus en forme, j’embrassais Aïcha sur le front pour me faire pardonner de ma mauvaise humeur. Elle me rendit mon baiser. Au retour, sur la route, nous avions été pris dans un rodéo de motos avec une dizaine de jeunes gens qui roulaient sur la roue arrière. Indifférents à la gêne qu’ils occasionnaient aux autres usagers de la route, cela les amusait beaucoup. Nous nous étions arrêtés pour les laisser jouer avec leur trottinette à moteur. Ce n’était pas le moment de les froisser et de chercher la bagarre. L’un d’eux se mit debout sur sa selle en criant des insanités. Cela dura dix minutes, puis ils disparurent dans un bruit d’enfer. Tout était oublié une fois à la maison. La paix, nous n’avions que la paix et la tranquillité. Ces jeunes avaient dû voir un film américain et reproduisaient ce qu’ils avaient vu. Les films américains étaient le reflet de leur société. L’on disait que les Etats-Unis étaient le pays le plus dangereux au monde ? Au vu de leurs films je voulais bien le croire. Pilou était couché sur mes pieds, la force de l’habitude. Je ne savais pas pourquoi il prenait cette position insolite. Les deux autres chiens ne restaient pas à la maison, ils couraient dans le douar. J’étais libéré de mon angoisse du matin. Je pensais aux jeunes gens sur leurs motos, ils risquaient de se tuer ou de se blesser sérieusement. La jeunesse passait par ces moments de supériorité factice. Je crois que nous sommes tous passés par là. À mon époque, nous n’avions que des vélos. Nous faisions aussi des acrobaties, mais rien à voir avec les motocyclettes. Les adolescents avaient cet instinct de supériorité, sans doute nécessaire à leur évolution vers l’âge adulte. Les filles étaient femmes de bonne heure, elles n’avaient pas besoin de ces démonstrations puériles. Leur corps recelait déjà les secrets de la vie. Fourade était revenu avec un chauffe-eau électrique de bonne marque et les nouvelles prises à poser. Le travail allait avancer. Nous attendions Abdelkader pour les réparations dans le bureau. Cela me remplissait de joie. La nouveauté était toujours bien reçue. Je souhaitais également que Fourade installe une douchette près des toilettes. La douchette, et le chauffe-eau qui fuyait par tous les bouts, seraient installés aujourd’hui. L’électricité attendrait le travail de maçonnerie d’Abdelkader. J’avais faim, les odeurs de la cuisine aiguisaient l’appétit. La table mise, Aïcha souleva le couvercle de la cocotte. Nous découvrîmes un ragoût de mouton aux pommes de terre avec des aromates. Génial ! Aïcha avait de la classe en cuisine. Le silence s’était établi, même les mouches s’étaient tues. Aïcha me servit le premier. Les autres membres de la famille se servirent de leurs mains pour arracher les morceaux de viande. Les pommes de terre étaient prises avec des morceaux de pain. Petit à petit, les discussions étaient revenues, Aîcha racontait le rodéo moto des jeunes gens. Elle avoua qu’elle avait eu peur. Mais fini, n’en parlons plus. Le repas terminé, j’eus droit à ma tasse de café. J’allais m’allonger pour évacuer définitivement le stress du matin. La sieste c’était la recette pour bien se porter. Quinze heures, ouf, j’étais bien. Au boulot Ali et que ça saute ! J’allais dans mon bureau avec l’intention d’écrire un chapitre. Malgré mes efforts, je n’avais toujours rien à dire. Triste journée pour une graine d’écrivain ? J’avais du chagrin, Aïcha me disait, tu ne vas pas pleurer, quand même ? L’on pouvait faire semblant lui dis-je. Tout cela était du cinéma, comedia del arte, ma bonne dame. Comme Leila, j’aimais jouer des tours. L’esprit reviendrait à un bon niveau, j’attendrais. Ma fenêtre était un merveilleux observatoire. Je voyais les fleurs de bougainvilliers belles et épanouies. Je pensais au grand ensemble prévu au nord de Tanger, tout près de notre ancien logement, la prairie disparaîtrait, dissimulée par de nombreux immeubles voilant l’horizon. Les enfants n'auraient plus la joie de voir ces fleurettes tapisser l'herbe de la prairie. C’était ainsi, l’évolution, mais était-ce une évolution en fin de compte ? J’étais trop vieux, je me posais trop de questions. À Gueddari, j’étais tranquille pour un moment, je l’espérais. À force de penser à toutes ces choses, je me rendais malade. J’avais mal à la tête. C’était idiot, mais je ne pouvais m’empêcher de penser au futur. Quel avenir pour Leila ? Une société d’égoïstes, d’automobilistes et de téléphones portables. Le futur me faisait peur. L’Afrique du Nord ressemblera-t-elle au monde occidental ? Diable, arrêtons ces balivernes, et vaquons à nos occupations habituelles. Fourade arrivait pour procéder à  l’installation du chauffe-eau et de la douchette. C’était une bonne chose, les fuites allaient disparaître. Quand j’étais plus jeune j’accomplissais moi-même toutes ces réparations, aujourd’hui, c’était terminé, chaque chose en son temps.

            Je laissais mon esprit vagabonder, je me détachais de mon roman un court instant pour écrire un petit poème sans rime.

 

LE PETIT RUISSEAU DE CAMPAGNE

 

Il vagabonde

Dans la campagne

Le petit ruisseau chanteur.

À travers prés

Il vagabonde le petit ruisseau

Aux mille accents.

Pour ne pas qu’il ai trop chaud

Des bouleaux complaisants

L’ombragent délicatement,

S’abreuvent à son courant

Les animaux de la ferme

Toute proche.

A son eau claire, les oiseaux,

Les libellules, les papillons, les gros bourdons

Viennent lui conter

Leurs histoires d’alentour.

Il vagabonde à travers les prés

Notre ruisseau de campagne.

Il lui arrive mille choses imprévues

Une feuille prenant sa liberté

A choisi son courant.

Le vairon orgueilleux

Fait le beau et se mire

Aux reflets du soleil

Si beau dans l’eau.

Le ruisseau de campagne

Un beau jour a disparu.

Sa course vagabonde

S'était terminée mystérieusement

En se liant d’amitié

Avec la rivière

Possessive.

C’était un ruisseau de campagne !

Voilà ce n’était pas du Verlaine, je l’avouais humblement, mais cela m’avait redonné du courage pour aller plus loin dans mon roman. Quelquefois il était bon d’abandonner son ouvrage pour ouvrir son esprit à plus d’inspiration. Je me souvenais de Tanger, la ville du vent, qui chaque jour soufflait en rafales. Le linge suspendu  par Aïcha se balançait sur son fil au risque de se décrocher. Le souffle était si fort qu’il entrait par les interstices des fenêtres et des portes. Sauf lorsque je faisais de la voile, je n’aimais pas le vent. Le voilier avançait grâce à son souffle qui gonflait les voiles. Il suffisait de dresser la voile du bon côté. Elle se gonflait à plaisir, l’embarcation glissait sur l’eau. La force du vent appuyait la coque sur un côté presque à chavirer, mais il n’en était rien. J’aimais beaucoup ce sport que je pratiquais assidûment. J’aimais les sports du vent. J’avais créé en son temps en région parisienne un club d’ULM. C’était génial ! Mais tout cela était terminé. La vieillesse nous réservait d’autres plaisirs. Être grand-père apporte des joies insoupçonnées. Les baisers de nos enfants, la tendresse, l’amour sont beaucoup plus importants que toute la richesse du monde. Leurs bêtises m’amusaient beaucoup. La maman grondait et menaçait. Moi, je calmais le jeu avec un sourire au coin de la bouche. J’étais le génie de la concorde. Il ne m’en fallait pas beaucoup pour réconcilier toute la famille. Je pensais à nouveau à mes amis artistes dans le nord de la France. Daniel écrivait-il encore ? Je savais qu’Anny avait été blessée au pied, cela avait eu des répercussions sur sa santé et la pratique de la peinture. Ils étaient loin de moi, à plus de deux mille kilomètres, c’était beaucoup. Je pensais très souvent à eux. J’aurais aimé les revoir.

            En octobre, je vais recevoir la visite de ma fille, de ma petite fille et aussi celle de Ed,  l’américain de Rochester avec son fils. Une bonne nouvelle. J’attendais aussi Philippe, un grand ami de Guadeloupe. La Guadeloupe et ses restaurants les pieds dans l’eau. Les concerts improvisés de gwo ka avec les danseurs habités par le rythme.  J’adorais cette ambiance magique, malheureusement je ne pouvais plus voyager aussi loin. Les Antilles, et ce peuple descendant d’esclaves africains s’était libéré de notre tutelle. A leur tour, il fournissait au pays des ingénieurs, des médecins et autres intellectuels. Cette île était riche d’éléments emblématiques que nous avions trop longtemps sous-estimés. Je me rappelais également de Haïti par mes lectures. L’ile de la Tortue, domaine de pirates de tous bords. Mon songe fut ébranlé par le bruit de l’avion qui déchirait le ciel pour atterrir à Rabat. Driss sortait les moutons dans la prairie. Un enfant était venu pour réparer sa bicyclette. Le pneu avant était crevé. Il fallait attendre que Driss ait rentré les moutons, il y en avait pour une heure. Le garçonnet repartit, déçu. Une partie de football, donnant lieu à des cris et des bousculades, se déroulait entre les enfants du douar. Deux pierres posées sur le chemin faisaient office de buts. Le vieux ballon en caoutchouc était passablement dégonflé mais les enfants n’en avaient cure. Driss revenait avec ses moutons, mais c’était trop tard pour réparer la bicyclette. Le soleil se couchait, le crépuscule allait arriver en catimini. Il ne faisait pas nuit, mais la lune était déjà présente. J’aimais ce moment de grand remplacement. Le jour disparaissait au bénéfice de la nuit triomphante. Les plantes prenaient un tout autre aspect. L’ombre de mes eucalyptus donnait à mes arbres une curieuse allure. Driss alluma les lampes du jardin, et tout changea. Les plantes à nouveau visibles revivaient. La lumière apportait la vie. Leila mettait les couverts sur la table de la terrasse. Ce soir, saucisses grillées avec des frites. Ce n’était pas Byzance, mais c’était bon. Un petit repas tout simple vite avalé accompagné de thé bouillant à la menthe. Je ne retournais pas à mon bureau. J’allais me coucher.

             Cinq heures ce matin, Le jour se levait. Réveillé, les yeux collés, assis sur le bord du lit, je quittais doucement les évènements de la nuit la tête basse. Une boule blanche survint, Pilou mit ses pattes sur mes genoux et me lécha les mains, sa façon de me dire bonjour. Pilou était un bichon blanc avec les oreilles jaunes, j’étais son chef de meute, il me suivait partout, ne me quittait pas d’une semelle. Au fil des années il nous était devenu indispensable, c’était un membre de la famille. Un peu plus tard, je m’installais à mon bureau, j'ouvrais l’ordinateur pour regarder d’abord les informations. Pilou était couché sur mes pieds attendant le moment où je me lèverais. Nous nous couchions très tard, une heure, deux heures du matin. Aïcha se levait enfin, sans bruit, discrètement, j’entendais dans la cuisine des bruits de casseroles et de robinets. Montaient agréablement les odeurs du café, du thé et du pain grillé. C’était un moment privilégié cette première heure au réveil, ce bonheur d’être à nouveau rassemblés pour commencer la journée.  Aïcha apporta sur la table un plateau chargé de bols, de pain grillé, d’une théière brûlante, de beurre salé de Bretagne et de miel d’eucalyptus, d’olives noires et vertes et de l’huile d’olive. Toute la famille s’apprêtait à faire honneur à son plateau. Youssef, Loubna et Aïcha trempaient leurs morceaux de gros pain tartinés de crème de chocolat, dans l’huile d’olive, un ou deux verres de thé faisaient descendre tout cela. Moi, après avoir rompu en deux ma baguette, je la coupais de tout son long. Elle était beurrée des deux côtés sans oublier à profusion du miel d’eucalyptus au goût fin et subtil. Mon grand bol de café fumant et odorant attendait que j’y plonge mes morceaux de pain. Je savais que je répétais souvent le décor du petit déjeuner. C’était tellement sublime que je ne pouvais pas ne pas me répéter. Le petit déjeuner était l’un des grands moments de la journée. Dehors, je fumais ma pipe, il faisait bon. Mes canards se dandinaient à la queue leu leu. La vie reprenait son cours. Rédouane passait et me saluait assis sur son tracteur pétaradant. Il avait mis ce jour-là un immense chapeau de paille, et était en bras de chemise. Il était accompagné d’un vol de nombreux pique-bœufs. Les hirondelles chassaient les mouches avec agilité. Rex et Rosa étaient déjà au-dehors. Driss tentait en vain de mettre en marche sa vieille mobylette. Il courrait à côté en la poussant pour la faire démarrer, brrr, brrr, c’était enfin parti ! Les camions de l’autre côté de la ligne de chemin de fer avaient repris leurs conciliabules motorisés avec les ouvriers du chantier. Je ne savais pourquoi, ces constructions m’agaçaient. Ma Leila était levée. Elle vint me plaquer deux gros baisers sur les joues, Quel bonheur ! Elle s’était habillée d’une jolie petite jupe plissée, elle était adorable. Ses longs cheveux avaient été enduits d’huile d’olive par Aïcha. Elle était très belle. Le soleil était déjà haut. Le ciel n’était pas en reste avec son bleu velouté, unique. Quelques rares nuages étaient poussés vers l’est par le vent d’Atlantique. Mes eucalyptus se balançaient mollement. Les moineaux faisaient un chahut du diable, et dansaient tout autour en une véritable sarabande de fête. Pilou était là, il ne m’avait pas abandonné. Lio, jaloux, était monté sur mes genoux. La journée commençait bien. Il me restait à la concrétiser par de nouveaux chapitres de mon manuscrit. Pauvre manuscrit, comme j’étais lâche et égoïste. Je l’abandonnais aussitôt lorsque j’avais des difficultés. Le maître des manuscrits allait m’en vouloir. J’aimerais tant qu’il plaise à mes lecteurs. Ce n’était pas gagné, juste des anecdotes sur mon village, serait-ce suffisant pour les intéresser ? Les propos d’un auteur sont toujours aléatoires.

            J’ai eu une bonne nouvelle aujourd’hui après avoir rencontré un pompier. Il m’avait rassuré sur le feu de forêt d’eucalyptus. Il m’avait indiqué que l’arbre était constitué d’huile, il était très inflammable. L’incendie était très difficile à éteindre, mais l'eucalyptus repousserait par rejets, très vite après l’incendie ! Quelle excellente nouvelle !... Décidément c’était une bonne journée. J’étais tellement content, que j’ai demandé à Aïcha une seconde tasse de café. Leila était à l’école où elle avait été amenée avec les autres enfants du douar dans un triporteur bâché. Dans le pré, l’agneau était superbe, tout blanc, bien campé sur ses pattes. Il suivait à la trace sa maman avec un petit bêlement de bébé. La brebis prenait soin de lui. Une colonie de poussins avait envahi le jardin derrière la mère poule protectrice. Elle leur apprenait à gratter la terre pour trouver à se nourrir. Tout était dans l’exemple. Je me laissais aller à mes rêves confus, sans queue ni tête. J’étais un rêveur, un faiseur de mensonges, d’inventions extravagantes qui prolongeaient ses rêves. C’était stupide, mais j’étais ainsi, j’adorais me laisser aller au-delà des frontières du réel. L’imagination n’avait pas de limite. Je m’étais amusé à lire un document scientifique sur internet. Les scientifiques affirmaient que pour rêver, il fallait créer de la conscience ? Le rêve se produisait à partir de la moitié arrière de notre cerveau. Comment feraient-ils pour trouver tout cela sans les moyens sophistiqués qu’ils employaient ? J’étais toujours admiratif devant leurs compétences. C’étaient de grands hommes, de grandes dames d’une intelligence supérieure, peut-être venus d’une autre galaxie ? Mais j’allais devoir laisser là mon mémorandum sur la science et les songes. Aïcha voulait acheter des légumes pour le couscous du vendredi. Zou, dans l’automobile, direction Dar Gueddari. Elle avait ses commerçants favoris. Celui, par exemple, qui était niché du côté de la gare des taxis. Elle acheta les légumes pour le lendemain. Après avoir payé, nous allâmes chez le boucher, pour choisir la viande. C’était son cousin, alors les discussions n’en finissaient pas. Enfin, nous reprîmes la route du douar. De retour à la maison, nous eûmes la surprise de constater que Fourade avait remplacé le chauffe-eau électrique. Aïcha était satisfaite, elle n’aurait plus à mettre une bassine pour recueillir l’eau.

            Sans bruit, avec soin, l’aube vêtue d’un manteau blanchâtre cotonneux couvrait la campagne. Elle cachait soigneusement le croissant de lune qu’elle venait de dérober dans la clarté festive du jour. Elle disparut aussi soudainement qu’au moment de son larcin. Le jour, son complice orgueilleux et capricieux arborait son médaillon d’or qu’il agitait au gré des heures. L’oued transportait ses eaux jusqu’à la mer en serpentant entre les forêts d’eucalyptus, les champs et les prés. Il caressait même la petite mosquée du douar placée là par les hommes de la terre. Un enfant guidait ses moutons le long de la berge, badine à la main. Plus loin, une centaine d’oliviers aux feuilles vert pale prospéraient plantés en rangs espacés.  Le médaillon brillait jusqu’au fond du ciel, le jour exposait ses richesses, une légère brume nappait sa couverture bleue. J’essayais de le séduire en interprétant les signaux de quelques nuages passagers. Leurs formes avaient-elles une signification particulière ?  Je me laissais aller au pays des rêves. Je revoyais cette inconnue juchée sur son chariot tiré par un petit âne au nez blanc. Elle semblait grande, portait un foulard de couleur sur la tête, et une robe de même teinte retroussée jusqu’aux mollets. Assise sur le banc du chariot, elle s’infiltrait dans le monde agité du souk sans peur des heurts toujours possibles, tant la circulation était difficile. Debout sur le pont de l’oued, adossé à la margelle, je la regardais passer sans doute avec trop d’insistance, pourtant elle m’adressa un sourire et disparut dans le tohu-bohu du marché.  Les coquelicots avaient envahi les champs de blé aux tiges courtes, laissant des taches couleur de sang sur le paysage. Un petit vent venu de l’océan s’amusait à créer des vagues sur les branches des arbres et les maïs naissants. Les différentes couleurs de la végétation donnaient du relief à la plaine fertile. Les fumées aspirées dans les cheminées de l’usine à sucre, noires et malodorantes étaient recrachées dans le ciel comme un panache soulignant pourtant sa beauté ! Arabie protégé du soleil sous sa grande Téréza , ce chapeau de paille à pompons de laines multicolores, déambulait derrière ses moutons, les encourageant de la voix.

Une file de chariots s’alignait sur la route, revenant du souk au trot avec femmes et enfants jusqu’aux douars respectifs. Les plus jeunes d’entre eux sautaient et riaient en plaisantant à bord du chariot encore en marche après avoir donné quelques dirhams au cocher de fortune. Les douars se trouvaient généralement loin de la route, ils avaient beaucoup à marcher encore. Les plus jeunes enfants étaient portés sur le dos, retenus par un grand foulard noué sur le ventre ou la poitrine. Ils s’endormaient la tête contre une épaule, bercés par les pas réguliers de la maman. Les maisons de torchis étaient restées brutes, quelques-unes seulement avaient été peintes à la chaux. Seules les petites mosquées émergentes au milieu des douars étaient construites en briques.  Des figuiers de barbarie bordaient les chemins, avec leurs curieuses feuilles larges, épineuses et piquantes en forme de raquette. Il  naissait à leur extrémité des fleurs rouge vif annonciatrices de fruits,  des Tchimbous, Akermus.  Les figues de barbarie sont à manipuler précautionneusement, avec des gants, tant ces fruits aux abords sympathiques étaient blessants du fait de leurs fines épines.

Le médaillon d’or avait trouvé sa place tout en haut du firmament à la verticale des champs et des oueds. Il se déplaçait vite et je m’en rendais compte à sa position désormais angulaire avec l’Emir, le grand eucalyptus du douar, lieu de rendez-vous des voisins et voisines abrités à l’ombre de ses branches. A tour de rôle, les femmes préparaient le thé à la menthe servi sur une petite table basse. Chacun s’asseyait par terre et devisait des petits problèmes journaliers en absorbant le thé brûlant servi dans des verres décorés. Arabie, toujours coiffé de sa térésa, refaisait surface installé sur son âne bâté et chargé de fagots destinés à allumer son four. Il interpellait l’assemblée d’une voix forte. Descendu de sa monture, attachée à un piquet, il s’assit lui aussi par terre pour prendre le thé traditionnel avant le repas. Le soleil poursuivait sa course, l’angle s’était aiguisé, déplacé pour rejoindre bientôt le crépuscule en catimini.

Ce matin, un mouton avait été sacrifié, les pattes entravées et la tête tournée vers la Mecque, il avait eu la gorge tranchée.  Aïcha armée d’un long couteau effilé avait séparé les tripes du reste de la viande. Le mouton fut tranché en deux dans le sens de la longueur. Les membres furent coupés, d’abord les gigots, puis les pattes de devant avant d’attaquer les cotes coupées en morceaux quatre par quatre. C’était vendredi, jour du couscous, une patte avant fut coupée en tronçons pour le plonger dans la semoule. Le couscous est tout un art. Le vendredi était un jour particulier. Quand tous les hommes étaient à la mosquée, les femmes préparaient le repas. Les légumes nettoyés, grattés, coupés donnaient au court-bouillon son goût particulier, un parfum subtil et des couleurs attrayantes à la semoule contenue dans le tagine en terre. Une autre fois, les gigots enrobés dans du papier aluminium rôtissaient dans le four en terre, allumé et surveillé par Rachida. Les couscous et les gigots au four alimentent la frénésie des papilles. Ah, quel plaisir de communiquer autour d’une table, avec toute la famille et quelques voisins. Arabie aussi.  Des cônes de sucre en poudre agglomérée seraient offerts avec des litres de soda, les figues du jardin, tendres et sucrées mettant un terme aux repas, Abdoulilah !

Le bruit du motoculteur au travail dissuadait les chants d’oiseaux et les roucoulements des pigeons. Driss traçait dans le jardin un sillon destiné à la plantation de pommes de terre, de tomates, et au semis de haricots. Ce jardin avait demandé beaucoup de travail sur cette parcelle de terre jamais travaillée auparavant. Avant le passage du motoculteur, des trous avaient été creusés à la barre à mine pour  planter  oliviers, figuiers, orangers, citronniers, pêchers et cerisiers, le fumier des moutons ayant servi d’engrais naturel. Au bout de quelques mois, les arbres avaient pris leur essor. Quel plaisir de se lever le matin et de constater la transformation des arbres, l’émergence de feuilles vert tendre ou vert foncé, et de fleurs blanches ou roses, annonciatrices de fruits. La terre est une amie, exigeante certes, mais toujours pourvoyeuse de richesse.

Ce matin, Youri le voisin, avait sorti sa moto ornée d’images du club de foot de Barcelone. Sa fille, à cheval sur la selle, tenait son père solidement par la taille. Devant l’école, elle descendit pour rejoindre ses amies. Youri la surveillait, quand il fut sûr qu’elle était entrée dans l’établissement scolaire, il fit pétarader son engin comme pour impressionner les parents. Comme d’habitude son casque était attaché au guidon. Le mettre sur la tête le gênait. Il était temps de rejoindre l’usine à sucre pour commencer son travail. En ce moment c’était la période de la canne à sucre, plus tard viendrait la betterave. Des dizaines et des dizaines de camions, de tracteurs tirant des remorques s’affichaient sans complexe sur la route goudronnée et stationnaient en attendant leur tour devant l’usine. Les cannes étaient pesées, broyées et pressées pour en tirer le nectar riche de sucre. Le travail était pénible, les douleurs dans le dos et les épaules, la conséquence des portages répétitifs effectués dans la journée. En rentrant le soir, Youri prenait une douche chaude, faisait sa prière et s’allongeait sur le divan. Shelma sa fille aînée s’occupait alors de lui. Elle lui massait longuement les épaules et le dos. Nina préparait toujours soigneusement les repas, Youri venait en coup de vent le midi pour manger le tagine du jour.  Le soir les restes étaient servis, mais il n’était pas rare que Nina prépare en plus du riz ou des pâtes, un plat avec de la viande hachée. Youri et les enfants ne devaient pas avoir faim ! Le pain cuit dans le four en terre et le lait cru, tiré de la vache le matin même complétaient les menus. Une vieille télévision trônait sur un meuble bancal, toute la famille se délectait des épisodes à n’en plus finir des feuilletons turcs. Le jour de matchs de foot alors, pas question de parler, les femmes s’isolaient dans le salon.

Un jour, la famille d’Abdelkader se présenta chez Youri et Nina, les bras chargés de cadeaux. Moment important : le père d’Abdelkader venait demander la main de Shelma pour son fils, qui l’avait remarquée à de nombreuses reprises au souk. Shelma et Abdelkader avaient été évincés provisoirement de la pièce, le temps des discussions préliminaires. La famille d’Abdelkader était connue et respectée pour sa foi en Dieu. Said et Nina étaient d’accord pour l’union de leurs enfants, si Shelma l’acceptait. Avant de les laisser entrer, Nina demanda  le montant de la dot à verser par Abdelkader. Mohamed, son père, proposa dix mille dirhams, somme qui parut convenable à Youri et Nina. Les enfants revenus, Said demanda à Shelma si elle acceptait d’épouser Abdelkader. Elle rougit de confusion et d’une toute petite voix donna son accord, Abdelkader vint l’embrasser chastement sur le front. Il fut convenu qu’Abdelkader viendrait loger une semaine dans la maison de Youri et Nina pour faire connaissance avec la famille et sa future épouse. Il coucherait dans le salon sur un divan, sa mère l’accompagnerait. Et il en serait de même pour Shelma dans l’autre salon. L’accord partagé par deux familles respectables, le mariage se ferait dans deux mois, Inch Allah.

Pour cette occasion, une grande tente berbère colorée fut dressée dans le pré, et une estrade de bois vite clouée servirait de scène aux musiciens. Les femmes de la famille s’unirent pour confectionner le repas, un travail important : gâteaux, tagine avec poulets en sauce cuits à la cocote.  Les invités, les familles, les amis, les voisins arrivèrent par détachements en chariots tirés par des chevaux pour la plupart d’entre eux ! Les musiciens étaient sur place depuis bien longtemps, arrivés avant les invités. Les tambourins emplissaient l’atmosphère de sons rythmés reliés par le chant de la flûte en roseau et le violon marocain. La tente était maintenant pleine à craquer, les invités s’asseyaient dans l’herbe en se hélant les uns les autres avec des éclats de rire. Shelma attendait dans une voiture mise à sa disposition à quelques mètres de la guitoune. Abdelkader arriva majestueux sur un cheval blanc richement harnaché, il resta un moment à côté de la voiture, puis descendit de cheval. Il ouvrit la portière et tendit la main à son épouse pour l’aider à sortir. Elle était resplendissante, rayonnante. Ils firent quelques pas vers la guitoune, et à ce moment, les pères respectifs vinrent prendre le bras de leur enfant pour les conduire sous la tente, accueillis par les youyous de la centaine d’invités, puis Shelma et Abdelkader s’assirent sur la banquette richement décorée pour recevoir les compliments. Au bout de quelque temps, huit hommes en tenue rouge coiffés d’un tarbouche de même couleur et de bottes courtes richement décorées s’approchèrent des mariés, munis de  fauteuils spacieux, rembourrés de coton recouvert de soie. Chacun monta dans un fauteuil muni de brancards à l’avant et à l’arrière, eux aussi stylisés. Dans un même élan, les hommes en rouge s’emparèrent prestement des brancards et les posèrent sur leurs épaules. Les jeunes mariés naviguèrent ainsi tout autour de l’assemblée jusqu’au centre de la tente, et là, les hommes en rouge d’un commun accord firent sauter les fauteuils sur leurs épaules, les mariés subirent en souriant les sauts successifs. 

Les parents prièrent  les invités de se diriger vers la dizaine de tables rondes pour déguster le poulet en sauce succédant aux douceurs sucrées présentées dans des paniers. Les photographes avaient officié depuis le début, des centaines de clichés et plusieurs heures de vidéo avaient été prises. L’orchestre jouait constamment, et les invités dansaient les bras levés sur les rythmes de la musique arabe, beaucoup de chaabi.  D’autres instruments s’harmonisaient autour du kamân, le violon arabe, et la flûte en roseau au chant aigu.

Comme le veux la tradition du chaabi, deux chanteuses aux longs chevaux noirs retenus en chignon par des épingles de couleurs, les yeux bordés de khôl, étaient vêtues de magnifiques robes bleues, décorées de perles et de broderies, amples, ouvertes au niveau des genoux, leur permettant de se déplacer avec grâce. La musique typique attendue résonna sous la tente. Les chanteuses se changèrent en danseuses, dénouèrent d’un geste leur chignon, laissant flotter leurs cheveux jusqu’aux reins, les agitant en tous sens, comme la crinière d’un cheval au galop. Sans crier gare, elles s’élancèrent sur le long tapis rouge et exécutèrent de concert un saut périlleux, se rétablissant avec grâce sous les yeux des invités ravis de cette prestation si attendue ! Les mariés avaient disparu, pressés de se connaître. Petit à petit les chevaux furent à nouveau attelés pour prendre le chemin du retour.

Le lendemain matin au réveil, Nina s’enquit auprès de Shelma des nouvelles de sa nuit de noces comme le veut la tradition. La table dressée, la famille proche goûta aux fruits du jardin, aux gâteaux sucrés au miel d’eucalyptus, aux beignets maison et au thé versé dans de grands verres. Les discussions allaient bon train, ponctuées d’éclats de rire sur la vie à venir de Shelma et Abdelkader. Les jeunes mariés restaient encore réservés l’un à côté de l’autre. Shelma avait revêtu une robe blanche, légère qui lui descendait jusqu’aux chevilles, un foulard de même couleur noué avec élégance autour de la tête. Durant une semaine, les familles se côtoyèrent et pour certains de leurs éléments se découvriraient peu à peu. Shelma et Abdelkader habiteraient ensuite chez les parents d’Abdelkader. Ces derniers avaient aménagé une chambre en attendant de construire un petit bâtiment en briques offrant un meilleur confort et leur laissant une certaine indépendance ! C’était toujours difficile pour un pére de laisser partir sa fille, mais c’était la vie. Elle deviendrait maman à son tour. Le couple s’inscrirait dans la continuité et l’amour. Les parents deviendraient grands-parents, vieilliraient en choyant leurs petits-enfants, destinée universelle de notre espèce.

Je pensais à Leila, elle aussi m’échapperait pour fonder une famille, donner naissance à de beaux enfants que je ne verrais certainement pas. La vie était dure, il fallait faire avec. J’espérais qu’elle serait heureuse. Je planais encore au-delà de la réalité. J’entrais dans mon bureau pour écrire quelques lignes. J’avais oublié d’éteindre mon ordinateur. Ces machines étaient solides, elles résistaient aux coups du sort. Je m’asseyais sur le fauteuil à roulettes et commençais à frapper quelques mots sur le clavier. Aïcha m’interrompit pour me signaler l’arrivée de Youssef, Smaïn et Said. Nous n’avions pas été prévenus, mais c’était une très bonne surprise. Aïcha coupait de la dinde en morceaux qu’elle enfilait sur des broches. Revenu au bureau, je tombais sur ce poème, je vous en fais cadeau, la poésie étant la musique de l’âme.

MES MOTS.....

 

Le bruit des plumes cassées

Sur cette page blanche détachée

Des voyelles, des syllabes, des consonnes

Des mots fous qui caressent ou agressent

Mots tabous, mots d'allégresse.

Regrets, espoir, tendresse....

Des mots qui chassent les maux.

Qui dessinent des pensées, des baisers.

Des soupirs, des rires, des désirs.

Mots qui racontent la douceur

Empreinte dans l'encre de tes yeux,

L'appel mystérieux de l'aurore â la lune

Quand les colchiques longent les collines

Quand le brouillard dissipe la brume.

De voyelles, syllabes, de consonnes, de mots

J'ai tracé un sentier de chimères

En marge de notre bonheur.

Une phrase décousue, des lettres dispersées

Dans la poussière des étoiles

Font éternuer les fous rires, les sourires

Les soupirs, les plaisirs en guirlande...

Le vent d'automne les a cueillis

Pour en faire une couronne épinglée

Au tablier de la nuit d'ébène...

Mes mots pleurent, embaument caressent

Les maux par ces mots...

Sur cette page immaculée.

OUARD Ward

C’était beau, n’est-ce pas ? Merci à ce poète de donner une magnifique signification aux mots. Ces mots qui s’alignaient à priori sans volonté de séduire, mais qui recueillaient tout notre imaginaire ! Tant qu’il aura des poètes, les fleurs refleuriront, les femmes seront immuablement belles, notre esprit sera conquis par le verbe et la virgule placés au bon endroit. C’était à moi dorénavant de placer les mots pour continuer mon roman. Ce ne serait pas facile, les mots se heurteraient les uns les autres, souvent contradictoires et négatifs. Puis, l’ouverture, grâce à une virgule qui ponctuerait mon idée. Ce mot serait une délivrance, il m’ouvrirait la phrase avec laquelle mes idées s’aligneraient sur le papier. Ce n’était pas grand-chose un mot et pourtant, il signifierait, engendrerait, l’idée maîtresse du chapitre suivant. C’était comme de l’huile, le texte glissait sur les verbes et les locutions. Le petit auteur que j’étais n’intervenait sur le clavier que pour soulager sa mémoire, sa réflexion. Des mots j’en avais beaucoup, mais pas toujours à la hauteur de mes pensées. Un mot, guidé par le subconscient qui venait folâtrer dans les phrases déjà écrites. Maudit ou béni, le mot était la motivation d’un riche répertoire, dans lequel l’on piochait. Seigneur, donnez-moi l’aide et le courage de continuer ce manuscrit. J’avais fait une promesse, il fallait que je la tienne. Soixante pages, ce n’était pas rien, soixante autres m’attendaient au coin du bureau. Raconter une histoire, l’écrire n’est pas de tout repos. Oh, non, que de difficultés, de ratures, d’abandons provisoires. Il est difficile de pénétrer l’organigramme cérébral, de découvrir ses entrées secrètes. Tous les mots étaient là, réfugiés, à l’abri du prédateur lyrique que j’étais. Il me fallait frapper à la bonne porte pour qu’il consente à s’ouvrir. Pouvait-il me donner le code d’entrée ? Ah, comme l’écriture était difficile, que fallait-il taper après le dernier mot ?  Un autre mot plus fluide, plus convaincant, amenant une phrase bien faite. J’étais dans ces tourments quand Abdelkader arriva. Il regarda les travaux à exécuter dans le bureau. Ce n’était pas grand-chose, à peine une journée de travail. Un sac de ciment et une brouette de sable seraient nécessaires. Il ne prenait pas cher pour son travail, une consolation. J’aurais un bureau propre. La peinture donnerait un tout autre aspect aux murs et au plafond. J’accrocherais le tableau qu’Anny m’avait offert, un magnifique tableau d’automne. Elle avait beaucoup de talents. Je pensais à une autre toile que j’aurais voulu acquérir, à mon humble avis, son chef d’œuvre, mais n’en parlons plus, c’était au-dessus de mes moyens !  Abdelkader aurait beaucoup de travaux à exécuter, plus tard… La cuisine j’avais mis le feu par négligence ; dans les salons, il y avait aussi des fissures et des murs qui se lézardaient. J’attendais également son frère pour la véranda. Fourade devait intervenir aussi pour m’enlever ce gros fil et le tube sur le mur de façade. Ils étaient reliés au moteur du climatiseur du bureau. J’en faisais une jaunisse tellement c’était laid ! Toute l’esthétique de la façade serait changée. Les   murs seraient protégés de la pluie par la véranda. À terme nous allions aussi poser du carrelage sur le mur, ce serait plus joli. La maison revivrait, aurait une deuxième jeunesse. Je savais que cela se ferait petit à petit, khatwat bikhutwa, il faudrait payer les matériaux et le travail des ouvriers.  Mieux valait ne pas y penser pour éviter de perdre la raison. J’étais de ces individus qui pensaient trop aux choses à venir. J’étais inflammable, une contrariété et hop, j’étais de mauvaise humeur.

 Les tourterelles chantaient sans discontinuer, c’était beau. Les eucalyptus devaient être heureux de ces chants continuels. De ma fenêtre, je voyais mes fleurs, elles me rendaient heureux. Les poules de Rachida caquetaient sans discontinuer. Les poussins avaient grossi, mais suivaient toujours leur mère. J’entendais les bêlements des moutons et les aboiements de Rex et Rosa. Au loin, le moteur du tracteur de Rédouane claironnait aux alentours. Je n’écrivais toujours pas, une panne sèche. Mon cerveau avait besoin de lubrifiant. Existait-il ? Hum, cette interrogation était ridicule. Une bonne sieste après un bon repas était un merveilleux adjuvant pour les idées.  Nous devions recevoir Fouzia et deux de ses amies, Aicha récurait la maison de fond en comble. Elle avait fait le ménage hier, c’était l’obsessionnel. Un grain de poussière et elle sortait l’aspirateur, le balai et la toile à laver. C’était Aicha. Je devais avouer que je ne supportais pas ces lavages successifs et excessifs de la maison. Si elle s’écoutait, elle ferait le nettoyage plusieurs fois par jour ! Dès qu’elle eut fini, elle prépara le couscous réclamé par Fouzia. Elle n’arrêtait pas, une vraie machine-outil. Elle avait une cadence de tour automatique, et assez solide pour s’astreindre toute la journée à ces tâches ménagères fatigantes. Je me demandais comment elle résistait. Je l’observais sans la déranger. Smaïn hochait sa tête, compatissant. Saïd regardait son téléphone portable, outil indispensable à la jeunesse d’aujourd’hui. Moi, je n’avais ni montre, ni téléphone portable. Leila me réclamait une tablette, je lui refusais, j’estimais qu’elle devait travailler avec sa tête. Ces instruments empêchaient les enfants de réfléchir par eux-mêmes. Neuf fois neuf, hop, ils se précipitaient sur leur téléphone portable pour obtenir la solution. Je ne voulais pas de cela. Ils devaient apprendre la table de multiplication. Cela devait venir automatiquement. Étais-je rétrograde, je ne le pensais pas. Mes deux filles étaient professeurs, elles souffraient de constater que tous ces instruments empêchaient les enfants de réfléchir. En fait, en classe, ils continuaient de jouer avec ces appareils, au lieu d’écouter le professeur. Nous étions au vingt et unième siècle, les professeurs n’avaient plus l’autorité désirée. Laissons tomber, c’était ainsi !  Le sifflement du train arriva jusqu’à nous en nous imposant le bruit de ses roues sur les rails. C’étaient des détails futiles qui interrompaient mes réflexions. Je me rendais compte que je n’étais plus dans le coup, largué, comme dirait mon copain Philippe. Il fallait que je m’y fasse ! Je m’y résoudrais avec le temps. J’étais toujours stérile, aucune idée ne  jaillissait de mes neurones. Baraka, stop, j’arrêtais pour aujourd’hui. Je m’asseyais sur le banc de la terrasse pour fumer ma pipe. Lio était venu se frotter sur mes jambes, pour contrarier Pilou, couché sur mes pieds. Le vent s’était levé, les branches des eucalyptus naviguaient de droite à gauche dans le bruissement de ses feuilles. Des fleurs de bougainvilliers bousculées chutaient, ornant le sol d’un tapis de couleur. Les nuages gris du ciel s’enroulaient et voguaient vers la Méditerranée. Ils retrouveraient Tanger et Tarifa en Espagne. Constitués de milliards de gouttelettes d'eau et de glace, les nuages étaient en réalité d'imposantes masses qui pesaient lourd. Un nuage de 100 km3 pouvait peser jusqu'à 500.000 000 kilos ! Diable, Incroyable ! J’avais encore glané cette information sur internet. Curieux qu’ils ne nous tombent pas sur la tête ! Voilà, encore illustrée magistralement, la preuve de la grandeur de la nature. Le vent ne faiblissait pas. Les eucalyptus continuaient à se balancer doucement comme une barque sur la mer. Les pigeons luttaient pour se poser sur le mur. Les poussins étaient protégés par leur mère sous ses ailes. Je voyais tout cela de mon banc, observatoire privilégié. Pilou était toujours couché sur mes pieds mais Lio avait disparu. Les nuages s’étaient amoncelés dans le ciel si bleu un instant plus tôt. Le vent faisait le ménage. De l’Atlantique, il les poussait vers l’Europe, faisait voir qu’il existait, chassait la brume et les cumulus. Et sans lui, les graines volatiles n’ensemenceraient pas les espaces vierges. La poussière s’amoncelait contre le portail qui en portait les marques. Mes cheveux se baladaient un peu sur ma tête, poussés dans toutes les directions. Le vent jouait avec tout ce qui n’était pas fixé. Les papiers s’envolaient sur le chemin et encombraient les champs alentour. Ils s’accrochaient aux poteaux des clôtures et aux fils barbelés. L’un d’eux vint chatouiller mon visage, je le repoussais d’un geste. Basta, va jouer ailleurs. Je me levais, Pilou se leva avec moi en me regardant avec curiosité. J’entrais dans la maison, le bureau m’accueillit. L’ordinateur me tendait les bras. Une fois ouvert, je commençais à taper quelques mots. Ce n’était pas génial, j’effaçais ce galimatias pour recommencer. Je manquais toujours d’imagination. Oh, la la, ce n’était pas un bon jour pour la prose. Un jour sans ! Curieux ce manque de dialogue avec les mots, avec l’esprit, J’osais espérer que ce n'était pas dû à mon âge. C’était bon de se réveiller le matin et de se dire, voici encore un jour qui m’est octroyé, un jour donné pour vivre. Un jour pour exécuter son travail quotidien. Le mien était d’écrire. Le temps n’avait plus de prise sur le déroulement de mes journées. Quelles que soient les conditions, mon bureau était un havre de paix, un lieu de réflexion. Les jours sans étaient à effacer de sa mémoire, à gommer de son esprit. J’aimais écrire, c’était une nécessité journalière, après tout un petit cérémonial quotidien. S’asseoir, ouvrir l’ordinateur, réfléchir et taper sur le clavier les mots choisis. Chaque jour, se répétaient ces petits gestes tous simples, mais nécessaires à la construction du cérémonial littéraire. C’était bête, mais j’avais besoin de la répétition de ces gestes pour entrer en action. Un mot, une virgule, un point, une phrase se terminait par la conclusion d’un chapitre. Ce chapitre devait s’ajouter harmonieusement aux autres, s’adapter à l’histoire. C’était de la musique. Pas de fausses notes, de la portée à la hauteur du regard. Le rythme s’accélérait par moment pour retomber en une litanie de notes suaves. Ainsi les mots s’ajustaient dans les lignes organisées par la pensée et s’ouvraient sur l’inconnu. Je pensais aux vers des poètes, à leur fluidité, à cette merveilleuse litanie de la pensée.

 Je vous cite un passage de Abdderrahman TENKOOL

Au seuil de l'acte poétique

La poésie est mémoire du langage et de l'Histoire. Les Arabes disaient qu'elle est leur diwan: on peut y lire leur passé, leurs gloires et leurs déboires. La poésie marocaine de langue française veut cependant aller au-delà de cette fonction d'inscription du vécu collectif et de l'espace identitaire. De texte en texte, elle cherche à faire émerger du réel une vision de soi et de l'autre totalement transformée par le jeu déroutant qu'elle opère sur le signe et sa trace, la parole et le silence, le dit et le non-dit... C'est qu'elle est conçue par la plupart des poètes d'aujourd'hui comme une aventure risquée au seuil de l'exil et de l'interdit, une mise en péril des langages institués.

Que dit cette poésie évoluant en marge des feux de la rampe, presque oubliée par les cercles de la consécration ? Elle chante les blessures d'un peuple qui refuse l'amnésie et la servitude. Ce peuple est muselé, mais son corps tatoué parle comme un livre ouvert entre ciel et terre, inaccessible à toute censure. Ses phrases tombent l'une après l'autre et s'incrustent sous forme de marques indélébiles en tous lieux de la terre natale. Le verbe du poète s'enroule dans ces traces et leur donne forme et réalité, se dresse en rébellion et installe le blasphème au coeur du sacré. A l'instar de toute poésie véritable, la poésie marocaine de langue française peut-être ainsi considérée comme un acte d'extrême hérésie bousculant les vérités de la morale et de l'idéologie.

Mais, c'est là que réside son originalité, elle n'était pas toujours à lire comme une invitation à l'émeute. Elle dépassait souvent cette exigence pour affirmer le bonheur d'écrire les plus beaux textes en hommage à ceux qui résistaient et combattaient dans l'ombre, pour que reste intacte la dignité de l'homme. L'histoire de cette poésie était d'ailleurs pleinement significative. A cet égard elle témoignait à la fois du douloureux combat que menaient les poètes marocains pour la prise de la parole, et de leur quête inlassable d'une écriture de l'écart.

Toute la vérité est dite dans ce génial chapitre de Abdderrahman TENKOOL. Les poètes marocains étaient parmi les plus grands. Ils s’appuyaient sur l’histoire cahotée de leur pays, des traditions millénaires de l’Islam, de la géographie particulière du Maroc, de leur sensibilité. N’ayons pas peur de révéler au monde que le Maroc était entré de plain-pied sur les hauteurs de la littérature et du génie. Cela ne serait pas mon cas, Dieu s’en faut, mais pourquoi ne pourrais-je essayer de leur ressembler rien qu’un tout peu ? Lire, écrire, c’était s’affranchir des obstacles qui obstruaient l’intelligence, des limites de l’ignorance. Ces gens avaient un talent fou, dès le premier mot, nous étions accrochés, attendant la résultante de la suite des mots qui s’aligneraient, bien ordonnés, se conformeraient à la logique de l’esprit. L’espace serait conquis par la plume travailleuse qui enrichirait la page de pensées positives en traçant des vers qui resteront à jamais universels. Oh, poètes, donnez- moi un peu de votre génie. Votre générosité éclabousserait mes textes, les rendrait plus clairs, plus accessibles. Juste un mot pour démarrer mon récit, une idée pour aller jusqu’au bout.  Écrire était terriblement difficile dans la recherche de l’histoire, des mots à placer. La tête n’était pas toujours au bon endroit, elle se trouvait quelquefois à cent lieues de notre imaginaire. Il fallait la rapprocher de notre univers littéraire. Cet univers était fugace, fuyant, il fallait le retenir par des options, des trucs. S’il s’échappait, il fallait courir à sa recherche comme le cheval du mokkadem. J’étais parfois malheureux de ne pouvoir aboutir, je butais sur un mur qui m’empêchait d’aller plus loin. Un mur en béton haut de trois mètres, que je ne pouvais escalader. D’un seul coup, un papillon blanc volant de fleur en fleur me ramenait mon mot, ma locution, c’était génial ! Je pouvais poursuivre, c’était la grâce. Vous n’auriez jamais pensé que c’était si difficile, et pourtant ce l’était ! L’écriture est un art, un art réservé aux artistes, aux vrais, à ceux qui manient les verbes avec dextérité et constance.  Ali, n’était qu’un trublion de l’écriture, un écrivain de quai de gare. J’en avais souvent la nausée. Ne pas être à la hauteur vous démobilisait. Heureusement j’avais quelques lectrices qui me faisaient confiance, m’encourageaient, me forçaient à continuer. Je continuais donc, malgré mes doutes et mes envies de tout arrêter. Ces lectrices me suivaient depuis le début, elles avaient lu tous mes ouvrages. Qu’elles soient bénies.  

            Leila se préparait pour aller à l’école, elle ne devait pas être en retard. Cette histoire d’école me faisait penser à mon enfance. Je n’aimais pas l’école, je n’étais pas un bon élève, toujours dans le milieu du tableau. Mon handicap était le calcul, j’avais horreur de cette matière. L'école de briques rouges aux fenêtres hautes abritait les enfants de la commune. De tous les quartiers, ils descendaient en groupes bruyants, se chamaillant jusque dans la cour. Une cloche signalait l'entrée en classe, et d'un coup, le silence régnait dans tout l'établissement. En rang, à la queue leu leu, les classes bien alignées attendaient le signal du maître. Le mien était monsieur Georges, comme il se faisait appeler. Il claudiquait jusqu'à l'estrade avec sa jambe de bois, reliquat de la sale guerre de mille neuf cent quatorze. À peine entrés en classe, chacun s'asseyait à sa place sur le banc de bois au dossier de planches raides. A la craie blanche, monsieur Georges écrivait sur le grand tableau la morale du jour. Chacun attendait, en silence, son signal. Deux coups de règles retentissant sur son bureau en frêne et la vingtaine de gamins se levaient d'un coup au pied de la table. Debout sur l'estrade, l’enseignant, toujours vêtu d'une blouse grise, nous regardait avec attention de longues secondes, puis à nouveau deux coups de règle sur son bureau, le signal immuable du début de journée, et ensemble nous entonnions en chœur les premières strophes de La Marseillaise. Nouveau coup de règle sur le bureau, nous nous asseyions tous. Moment de silence puis Monsieur Georges désignait d'un geste ample avec sa longue règle un enfant qui devait impérativement développer la morale du jour. Monsieur Georges de sa curieuse démarche, arpentait les deux allées de la classe pour étudier le thème du jour avec les enfants choisis.

            Jusqu'à 10 heures, c'était le temps du calcul, monsieur Gadari me disait- il, récitez la table de 9. Un calvaire ! Les chiffres ne m'ont jamais intéressé, arrivé à 9 fois 7, c'était l'extinction de voix. Monsieur Gadari, me disait- il, en guise de récréation, vous me copierez vingt fois la table de 9.  J'entendais les autres enfants crier dans la cour bordée de grands tilleuls, j'enrageais en silence.

            Après la récréation, place à la géographie, matière que j'aimais particulièrement, mais là, Monsieur Georges, comme un fait exprès, ne m'interrogeait jamais ! L'après- midi était difficile, dictée, grammaire, vocabulaire. A cette époque, je bégayais, j'avais des difficultés pour saisir certains mots et les écrire correctement, alors Monsieur Georges employait les grands moyens. Monsieur Gadari me disait- il, veuillez monter sur l'estrade. Pour y accéder, il fallait monter trois marches. Là, Monsieur Georges me tapait sur les doigts de plusieurs coups de règles, puis me faisait mettre à genoux sur une marche durant deux minutes, avant de me faire copier cent fois le mot incriminé. Curieusement cette méthode a porté ses fruits, j'étais devenu par la suite l'un des meilleurs élèves en français. Alors que je me croyais libéré de la tutelle de monsieur Georges, le soir, celui -ci venait à la maison. Il venait prévenir mes parents de ma mauvaise volonté dans l'apprentissage de certaines matières scolaires. Il donnait des exemples types. Mon père était à cheval sur les études, et à chaque fois, je recevais une raclée pour m'apprendre à travailler. Je ne lui en voulais pas, c'était pour la bonne cause, je n'ai jamais été martyrisé. Quelques années plus tard, j'avais passé mon Certificat d'Études avec succès, et à l'époque c'était important. Toute la famille était à la maison, oncles, tantes et parents, anxieux, avec la peur de me voir recaler. Je les avais rassurés. Monsieur Georges, ce jour- là avec un grand sourire était venu m'offrir **le Tour du Monde**, un Jules Verne de la bibliothèque verte.........comme quoi ! C’était ce genre de souvenirs qui me revenaient de temps en temps.

            Je me souvenais aussi de mes promenades avec mon père à la mare à Magny.   C'était une époque troublée. J'étais trop petit, j'avais huit ans à la fin de la guerre en 1944. A l’époque, papa, dès son service fini au poste de police de Neuilly Plaisance, se rendait en vélo jusqu'à son jardin à quelques mètres de la mare de Magny, arroser les légumes qu'il avait patiemment plantés. Il y avait des choux, des pommes de terre, des carottes, des navets, des haricots, quelques touffes de persil, de l’ail et des oignons.

            J'avais la joie d'aller avec lui chaque jeudi, assis dans la brouette qu'il poussait jusqu'à la mare.  Dès l'arrivée, je m'empressais de déballer ma canne à pêche, faite d'une branche de saule, en m'installant sur l'herbe de la berge. Là, j'asticotais les épinoches que je remettais systématiquement à l'eau, ordre de papa. A l’époque des récoltes, la brouette était pleine, je gambadais au retour à côté jusqu'à la maison de la rue Victor Hugo. Maman se dépêchait de rentrer tous ces légumes dans la grange fraîche accolée à la maison. Curieusement en cette période de pénurie, personne n'aurait eu l'idée de voler quoi que ce soit ! Les ails et les oignons pendaient par des ficelles en raphia accrochées aux poutres sous le toit, les pommes de terre et les autres légumes bien rangés sur des clayettes ! Un souvenir précis et étrange me revenait souvent, j'en ai eu bien longtemps après la signification. À l'entrée de la grange, à l'intérieur, près de la porte, était accrochée en permanence une musette, bien trop haute pour que je puisse regarder à l'intérieur. Tout le temps de la guerre, je l'ai toujours vue pendue sous la lampe. Bien longtemps après, à la mort de mes parents, une tante se décida à m'avouer le secret de famille, l'histoire de la musette ! Maman, d'origine allemande par ses parents, avait été embauchée au quartier de l’armée allemande de la rue des Peupliers. Tout un immeuble avait été réquisitionné pour l'installation de leurs bureaux, et je n'avais jamais su ce qu'étaient devenus les locataires ! Mon père, simple flic au commissariat de Neuilly Plaisance avait une double vie. Flic et communiste, il s'était résolument engagé dans la ''Résistance''. Son rôle était de divulguer les renseignements obtenus. Une tante m'avait dévoilé par la suite que lorsque l'on frappait à la porte, c'est toujours maman qui allait voir ce qui se passait. Si ce n'était pas une connaissance, Papa prenait sa musette, sautait le mur et se retrouvait chez le voisin. Que celui- ci soit béni, jamais il n'avait dénoncé mon père ! Il m’était agréable de revivre ces souvenirs, de penser à mes parents, à ma famille. 

            C’était à Rabat, La nuit disparaissait au profit d’une brume laiteuse, aqueuse, laissant filtrer les tout premiers rayons du jour. Le vendeur de fruits était là comme toujours au bord du trottoir, son chariot rempli. Depuis quand était-il debout ? Le café d’à côté venait d’ouvrir et connaissait déjà l’agitation du matin. Passaient une femme en niqab, un vélo zigzagant sur le trottoir, un camion bruyant lâchant des gaz épais qui enfumaient le quartier. On entendait le muezzin chantant l’appel à la prière de l’aube, la sobh. Au bout du village, le fleuve ne faisait que passer, se dirigeant vers l’océan Atlantique. Un pont étroit le surplombait, et sur ses rives, on voyait de larges pâtures où paissaient une centaine de moutons regroupés en plusieurs élevages. Les bergers étaient trop souvent des enfants analphabètes. Des vieillards aspiraient leur long tuyau le haschich qui les aidait à supporter la misère. Il y avait aussi de vieilles grands-mères qui ne voyaient plus le ciel, tellement l’ostéoporose les avait courbées.  Sur le pont en bois, les chariots tirés par un cheval ou par un âne irritaient les planches et faisaient trembler l’édifice. Le soleil était là, le brouillard avait été aspiré par l’astre, le ciel bleu sans nuage avait remplacé le brouillard. L’ombre du crépuscule s’étendait sur une mer agitée comme un voile mortuaire devant le soleil couchant aux couleurs futuristes d’un Dali. Je voyais les marins remonter au large les filets de sardines sur leur bateau tanguant dans le creux des vagues. Il leur faudrait encore plusieurs heures, à ces pêcheurs, pour ramasser le fruit de leur travail avant  de rentrer au port. Le muezzin de la mosquée toute proche appelait à la prière de la Maghrib. Il faisait bon à cette heure de la soirée. Assis sur le banc du quai de la Marina, je me rendais compte à ce moment de la vitesse à laquelle notre planète tournait. Le soleil d’un seul coup avait été englouti par l’océan. Une prodigieuse vitesse l’animait entraînant la terre dans sa course folle sans que nous en soyons le moins du monde incommodés.

C’était un soir propice aux réflexions sur le phénomène de la construction de l’univers, croire ou ne pas croire. Comment s’est-il construit, quand, qui ? Quel crédit apporter à l’Ancien Testament, à l’existence de Dieu le créateur unique de l’univers ? Jésus, Mohammed le dernier prophète, des continents entiers se sont soumis aux lois d’Allah, Dieu unique tout puissant, à la charia, le chemin menant vers lui, issue de la Révélation, terme largement déformé en occident en loi rigide et extrémiste. Longtemps j’ai cru au hasard dans la formation de l’univers, après être petit à petit devenu agnostique, je suis ensuite entré dans le monde des croyants. Si l’on résume très simplement l’agnosticisme, c’est « peut-être, ou peut-être pas ». Alors, croire ne peut en aucune façon me déjuger, mon raisonnement étant loin d’être linéaire. C’est celui d’un homme qui cherche son chemin depuis des lustres après une vie bien remplie. Largement tournée vers les plaisirs de la chair et de la boisson, sans doute pour museler ma voix intérieure. Mohammed le prophète avait dit que les fornicateurs, les voleurs iraient quand même au paradis, répondit-il à un compagnon. J’espérais me faire pardonner même si je n’avais jamais volé et en mon âme et conscience créé de maux majeurs à autrui.

Le quai était illuminé de la clarté vive diffusée par les lampadaires décorés d’arabesques lors du moulage des troncs, puis peints en gris argenté. La lumière se reflétait sur l’eau de mer avec des volutes de tailles diverses suivant le jeu du ressac. Un banc de poissons volait au- dessus de l’eau comme pour s’accaparer un morceau de lumière et l’emporter vite au fond de l’eau. Si le soleil avait rendez-vous avec la lune, celle-ci toute timide ne faisait voir qu’un quartier de voile blanc.

Une femme mal chaussée poussait une poussette de bébé rouillée remplie de papiers et de cartons. Arrivée tout près de moi, elle m’adressa la parole en me tendant la main ouverte, non pour me saluer, mais pour me demander la zakat, l’aumône, ce que je fis bien volontiers avec une pièce de dix dirhams. Pour moi cela ne représentait pas grand-chose, pour elle cette petite pièce signifiait un trésor. Le cliquetis du tram à son arrivée à la station me tira de mes réflexions. Je parcourais tranquillement le quai de la Marina puis les rues de la vieille Médina. M’attablant dans un café du vieux marché, je dégustais un thé à la menthe en espionnant la rue, les va et vient de cette population travailleuse d’artisans, de porteurs, de conducteurs d’engins guidés par d’anciennes mobylettes encore en service. Sur l’autre table, des consommateurs jouaient aux dominos en claquant parfois les pièces fortement sur la table. Au coin de la rue surgit le porteur d’eau avec son drôle de chapeau à clochettes, le réservoir en cuivre, le petit robinet servant à alimenter les gobelets. Il était curieux ce porteur d’eau, couvrant des kilomètres dans la journée, des Oudayas de Rabat à la Médina de Salé. J’aimais ces gens tout simples, travailleurs aimant ce qu’ils faisaient pour une toute petite pièce ne dépassant souvent pas plus de cinq dirhams. Je hélais le taxi pour rentrer, il était déjà vingt- deux heures. Une autre particularité de la région était la couleur du taxi selon le secteur. Pour Rabat les petits taxis bleus s’arrêtaient obligatoirement en limite de Salé, à Salé les petits taxis jaunes, eux aussi avaient l’interdiction de dépasser la zone géographique de cette ville. Et il y avait les grands taxis blancs qui avaient l’autorisation de naviguer dans toute la zone. Les prix étaient nettement supérieurs aux petits taxis, sauf si le taxi blanc était complet c'est-à-dire transportant six passagers ! Sorties de la Médina, les anciennes fortifications de pierres de Salé projetaient leurs masses ocres dans la lumière du boulevard. Deux portes avaient été percées dans la pierre pour accéder à la Médina et Rabat, et des consolidations avaient été réalisées pour soutenir la fortification fragilisée à cet endroit  Le taxi à cette heure, passées  les fortifications, avaient le champ libre, et la circulation était réduite. Arrivé à Saïd Hajji, mon lieu de résidence, les trottoirs revêtus de carrelage de couleur étaient de temps en temps dérangés par de petits palmiers nains plantés en leur milieu. Je n’avais pas envie de dormir, l’océan n’était pas loin, j’entendais la mer houleuse se jeter sur les falaises calcaires. Je remontais jusqu’au mausolée du marabout non reconnu en islam, mais toléré au Maroc. Bâtiment de pierres rond où serait enterré d’après certains un saint homme, là encore non reconnu par les croyants ne reconnaissant qu’Allah et son prophète Mohamed. Cet endroit, non éclairé la nuit, reflétait et diffusait une ambiance curieuse de paix, de sérénité.  Sa rondeur transpirait à travers les rayons lumineux de la lune blanche. Je n’étais pas seul dans cet espace, des personnes assises sur de grosses pierres discouraient sur les matchs de foot, sport roi au Maroc, à côté d’un feu de braises qu’ils avaient allumé. Un vieil homme tirait une petite charrette garnie de grilles usagées et le grésillement des saucisses sur le feu embaumait et sollicitait les papilles de ses futurs clients. Il devait être minuit. D’un seul coup, le vent se leva, balayant sur la zone, papiers et cartons de toutes sortes, amenant de la fraîcheur. Tel un bateau, je mis toutes voiles dehors pour rentrer chez moi, anticipant la fabrication d’un thé à la menthe.

J’étais de retour à Gueddari dont mes pensées m’avaient éloigné. Leila avait envie de viande hachée dans du pain.  Nous nous sommes arrêtés chez le cousin d’Aïcha, où elle choisit soigneusement son morceau. La viande fut finement hachée,  intimement mélangée aux aromates et compressée à la main avant d’être posée sur le grill, elle allait cuire doucement. Ceci fait, elle fut glissée entre les tranches de pain. Leila s’en empara et commença à dévorer son repas. Ce fut notre tour ensuite. Leila commanda du coca-cola, nous de l’eau gazeuse d’Oulmes. Nous restâmes assis près d’une heure à dévorer notre casse-croûte. Le boucher vint faire la causette avec Aïcha. Des histoires de famille, la maladie de la maman, difficile à soigner. Les difficultés de trouver un aide, car son frère ne suffisait pas à la bonne marche de l’établissement. Histoires banales, de tous les jours, mais importantes pour maintenir la qualité de la boutique. Presque tous les commerçants se plaignaient de ne pas trouver une main-d’œuvre compétente. Il y avait beaucoup de demandes, mais un manque certain de qualification. Couper un bœuf en morceaux n’était pas à la portée du premier venu. Dans une toute petite échoppe d’un mètre carré cinquante, Hassan était assis sur une chaise bancale toute la journée à réparer les vêtements. Sur sa vieille machine à coudre, il faisait défiler les chemises, les vestes et les pantalons à réparer. C’était le couturier de service. C’était bien pratique dans un village. Il cousait les couvertures, les housses, raccommodait des chaussures usées jusqu’à la corde. Il en changeait la semelle en collant et clouant une semelle découpée dans une plaque de cuir de vingt centimètres carrés en suivant le modèle désiré. Yacoub était installé dans une toute petite ruelle de deux mètres de large. Juste en face du médecin, il réparait les machines à laver, les frigidaires, les postes de télévision, les aspirateurs. C’était le mécanicien des instruments domestiques. Le village c’était aussi cela. Il existait une multitude de petits métiers utiles à la population. Les chariots attendaient comme des taxis pour amener les paysans à domicile, les dits taxis refusant d’emprunter les chemins de terre. Dociles, les chevaux attendaient, un sac d’avoine attaché sur la tête pour leur permettre de manger. Ensuite, sous la conduite de leur cocher souvent très jeune, avec une dizaine de personnes montées sur le chariot, ils rejoindraient leur douar d’origine. Les chevaux ferrés glissaient sur l’asphalte lorsque le cocher les faisait avancer au trot. Ils trouvaient le moyen de s’immiscer entre deux camions au ralenti sous les hé, hé du cocher et le bruit du fouet. La vie du village était particulière, elle ne ressemblait en rien à la ville. Ici, tout le monde se connaissait, se côtoyait et se congratulait. Le village était le reflet de ses habitants dans leurs habitudes les plus humbles. En revenant à la maison, nous avons vu un chariot bousculé par un camion, et un pauvre cheval mort. Le chariot n’avait pas de signalisation à l’arrière, le camion l’avait vu trop tard. L’animal n'avait pas survécu au choc. C’était aussi un drame au Maroc. La signalisation était trop souvent absente. Les motocyclettes, les vélos, les chariots n’avaient aucune signalisation la nuit. De terribles accidents survenaient, comme celui-ci. Le cocher aussi aurait pu être tué  heureusement ce n’était pas le cas. Seul, le brave cheval avait été occis. Il était resté plusieurs jours au bord de la route avant d’être enlevé. La sécurité n’avait pas beaucoup d’importance au Maroc. Les casques de moto étaient pratiquement inutilisés. Les piétons la nuit n’avaient pas de lampe de poche. Ils risquaient de se faire faucher sur la route. La circulation était dangereuse, les automobilistes, ne s’occupaient pas des priorités. En ville c’était infernal, la circulation en double sens ou en sens interdit n’était pas rare. C’était le Maroc ! Nous y étions habitués. A la campagne c’était une autre technique, un chariot débouchait d’un chemin sans crier gare. Nous devions être très prudents à la place des autres. Rentrés à la maison, nous avons raconté cet accident qui m’avait choqué. J’en étais encore tout retourné. Leila pleurait la mort du cheval. Elle vint se réfugier sur mes genoux pour se faire câliner avant de se coucher. Je n’étais pas bien, je décidais également d’aller au lit. J’eus du mal à m’endormir, je me retournais plusieurs fois dans les draps, sans succès. Il était tard quand mes yeux se fermèrent enfin. A six heures du matin, mal réveillé avec un mal de crâne épouvantable, j’avalais un Doliprane, puis j’allais à la douche avant d’avaler mon petit déjeuner dans la cuisine. Ma tête résonnait comme le tambour de la fanfare. Cela ne se calma que grâce au comprimé. C’était un médicament génial. Je sortis pour admirer mes bougainvilliers et écouter le chant des tourterelles. Le bruit du tracteur de Rédouane résonnait dans le douar, il ne chômait pas ! Je le voyais aller et venir dans le champ, toujours accompagné d’une multitude de pique-bœufs. Il labourait la terre. Le socle de sa charrue renversait la terre sur tout un côté en traçant un sillon profond. Jusqu’au soir il taillerait la terre, le soc de la charrue n’abandonnerait pas le travail. C’était un outil costaud auquel on pouvait demander beaucoup. Certaines fois, il heurtait de gros cailloux, produisant du bruit et des étincelles. Le bon acier pouvait s’engager dans n’importe quelle terre. J’aimais regarder le travail de ce bourreau de travail, méthodique, qui connaissait depuis l’attelage de la charrue au tracteur, le temps nécessaire pour réaliser la totalité de l’ouvrage. Pas besoin de montre, tout était dans sa tête. A peine prenait-il le temps d’avaler un verre de thé à la menthe. Il revenait chez lui, et on avait l’impression qu’il avait fini, mais non, dix minutes plus tard, il revenait avec une faucheuse de luzerne. Jamais il ne s’accordait un temps de repos. S’il était fatigué, il n’en parlait jamais ! Tous ces paysans étaient des costauds, des hommes forts, solides, de Rédouane à Arabie. J’étais admiratif devant la longueur de leur journée et les durs travaux qu’ils exécutaient. Je n’aurais pas été capable de faire leur travail. Arabie était un colosse qui se tenait droit sur ses jambes, la Térésa posée sur sa tête à un mètre quatre-vingt du sol. Rédouane était moins grand, mais tout aussi solide.

Ali, lui avait du mal à marcher, il se servait d’une canne. Il avait des pertes d’équilibre. Je ne pouvais pas marcher bien longtemps, il fallait que je m’asseye au bout de deux cents mètres. Aicha, Rachida trottaient au souk durant des kilomètres en  allers-retours qui me semblaient superflus. Elles portaient des sacs lourds et bien remplis au bout de leurs mains. Tous ces gens-là étaient bien plus forts, plus solides que moi. J’en avais comme une sorte de honte. J’en avais parlé à Driss qui m’avait consolé en me disant : tu as quatre-vingt-six ans, mon frère, que veux-tu encore ? C’était une bonne leçon.

J’étais sorti avec Aïcha pour aller voir des amis à Sidi Yayha du Gharb, un gros village sur la route de Fes. Il me plaisait bien, il y avait beaucoup de commerçants et les rues étaient toujours propres. Je ne pouvais m’empêcher de le comparer avec Dar Gueddari. Les amis nous avaient accueillis avec plaisir. Nous étions venus voir le nouveau-né. La fille de la famille Zara avait accouché d’une petite fille qu’ils avaient appelée Mouna. Toute la famille avait beaucoup de projets pour cette petite. Zara  servit le thé à la menthe avec des petits gâteaux. Je n’en pris pas à cause du sucre. Je bus de l’eau. Il se faisait tard, nous retournâmes à Gueddari. Aïcha fit des courses en arrivant au village. Une querelle avait lieu devant la pharmacie, beaucoup de cris et d’invectives, mais heureusement pas de coups. Nous ne nous sommes pas arrêtés et avons filé jusqu’au douar. Leila me sauta au cou et me montra sa note en arabe, obtenue à l’école. Elle avait eu un sept, je la félicitais. Elle s’en retourna toute contente, en chantonnant. Je pris ma blague à tabac, et j’entendis : j’ai du bon tabac dans ma tabatière, chantée par mademoiselle Leila, heureuse de me jouer un tour. Je remplis ma pipe, l’allumais et rejetais la fumée par la porte d’entrée. Tout allait bien, Wallid se portait bien, la maman aussi. J’allais m’asseoir sur le banc, mon coin favori après le bureau. Le crépuscule était venu, l’on distinguait encore les formes des arbres, déformées par la demi-nuit. Les grenouilles croassaient dans la mare. Elles avalaient les moustiques en grand nombre, excellente chose. La nuit était là, cela allait très vite, Driss alluma les lumières du jardin, qui éclairaient toutes les fleurs et la façade de la maison. Je me demandais ce qu’Aïcha avait confectionné pour dîner ce soir ? Leila avait mis la table sur la terrasse avec les verres et l’eau de source. Aïcha arriva avec un tagine bouillant, tenu dans une serviette pour éviter de se brûler.  Elle souleva le couvercle. Surprise ! Elle nous avait préparé du canard. Les légumes étaient parfaits, des haricots blancs à la graisse de canard. Ce fut un beau, un merveilleux dîner. J’adorais les haricots, blancs ou rouges. Il y avait beaucoup de recettes avec ces légumes nourrissants, qui s’apprêtaient avec presque tout. Viandes, saucisses, gibiers, volailles et j’en passe ! Un coup d’œil sur internet m’avait appris qu’ils possédaient notamment : 8 grammes de protéines, 21 grammes de glucides, 0,5 gramme de lipides, 4 grammes de fibres, 35 milligrammes de magnésium, 50 mg de Calcium et 2 mg de fer pour 1 kilog de haricots!  C’était impressionnant. Cela m’avait amusé de noter tous ces éléments sur le papier qui n’avait rien à voir avec mon roman. Comment dit-on déjà, en aparté ?  Nous nous étions d’autant plus régalés que le canard n’était pas une viande souvent servie chez nous. Je quittais la table pour me mettre au bureau, j’avais besoin de rattraper le retard pris dans mon texte. Il me fallait avancer. J’étais décidé à taper un grand coup. Vlan, le clavier allait rougir devant la tâche de travail qu’il allait accomplir. Pan, pas de pitié, les verbes devraient s’aligner sous peine de condamnation linguistique. Alors, il ne fallait pas m’ennuyer de trop, c’était dit, j’allais travailler !  Les mots coulaient, courraient sur le papier, j’avais trouvé la bonne formule. C’était réconfortant, je revivais sous le jaillissement des idées, des souvenirs et des mots. Les phrases s’alignaient, concordaient, s’ajustaient. Elles s’allumaient en arc de triomphe, lumineux, elles étaient là, à cause de moi, pour moi. J’étais ravi de retrouver ma verve, mon imagination et ma fantaisie dans la parole. J’étais heureux. J’allumais une seconde pipe, assis sur mon fauteuil à roulettes avec lequel je pouvais me déplacer confortablement. Je voulais continuer, utiliser adroitement conjugaisons et compléments, inventer et placer au bon endroit les idées. J’étais persuadé d’y parvenir. Mon cerveau imaginait des situations qu’il me fallait examiner avant de les écrire. Parfois nous avons des idées farfelues qui viennent bonifier nos écrits. Rien de négatif, lorsque l’on sait en saisir le sens. Ceci étant dit, je me sentais dans tous mes états, prêt à continuer dans de bonnes conditions mon manuscrit. Je ne sais pourquoi, ces changements d’humeur m’amenaient souvent au sommet du plaisir. En littérature le plaisir est souvent discret, timide, mais il est là au tournant d’une phrase, à la pose d’un verbe.

Je quittais mon bureau pour m’asseoir sur le banc. Je regardais le ciel pour qui j’ai beaucoup d’amour. Son merveilleux décor qui changeait chaque jour et parfois à chaque heure, du bleu velouté au gris noir annonciateur d’orages et de pluies. Les nuages ténébreux qui filaient vers l’est et s’étiraient infiniment avant de disloquer puis de se reconstituer. Le ciel qui nous donnait la pluie bienveillante et nourricière. Deux éléments berçaient notre vie, le ciel et la terre, ces deux entités qui avaient donné tant d’imagination aux poètes.

 Driss était revenu et avait aussitôt sorti ses moutons dans la prairie. Les animaux n’attendaient pas. Leila avait suivi Driss dans le pré pour accompagner les moutons . Un fait divers faisait beaucoup parler à Gueddari cet après-midi. Un gendarme avait tiré sur un forcené et l’avait blessé au bras, à la suite d’une altercation entre un agriculteur et le fils d’un voisin. Malgré sa blessure, l’homme fut menotté avant d’être envoyé rapidement à l’hôpital de Kénitra, sous la garde d’un gendarme et en compagnie d’Amghar pour des soins et la pose d’un diagnostic Le diagnostic fut rapide, pour les deux protagonistes, la radiographie donnait une image parfaite de la blessure. Une balle était entrée dans le biceps, il fallait opérer. Le gendarme s’attendait à des complications avec sa hiérarchie. Le village était en proie à des bruits contradictoires. De retour à Gueddari, devant deux officiers, Amghar Sédeyef narra cette histoire. Arif le fils de son voisin était connu pour ses violences et un comportement belliqueux. Les gendarmes avaient été appelés pour mettre fin au conflit qui les opposait : Arif ne supportait pas de voir Amghar dans les parages du champ de son père. Il ne supportait pas non plus qu’Amghar pose son vélo sur la clôture du champ. Des petites choses qui auraient dû se terminer très vite et sans violence. Les gendarmes négocièrent, mais Arif sortit un couteau de vingt centimètres de long, un couteau pour la canne à sucre. Il frappa Amghar à la poitrine, heureusement pas profondément. Devant cet acte et le risque de réitération, Le gendarme Hamza sorti son pistolet et tira un coup dans le bras d’Arif.  La plaie d’Amghar, stérilisée et protégée par une bande stérile, n’était pas grave, il s’en était bien sorti ! Les témoins confirmèrent les dires du gendarme, mais dans ces sortes d’affaires, un tribunal militaire tirait les choses au clair. Un mois après, à Sidi Kacem Amza fut convoqué devant le tribunal. Les grands officiers étaient présents, portant leurs décorations.  Pour la nième fois, Amza raconta son histoire. Elle avait été contrôlée par son collègue et la foule. Il n’y avait rien à lui reprocher, mais ce n’était pas suffisant. Un gendarme doit garder son self contrôle. Adjudant Amza, déclara le colonel Abouch en se levant, vous auriez éviter de tirer. Vous allez être muté dans un village de l’Atlas. Vous serez seul, et jouerez le rôle d’administrateur judiciaire. Si un cas vous dépasse, prévenez votre hiérarchie. Dès aujourd’hui, vous êtes nommé adjudant-chef. Vous rejoindrez dès demain, accompagné par un militaire, le village de Bou Amzel, vous entrerez en service immédiatement, relié à l’était major par la radio. C’était la méthode trouvée pour éviter de faire des vagues, l’on mettait un jeune homme qui avait fait son devoir dans un trou perdu de l’A1tlas. Bon, no comment ! J’avais de la peine, mais cela venait de beaucoup plus haut. C’était facile, on expédiait dans la montagne un cas difficile, du vent et n’en parlons plus. J’essayais de me détacher de ce cas douloureux pour retourner à mes lignes, à mes occupations. C’est curieux comme dans un village tranquille, il pouvait y avoir quelques pages sombres. Je pensais à ce jeune gendarme éjecté sur le plateau de l’Atlas sans pouvoir dire quoi que ce soit. La hiérarchie militaire c’est la grande muette ! Le grand silence, un drap était projeté sur lui, et dans quelques mois tout serait oublié, c’était destructeur ! Les officiers continueraient à danser avec les belles dames, pendant qu’Amza viderait l’écurie. J’en avais assez des injustices, mais je ne pouvais rien faire. Le pauvre Amza finirait sa vie dans ce village de l’Atlas, sans avenir, ravagé par le remords et les regrets. C’était difficile de se détacher d’un cas difficile, mais il le fallait bien.

Le jour avait un goût amer, mais le repas d’Aïcha allait ramener un peu d’optimisme  sur nos papilles. Les fleurs se balançaient doucement et donnaient une belle image de notre planète. Les hirondelles du toit chassaient les mouches sans discontinuer pour nourrir leurs petits. Les canards  glissaient majestueusement sur la mare du jardin. Les moineaux se baignaient dans les flaques d’eau avec ravissement. Lio évitait de s’avancer, prudent, ne dit-on pas « Chat échaudé craint l'eau froide « ?  Les grenouilles plongeaient à l’arrivée des prédateurs. Le merle, dans son habit du dimanche d’un noir absolu, guettait du haut de sa branche les vers et les grosses fourmis. C’était toute une société. Les fourmis, les mouches, les grenouilles, les papillons, les canards, le merle, il devait y en avoir d’autres. Les paons de la voisine s’étaient installés dans la cour, sur la terrasse. Nous les laissions prendre leurs aises, ils ne causaient aucun dégât. Je m’installais enfin sur le banc de la terrasse pour fumer une pipe. Cela semblait bon, il y avait longtemps ! Je jetais du pain rassis aux poules de Rachida ravies de ce menu. Les pigeons du Mokkadem, lorgnaient par ici, au cas où ils pourraient prélever leur part. Soudain, une visite, un triporteur…Je vis tout de suite la surprise, l’arrivée de notre mignon petit âne. Il allait falloir le dresser gentiment, sans brutalité. Cette bête serait choyée adorée. J’aime les ânes, des animaux merveilleux, intelligents, trop souvent maltraités. Je l’avais acheté tout petit pour que Leila puisse monter dessus et se promener dans le douar. Il faudrait acheter un gros biberon chez le vétérinaire pour continuer à l’abreuver avec du lait et supplémenter l’herbe de la prairie. Quand il serait assez solide, nous pourrions l’atteler à la petite voiturette en tôle. A Leila le plaisir de lui trouver un nom ! Il faudrait aussi rapidement lui construire une écurie pour qu’il soit à l’abri la nuit et les jours de pluie. A la campagne, des branches d’eucalyptus, des tôles et basta, ce serait vite fait, bien fait ! Je voulais aussi planter à côté de l’écurie, des mandariniers et des citronniers. Les oiseaux seraient contents et moi aussi. Tout devait être vert, c’était mon slogan. Me voilà propriétaire d’un petit âne, j’étais en joie. J’allais également planter des dahlias, une fleur qui a débarqué en France au 19ème siècle, pour nourrir la population, son tubercule au goût d'artichaut pouvant remplacer la pomme de terre.  Au fil du temps, sa grande beauté en a rapidement fait une fleur d’ornement ! Plus de 40 000 hybrides étaient dénombrés dans le monde, il y en avait pour tous les goûts. C’était une jolie plante, facile à cultiver.

Puis, sans transition, j’ai écrit un poème sans rimes pour trouver une idée.

 

ELLE N’ATTENDRA PAS LE MATIN

 

Il cherche, il cherche

Mais elle n’est pas là

Il y met de la bonne volonté

De bonne heure

Le matin

Sitôt levé

Il lève les yeux

Subtile

Elle a déjà quitté son lit

Ne reste qu’une aube pâle

Désuète

Le jour s’inquiète

est-elle passée ?

La verra-t-il un jour ?

La nuit subtile

Se dilue avec les étoiles

Elle fait la belle

Elle se fait attendre

Le jour s’impatiente

Il lui envoie des éclairs dorés

Des arcs en ciel

Lui offre des oasis

Perles rares

Au milieu des déserts.

La nuit parfumée

De jasmin et de roses

N’attendra pas le matin !

Je l’ai déjà dit ce n’était pas du Verlaine, tant s’en faut. Simplement des mots d’Ali sur le papier. Cela me donnait le temps de réfléchir quant à la suite de mon récit. Veuillez excuser ces petits mots sans valeur jetés comme cela de travers sur le papier. 

            Le portail s’ouvrit bruyamment sous la poussée de Driss. Sur sa mobylette il avait attaché un sac de farine. La ficelle dénouée, il porta le sac sur son dos jusqu’à la cuisine de Rachida, une farine de qualité destinée à confectionner le pain. Il vint s’asseoir sur le banc à côté de moi, étendit ses jambes qui devaient le faire souffrir. Il fit quelques mouvements d’épaules et de bras pour se débloquer les muscles. Il resta quelques minutes ainsi, puis alla voir ses moutons. Revenu sur le banc, il regarda le jardin et les fruits qui poussaient. Il pensait qu’il pourrait bientôt les consommer. Il n’y avait aucun produit sur mes fleurs ou mes arbres, tout était naturel. Ils étaient à consommer nature. C’était devenu rare avec les traitements effectués par les agriculteurs. Ici, rien de tout cela, les seuls traitements étaient à base de bicarbonate de soude avec de l’huile d’olive. Rien de dangereux, un traitement trouvé dans une rubrique de jardinage. Deux litres d’eau avec deux cuillères d’huile d’olive, c’était suffisant ! Cela fonctionnait bien. L’huile d’olive permettait de coller le bicarbonate de soude sur les feuilles, les fleurs et ensuite les fruits.  Traitement facile et peu onéreux. J’étais écologiste sans le savoir. Les insectes, les papillons s’en portaient bien. J’étais content de les voir sur les plantes. Que fallait-il de plus ? Les fleurs aquatiques qui cernaient la mare aux canards enjolivaient le jardin. Les deux eucalyptus étaient splendides, ils montaient tout droit vers le soleil. J’avais un beau jardin, un jardin à mon goût, un jardin qui me ressemblait beaucoup. Aïcha était venue jeter un coup d’œil. Elle avait l’air satisfaite) de l’harmonie qui y régnait. C’est vrai que nous y avions mis le temps, mais le jardin était à la fois précis, organisé, et plein de fantaisie.

J’aimais la musique, j'avais fait une découverte ce matin qui m'avait chamboulé par la beauté du texte et de la mélodie. Je ne connaissais pas cette chanson, Inch’'Allah par Salvatore Adamo et Maurane. Écoutez-la sur internet, écoutez-la pour la Palestine, ses enfants. Aucune attaque contre Israël, c'était très bien fait, Ecoutez cette chanson, dites-moi ce que vous en pensez. Elle me donnait des frissons. Ecoutez-la, elle est sublime ! Ces artistes remuent notre âme avec ces mots venus du cœur, merci à eux. La Palestine est trop souvent oubliée, mise sous le boisseau par les dirigeants Israéliens depuis longtemps. Ces deux peuples devraient vivre ensemble, en paix. Je condamnais toute l’hypocrisie qui entourait la politique d’Israël avec la colonisation des territoires. J’espérais un règlement pacifique et juste pour les deux pays. J’avais dans la tête la musique de Carmen. Je ne savais pourquoi cet opéra de Bizet m’était revenu à la mémoire. Je décidais de le faire écouter à Smaïn, qui écouta avec moi ces deux heures de musique grandiose. Cela m’avait fait plaisir d’écouter ensemble ce chef-d’œuvre.

Fourade arrivait avec sa moto, il la mit sur son trépied et vint s’asseoir avec nous sur le banc. Aïcha ne tarda pas à arriver avec le thé à la menthe et les petits gâteaux. Chacun se servit et se resservit avec plaisir.  Le petit âne était attaché au pilier de la porte, Leila décida de l’appeler Djamel. C’était dit, il était baptisé. Cette petite bête allait être heureuse avec nous, elle était déjà caressée, embrassée sur son museau tout blanc. Elle sentait qu’elle était dans une bonne maison. Les animaux devraient faire partie de la famille. C’est une nécessité du moins pour moi ! Il faudrait attendre pour l’atteler, car il était encore trop jeune. Leila adorait lui donner le biberon qu’il tétait goulûment. Dans un mois ce serait terminé, il serait définitivement nourri avec l’herbe de la prairie auprès des moutons de Driss. Fourade était venu nous dire qu’il y aurait beaucoup de prises à acheter pour terminer l’installation électrique de la maison. Nous nous en doutions. Pour déplacer le tube et le fil du moteur de la climatisation de bureau, il faudrait acheter un tube et un fil de raccordement. Cela prenait forme. Tout ce petit monde formait une belle famille. J’étais heureux de la tournure des évènements. Nous attendions toujours le devis de la véranda, le point chaud des travaux. Je pensais à d’autres ouvrages à réaliser, tels que la sécurisation de la terrasse d’en haut qui serait faite en temps utile…. Je craignais toujours qu’Aïcha ou Leila tombent sur le carrelage. Lio avait sauté sur mes genoux d’un air conquérant. Pilou, lui, n’avait pas bougé d’un centimètre de mes sandales, allongé de tout son long. C’est ma place, semblait-il me dire. Rédouane semblait mal à l’aise,           avait-il un problème à aborder avec nous? Il se décida : je vais avoir beaucoup moins de temps à vous consacrer. Je vais suivre un an d’étude pour obtenir mon bac professionnel, et si je réussis, je pourrai me mettre à mon compte. Nous approuvions son initiative, il n’est jamais trop tard pour étudier. Mabrouk Fourade, bravo, nous sommes avec toi. Son frère l’avait fait et avait réussi. C’était un bon exemple ! C’en serait fini des petits boulots au noir.  Nous ferions une prière pour sa réussite. Il passait la main sur sa tête, un peu incertain. Mais il était courageux, tenace, savait travailler, et il réussirait. Il remonta sur sa moto et quitta le douar suivi par une nuée de pique-bœufs indisciplinés. Fourade à l’école, c’était une bonne chose. Il avait du courage et de la détermination. Après son départ, nous discutions sur son nouveau parcours, ponctué par un examen, le bac professionnel ! Nous le soutenions tous fortement et ne le voyions pas échouer. Ces garçons de la campagne s’investissaient dans des études ans à trente ans passés. Il fallait une forte motivation, une volonté à toute épreuve pour aboutir à la réussite finale ! « C’est un mec », aurions nous dit vulgairement en France. J’allumais une pipe et entrais dans mon bureau. Le clavier de l’ordinateur attendait que je fasse frémir ses touches. Lesquelles, par lesquelles commencerais-je ? Quae est quaestio ! C’est beau le latin, mais il ne faut pas en abuser. Je n’avais toujours pas d’idée, j’avais beau tirer sur la ficelle, rien ne venait. Il fallait pourtant que je me décide à écrire un premier mot. Je piochais dans mon cerveau sans trouver la solution. J’étais vide, il n’y avait rien, pas même le mot le plus futile. C’était lourd à porter, je n’y pouvais rien. Pas un verbe, pas un mot ne jaillissait, Ali était dans un coma littéraire passager. Il fallait abandonner ! En ce moment j’avais beaucoup de passages à vide, un vide sidéral qui m’avait envahi. A moi de régler ce problème, aider la roue à tourner, et si elle tournait, qu’elle tourne dans le bon sens. Dans le sens des mots et des locutions avec des verbes bien choisis. Je lançais la roue, allait-elle s’arrêter ? Le mot chance, pas mal pour repartir à l’aventure ! La chance, j’avais de la chance de vivre à la campagne au milieu d’une famille unie et de ma petite Leila. Cette campagne entourée d’arbres et de fleurs et de brebis affamées. Cette campagne qui s’étend sur des kilomètres le long du fleuve Sébou. Cette campagne qui produit de merveilleuses bananes et du riz jaune, du côté de Sidi Alal Tazi. Les champs bien tirés, géométriques de chaque côté des routes et chemins. Souvent recouverts de grandes guitounes qui couvrent et protègent de fragiles légumes. Des petites collines surplombant la platitude du Gharb. Les mosquées tout en haut, entourées d’une dizaine de maisons. La chance, elle appartenait à peu de personnes, choisies par Allah. La chance de vivre à Dar Gueddari ce village dégoûtant, sale et si beau à la fois. Notre forêt du douar entourant nos maisons d’arbres lestés de fruits. Les grands eucalyptus se balançant au gré du vent. La ligne de chemin de fer à grande vitesse reliant Casablanca en deux heures. Les deux paons se pavanant sur les murs en faisant la roue. Si ce n’était pas de la chance cela, que serait-ce ? ana 'asaru, j’insistais, cela se nommera la chance !

Le camion du voisin se gara à côté de chez lui pour repartir vers le souk le lendemain matin de bonne heure. Il avait repeint son camion, comme neuf, d’une couleur rouge flamboyante. Ses roues étaient peintes en noir. L’intérieur de l’habitable avait été peint en jaune. Il descendit difficilement de sa cabine et alla directement vers sa maison, une grande maison de briques à un étage. Il possédait deux vaches et une dizaine de moutons avec autant de poules. Il avait une grande famille et travaillait beaucoup. Chaque jour il partait à cinq heures du matin pour se rendre dans un souk régional qui pouvait se trouver à soixante kilomètres de Dar Gueddari. Il était aimable, toujours souriant. Nous l’appelions le bienfaiteur pour sa gentillesse avec les gens pauvres et les mendiants. Son camion était toujours garé sous l’immense eucalyptus qui avait poussé devant sa maison. Il disait qu’il était protégé. Il n’avait pas de jardin, par manque de temps, car il revenait toujours très tard. Il avait juste un oranger dans sa cour. Sa maison était peinte en blanc du bas en haut de l’édifice. Il la repeignait à la chaux tous les ans. Son toit était en tuiles plates, ce qui était inhabituel dans le douar, les toits étaient en béton. La jolie mosquée, peinte en rouge foncé, à quelques encablures du douar,  rythmait les prières du jour. Le vendredi, tous les hommes après leurs ablutions y entraient pieds nus pour écouter l’imam. L’homme de Dieu distillait des paroles de paix et de sagesse. Ensuite, ils se séparaient pour manger le couscous en famille. Le vendredi était jour de repos, sauf pour Rédouane qui continuait à manœuvrer son tracteur dans les champs d’à côté. Les pique-bœufs le suivaient immuablement. La table était dressée sur la terrasse avec le banc et les fauteuils en plastique. Aïcha apporta la théière emplie de thé brûlant à la menthe et les petits gâteaux. Cela faisait toujours plaisir aux invités. Moi, c’était ma tasse de café. Les conciliabules allaient bon train. Le boucher avait changé d’étal, le pharmacien avait mis des fauteuils à l’extérieur de la boutique pour que les clients se reposent. Le mécanicien avait embauché un jeune apprenti et les gendarmes avaient changé d’uniforme. Les anecdotes n’arrêtaient pas, n’golo n’golo disait Saïd. Aïcha alla rechercher une autre théière. Les bougainvilliers envahissaient la tonnelle de leurs magnifiques fleurs. C’était un bon jour. Il y avait une admirable fleur bleue au milieu des bougainvilliers, j’ignorais ce que c’était Fourade les trouvait splendides, j’étais content. Driss se leva pour accompagner ses moutons dans le pré voisin. Leila l’accompagna en sautillant. Wallid était bercé par Rachida, blotti contre sa poitrine. Tout allait pour le mieux. Le triporteur arriva dans un tohu-bohu de clochettes. Les femmes se précipitèrent pour voir ce qu’il avait à vendre. Rachida revint avec de l’eau de Javel et du produit pour la lessive. Le triporteur avait fait demi-tour, et Aicha était partie préparer le dîner. On entendait des bruits de casseroles dans la cuisine. Les parfums seraient pour plus tard. Smaïn travaillait seul. Préparant un examen important de l’université, il repartirait à Fès en juin. Il allait nous manquer. Au moment de se mettre à table, un motocycliste entra dans la cour. Il posa sa moto sur son trépied. Qui était cet individu ? Il enleva son casque, ses cheveux retombèrent sur ses épaules, Jamila, dit Aïcha, en voilà une surprise ! C’était une nièce d’Aïcha de Kénitra, il y avait des années que nous ne l’avions vue. Elle vint embrasser toute la famille. Oui, ma tante j’avais envie de vous voir. Elle nous demanda l’autorisation de se changer, et quand elle sortit de la salle de bains, chacun resta muet. Nous nous trouvions devant une jeune femme moderne, habillée d’une jupe qui descendait à la limite des mollets et d’un corsage laissant supposer la présence de rondeurs agréables. Dans les villes, de plus en plus de jeunes femmes s’habillaient ainsi. Les robes longues disparaissaient pour laisser la place à l’élégance. Jamila travaillait dans un service de recherches de la police. Personne ne lui posa de questions sur son travail. Aïcha lui demanda quand nous allions venir à son mariage ? Oh, ma tante pour le moment, il n’en est pas question, je n’ai pas encore trouvé l’homme de ma vie. Elle avait faim et avala rapidement son repas, terminé par un thé à la menthe bien sucré et bouillant avec des petits gâteaux au miel. Les discussions allèrent bon train jusqu’à une heure du matin. Toute la famille alla se coucher. Le lendemain matin, dans des odeurs de thé à la menthe et de café, la famille était réunie autour de la table. Jamila avait changé de nouveau ses vêtements.  Elle avait mis un corsage à fleurs retombant souplement sur sa jupe blanche. Elle était très jolie, c’était étonnant qu’elle n’eût pas trouvé encore chaussure à son pied. J’avais lu, quelque part, que les jolies femmes attiraient par leur beauté, mais nullement pour ce qu’elles avaient à l’intérieur. C’était sans doute le cas de Jamila ! Les hommes devaient avoir du fil à retordre avec Jamila. Elle avait du caractère. Cela devrait lui servir dans son travail. Nous étions contents de la revoir, c’était une jeune femme agréable et intelligente. Elle avait de la discussion et des connaissances. Elle savait dialoguer, amener des idées et les défendre. C’était sans doute le résultat de ses études à l’école de Police. Analyser, cerner les problèmes et  être capable de défendre ses prises de position. Je vais vous quitter en fin de matinée, nous dit-elle. Elle avait remis son équipement de moto, relevé ses cheveux, et emboîté son casque. Sur un geste d’au revoir, elle disparut sur le chemin de terre dans la fumée du pot d’échappement.

Toute la famille avait été contente de la revoir. Cela m’avait donné l’idée folle d’écrire une nouvelle policière sous le nom de : Jamila commissaire de police. Lorsque j’avais un trou pour écrire sur mon roman, j’écrivais une page ou deux à son sujet. C’était déconcertant écrire deux manuscrits en même temps. C’est à la fois intéressant et amusant de constater dans ces moments-là une certaine corrélation d’esprit. Les idées se transmettaient de l’un à l’autre manuscrit, se traduisaient par des mots et finalement se ressemblaient. La première période de Jamila commissaire était dramatique. Elle avait été gravement blessée par un voyou, lui-même abattu par les deux inspecteurs qui accompagnaient leur chef. Menée très rapidement à l’hôpital Maréchal Lyautey, Les premiers examens effectués rapidement à l’hôpital Lyautey où elle avait été transportée démontraient que cet établissement n’était pas en mesure de réaliser une opération cardiaque. Il avait fallu faire appel d’urgence au professeur Mohamed Khaleb de Rabat, éminent cardiologue, pour opérer Jamila. Après ces absurdités littéraires, j’allais fumer une pipe dans le jardin. L’histoire de Jamila m’avait échappé et je voulais revenir à mon manuscrit. Il ne fallait pas que je me laisse aller à l’oubli de ce premier roman qui me tenait tant à cœur. Les bougainvilliers avaient pris de l’ampleur. Il me fallait les tailler, raccourcir les tiges, éviter de les laisser vagabonder sur la tonnelle. Quand je disais que j’allais les tailler, c’étaient Aïcha et Driss qui allaient le faire. Je ne tenais plus en équilibre sur l’escabeau. Je ne faisais plus grand-chose, en fait ! Heureusement, je me servais encore de ma tête pour écrire, cela faisait travailler mes derniers neurones. Je ne voulais pas laisser ma cervelle s’éteindre dans le néant de l’Alzheimer. Écrire ne servait à personne dans la famille, c’était perçu comme une lubie de vieillard. Dans mon bureau, le doux bruit de mon clavier sous mes doigts me donnait du courage, quand bien même je manquais d’inspiration. Il y avait des bruits familiers et nécessaires.

C’était bientôt la fête du mouton, une tradition ancrée. Tuer était le travail de Fourade. J’avais voulu assister une fois au sacrifice mais je n’avais jamais plus recommencé. Lors de cette fête, le premier repas était un plat de tripes suivi le soir, de la tête du mouton grillée. Je m’abstiendrais de déguster la viande, la vue de cette pauvre bête désossée me donnait envie de vomir. J’étais sans doute une petite nature… Je l’avouais sans peine. Le lendemain ce serait les côtes grillées sur la braise. Toute la famille se régalerait, sauf moi qui me priverais de viande. Les bons morceaux placés au congélateur seraient réservés aux repas de famille exceptionnels. J’étais content, c’était terminé. Aïcha et Rachida brossèrent énergiquement la terrasse pour éliminer les dernières traces de sang. Elles la désinfectèrent à l’eau de Javel, pouah, quelle horreur ! Les géraniums grimpants avaient une capacité de résistance énorme pour survivre vaillamment à tous les produits balancés sur la terrasse qui arrivaient jusqu’à leurs pieds. J’aimerais trouver quelque chose pour éviter la pollution par les produits ménagers de ce petit bout de terre. Je suis toujours en guerre contre quelque chose... C’était évident que nos deux ménagères ne comprenaient pas mes propos sur la pollution. Ce bout de terre, j’y tenais. Je voulais qu’il reste propre, que l’on puisse y planter de la salade sans risque. Pour elles c’était de la faribole, elles me prenaient sans doute pour un fou. Ali était maboul ! C’était très difficile d’expliquer à des paysans, par ailleurs conciliants, qu’il fallait protéger la terre. C’était ce que nous avions fait jusque-là avec les arbres fruitiers. La bordure de fleurs n’était pas une priorité, c’était de l’herbe. Ali et ses fleurs c’était sacré. Les fleurs venaient du ciel, envoyées par le Plus Haut. Leurs couleurs reflétaient notre humanité. Prenons soin d’une fleur et un peuple d’humains sera protégé. J’y arriverais, je forcerais le destin de ce bout de terre. J’allais construire une rigole en béton, ou plus précisément, c’est Abdelkader qui allait la construire, et ainsi les eaux usées s’évacueraient hors de notre terrain. Mes géraniums auraient une autre vie. L’on ne touchait pas aux fleurs d’Ali, c’était défendu. On pouvait se pencher pour les sentir et les regarder, mais c’était tout ! Non, mais alors, il ne fallait pas me pousser, scrongneugneu ! Si Leila avait été là elle aurait hurlé de rire. Un peu d’humour faisait du bien pour éviter les petites complications. Le problème de mes géraniums étant réglé au mieux avec Aïcha et Rachida, je m’étais remis au clavier de mon ordinateur. Je voyais l’ombre de mes eucalyptus se balancer devant la fenêtre comme si c’était ses propres branches. Les nuages défilaient sur le ciel bleu, suscitant des images fugaces. Le comportement de ces nuages donnait à mes réflexions des rêves différents. Cela soulageait l’esprit, calmait nos ardeurs, rehaussait le niveau de nos idées. Se laisser aller aux vues de l’esprit, se bercer d’illusions, les yeux emplis de paysages sublimes. Inch Allah, m’aurait dit Smaïn. Un laurier sauce avait conquis son bout de terre en s’appuyant sur le mur de clôture en briques rouges. Les moineaux à leur tour avaient pris possession du laurier avec leurs cris stridents, ssri, ssri, ssri. Tout ceci était à moi, les arbres, les oiseaux, les fleurs, c’était le paradis. Cela m’avait été donné. J’étais heureux, d’un égoïsme fol. Lio était monté sur le mur et se moquait des barbelés en se promenant tout du long pour essayer d’attraper les moineaux. Le merle noir dans l’eucalyptus lançait son cri bref et répété, tjink, tjink, tjink, les oiseaux avaient leurs codes, leurs chants. C’était beau le paradis avec les oiseaux. Leurs magnifiques couleurs alliées à leurs chants mélodieux emplissaient mon cœur de bonheur. Leurs gazouillis dans toutes les tonalités musicales me remplissaient d’extase. Bizet avait dû les écouter pour composer ses opéras. Les pinsons et les rossignols avaient dû le guider vers le sublime Carmen. Que de chefs-d’œuvre composés avec l’aide des chants oiseaux. Ceux d’un Debussy au vingtième siècle, rompant avec la routine du conservatoire, s’envolant vers des horizons nouveaux. Chantez, oiseaux de mon cœur, chantez jusqu’à casser les vitres de mon salon. Ssri, ssri, ssri, tjink, tjink, tjink, allez, chantez, perturbez l’air de vos stries de violons et de violoncelles. C’était magnifique, comme dans mon jardin, nous écoutions un concert improvisé. Ssri, ssri, ssri font les moineaux rieurs, en sautant de branche en branche pour échapper à Lio. J’aurais voulu moi aussi m’envoler et rejoindre ces petites boules de plumes sur leurs branches. Je recommençais à rêver. Je laissais là ce rêve pour revenir au présent. Lio était redescendu, dépité d’avoir été filouté par les moineaux. Pilou, comme d’habitude, s’était couché sur mes pieds de tout son long. Je sortis du bureau, m’assis sur le banc et bourrais ma pipe. La fumée suivait le vent en s’envolant entre les arbres. Aïcha et Rachida écossaient des petits pois et mutilaient des haricots verts. Leurs couteaux ne faisaient aucun cas des pommes de terre épluchées vigoureusement. J’avais voulu prendre part aux travaux, je m’étais fait refouler par un : «  nous allons le faire ». Plus rien à dire, donc !  L’ordre féminin était établi, silence dans les rangs. Je m’étais sagement rassis sur le banc en tirant sur le tuyau de ma pipe. Pilou était revenu sur mes pieds, conscient de ma défaite. Driss arrivait, l’on entendait sa mobylette pétarader sur le chemin qui effrayait les poules du voisin. Il avait un sac de farine entre les jambes. Il posa le sac sur la table avec un soupir de soulagement. Il s’assit à côté de moi et but un grand verre de thé préparé par Rachida. Il n’avait pas fini sa journée. Il sortit ses moutons dans la prairie en les suivant de son pas un peu traînant. Arabie arriva, coiffé de sa térésa aux multiples clochettes multicolores. La térésa était une coiffure au style bien particulier. Il s’assit sur le banc. Aïcha apporta le thé à la menthe et les petits gâteaux et chacun se servit. Comme d’habitude, je pris du café. Arabie avait laissé sa petite charrette devant la porte. Son âne laissait tranquillement passer le temps. Un camion s’était renversé sur le chantier de construction de l’autre côté de la ligne de chemin de fer. Il s’était embourbé à l’approche des immeubles et couché avec son chargement. Il n’y avait pas de blessé. Arabie était au courant de tout, et avec la participation de sa grande famille, il était la radio du douar. Bien pratique pour avoir des informations. Il nous disait qu’il n’aurait pas la production de maïs espéré, c’était une mauvaise année. Il travaillait beaucoup avec des moyens adaptés à sa situation. Rédouane labourait ses champs et fauchait sa luzerne, ses maïs et ses blés, arrachait les betteraves. Il ne faisait pas cela gratuitement, il fallait le rétribuer. Comme Arabie n’avait pas les moyens d’acheter un tracteur, alors, il lui fallait passer par Redouane, et même si celui-ci ne prenait pas les autres à la gorge, c’était difficile de le rémunérer. Jamel brayait, il avait faim, Leila lui apporta son biberon. Il était comme Wallid quand il était affamé, il le faisait savoir. Arabie survivait grâce à sa nombreuse famille, qui l’aidait quelque peu. Sa terre aurait dû être cultivée par lui seul, mais ce n’était pas possible. Le prix des semis avait considérablement augmenté. Tout était démesuré, en contre production. Comme en Europe, seules les grandes exploitations survivaient ! Les petites exploitations s’appauvrissaient petit à petit, sans moyen de retour. Ils étaient obligés de vendre et se retrouvaient démunis. La politique de l’argent m’a toujours dégoûté, et cela n’a pas changé. J’aurais souhaité le partage et non l’exploitation. De nombreuses petites exploitations agricoles disparaissaient dans le Gharb. Elles étaient reprises par des coopératives agricoles ou des groupements d’agriculteurs. Le long de l’autoroute de Tanger, sur des dizaines de kilomètres, s’alignaient de grandes guitounes protégeant les bananiers sur des terres autrefois stériles. Combien de temps les paysans du douar résisteraient-ils à la pression des plus gros ? Nul ne le savait ! Arabie se leva, ajusta sa Térésa sur sa tête, monta dans sa charrette et rentra chez lui. Pour nous c’était l’habitude, mettre la table, préparer les plats et les assiettes,  les verres, et disposer les couverts suivant la règle préconisée par Aïcha. Une bouteille d’eau de source d’une contenance de cinq litres était transvasée dans une bouteille d’Oulmes à l’aide d’un gros entonnoir. L’eau de la ville était infecte. En plus de l’eau de source achetée chez l’épicier, nous avions celle puisée à Sidi Yaya chaque semaine. A table ! Mot d’ordre d’Aïcha. Chacun s’asseyait et se servait à sa convenance. Ce soir, lentilles et saucisses de dinde les accompagnaient. Cette plante annuelle est intéressante et largement cultivée, car riche en protéines et en féculents. Les gousses  qu’elle produit renferment deux graines rondes aplaties au taux exceptionnel en vitamine C et en Fer, information récoltée sur Wikipédia, une mine d’or, où l’on trouve de tout, depuis l’acarien jusqu’aux chauves-souris. Internet recèle des trésors de renseignements complets sur des sujets variés, comme l’histoire ou la provenance de l’eau du lac Titicaca. C’est mon dictionnaire d’informations personnel. Mon esprit fonctionnait en zigzag. J’allais de droite à gauche, toujours à la recherche du moindre renseignement. Je fouillais l’intérieur de mon cerveau pour trouver la transition nécessaire vers l’information. Nadia berçait Wallid, son fils dans ses bras tout contre sa poitrine. Elle était venue près de nous pour nous montrer son trésor et nous souriait, heureuse. Driss tapotait une clef contre la table, sans doute pour transmettre une information codée au bébé. Je regardais le mur blanc qui supportait la grande porte en fer. Il m’était devenu comme infranchissable, encore un rêve abscons. C’étaient des chutes d’idées incompréhensibles qui s’empilaient les unes sur les autres sans autre nature que de marquer l’esprit ! J’étais un faiseur de miracles, d’actions imaginaires qui m’emplissaient la cervelle. Cela devait quand même me servir à quelque chose, si non, pourquoi cela serait- ils si fort Un moineau culotté était descendu sur la table grignoter des petits morceaux de pain. Ssri, ssri, ssri, et en plus il se manifestait, s’imposait. Il s’envola d’un coup, pour rejoindre le laurier qui l’accueillait. Je vivais avec une sorte de double vue, celle de l’esprit et celle de mes yeux. Je ne savais plus quelle était la réalité, tellement ces deux vues se confondaient. Un ami m’avait dit que c’était normal, un artiste avait deux visions de ce qui l’entourait. Regarde m’avait-il dit les tableaux de Picasso, crois-tu qu’il les voyait vraiment ? Il les imaginait tels qu’il les voyait, pour lui, c’était une réalité. Merci pour l’artiste, l’ami, tu m’as fait grandir un peu. Le mur blanc avait repris sa signification, le rêve avait disparu. Leila nourrissait au biberon le petit âne joli. C’était comme dans une peinture de l’Ancien Testament. Nous en étions tellement loin et pourtant, l’âne, l’agneau, le pain cuit au four, les repas autour de la table donnaient une image antique de notre famille. Oserais-je dire biblique ? Ce petit âne que Leila nourrissait au biberon était une image que j’adorais. En fait je devais être dépassé et laissé pour compte. Je faisais partie de l’ancien temps, celui de la brouette et du char à bœufs. Je n’étais plus dans le coup, j’étais devenu un vieux con. Il fallait m’y faire. C’était une façon de finir sa vie tranquillement, sans à-coup, sans accroc, en évitant de prendre parti. Ainsi va la vie ! C’est vrai, à la campagne l’on pouvait encore vivre à sa manière. Cela me suffisait pour être heureux. Je ne regardais plus la télévision depuis de longues années. Je restais dans mes songes, dans mes rêves. Je voguais au gré de l’infini diffusé par mon cerveau. J’en avais vu des pays, je connaissais le monde sans m’être beaucoup déplacé. Ce que vous aviez dans la tête était d’une complexité outrageante. Vous seul connaissiez le secret de vos cellules. Je n’avais aucune confiance dans tous ces spécialistes du cerveau, psychologues, neurologues. Le seul en qui j’avais confiance, c’était Pilou, mon chien, lui me connaissait. Il ne cherchait pas à me torturer l’esprit pour connaître de quel côté j’étais ? Lorsque j’admirais la nature, je pensais que tout cela était bien désuet. Mes fleurs de bougainvilliers reflétaient tout autre chose que les conditions de vie vues à la télévision. Ces magnifiques fleurs ouvraient sur le bonheur d’être vues, éclairaient l’environnement de leurs multiples couleurs. C’était un éblouissement permanent. Mes yeux ne pouvaient se détacher d’elles. C’était beau, c’était reposant. Je n’avais pas besoin de la télévision, je recevais beaucoup plus avec mon jardin et Pilou. Les ssri, ssri des moineaux dans le laurier étaient bien plus impressionnants que les jacasseries stériles de la télé. Bien, j’allais de nouveau dans mon bureau, essayer de taper quelques mots sur le clavier, suivi de Pilou. Lio, jaloux, vint se coucher sur mes genoux. Il me léchait les mains de sa langue rugueuse. Admettez qu’il ne fallait pas grand-chose pour être heureux. Les animaux sont le trait d’union indispensable au bonheur. Je voyais la fumée noire sortir de la grande cheminée de l’usine de sucres. C’était l’époque de la betterave, et, comme pour la canne, des dizaines de camions attendaient leur tour sur la route. Petit à petit la file s’étiolait. Je pensais à l’accident qui avait eu lieu précédemment. Depuis, le camion avait dû être réparé, et remis en activité. C’était tout le capital du propriétaire. Plusieurs jours sans travailler et le bénéfice s’enfuyait. Il fallait travailler, il y avait le chauffeur à payer, l’assurance du camion, le fioul, l’entretien. C’était une toute petite entreprise, un camion, un chauffeur employé à plein temps au moment du sucre. Ensuite, c’était suivant la demande. La fumée sentait mauvais, le vent l’amenait jusqu’ici. Je voyais mes canards se dandiner de cette curieuse démarche dont ils avaient le secret.  

J’étais allé consulter le médecin aujourd’hui, j’y allais tous les trois mois, pour le renouvellement de mes médicaments. Je lui avais remis une série d’analyses sanguines qu’il m’avait demandées. Il était satisfait, tout était parfait. Le régime qu’il m’avait demandé de faire avait été efficace. J’avais perdu en glycémie plus de deux grammes, de 2 gammes 66 à o gramme 76 ! Ce médecin prenait beaucoup de temps pour expliquer le fonctionnement de notre corps. Ma forte glycémie était due à un  excès de fruits et de miel. J’avais supprimé le miel le matin et les fruits la journée, et le résultat était là. Devant ce résultat positif, il m’autorisait à manger un fruit de temps en temps. J’étais très satisfait, car j’avais été au bord des injections d’insuline, Dieu merci, je n’en avais plus besoin. J’adorais les fruits, mais je m’étais fait une raison. Manger une dizaine de mandarines par jour, c’était terminé. Je devais faire attention à mon alimentation. La gourmandise est un vilain défaut. Les gâteaux à la crème d’Aïcha n’étaient plus pour moi. A mon anniversaire je vais lui commander une tarte aux pommes sans crème. Et j’en prendrai seulement une part, à mon grand regret ! Je devais faire attention à beaucoup de choses. Je n’avais jamais bu beaucoup de soda, je n’aimais pas cela. Je ne buvais que de l’eau de source. Je devais traquer partout le sucre, mon ennemi partout, même dans mon alimentation habituelle. Les pommes de terre, les pâtes contenaient du sucre, il fallait s’en méfier comme de la peste ou du choléra.

Jamel brayait pour avoir son biberon de lait. Encore un qui avait tout compris. Il suffisait de crier pour être servi. Leila était de service, elle était heureuse de nourrir Jamel. Elle caressait son museau tout blanc, et il fouettait l’air de contentement avec sa queue. C’était un gros bébé aux grandes oreilles toutes droites. Il avait des taches noires sur le corps, comme si sa robe avait été endommagée. Il était beau, tout petit, pas plus haut que la table de la terrasse. Dans quelques mois, il serait assez solide pour porter Leila sur son dos et tirer la petite carriole. Il ne grandirait pas autant que. Bibi, qui était trop grand, trop fort, et me faisait tomber. Jamel, un petit âne gris de Provence, n’aurait pas ce défaut ! Nous l’aimions déjà beaucoup. La ménagerie s’était agrandie, avec le cercle de famille. Tous ces animaux nous apportaient de la joie. Pilou suivait Jamel dans le pré, il voulait en faire son copain. Les animaux avaient des atomes crochus, ils se comprenaient entre eux. Ils parlaient tous la même langue. Nous étions faits pour nous entendre, pour nous comprendre. Hi-han disait Jamel, bêêê, répétait le bélier dans la bergerie, tout s’enchaînait. Je fumais ma pipe sur le banc de la terrasse en écoutant les conversations entre Jamel, les moutons, les caquètements des poules de Rachida et les roucoulements des pigeons du mokkadem, conversations qui présentaient des hauts et des bas, suivant l’intensité de la discussion engagée. Je laissais mes pensées naviguer au gré de ces discussions animales. Je m’arrêtais sur le bêlement du bélier enfermé dans la bergerie. Que voulait-il dire ? Mais laissons-les partager des secrets… Ma pipe s’était éteinte, je la rallumais avec mon briquet. La fumée à nouveau s’échappait du tuyau avec volupté. Je regardais le ciel s’assombrir doucement avec le crépuscule. J’aimais cette période où le soleil disparaissait, semblant sombrer dans l’océan. Driss avait allumé les lampes qui redonnaient de la couleur au jardin. Les fleurs étaient de nouveau à la fête. Leila avait remis la table sur la terrasse. Elle disposait consciencieusement les couverts en place avec ces fauteuils en plastique que je n’aimais pas du tout. J’abhorrais tout ce qui était plastique. Je m’engueulais souvent avec Aïcha qui achetait ces petits meubles de pacotille parce qu’ils n’étaient pas chers. Je ne le supportais pas. Un jour je ferais le ménage en les remplaçant par des meubles en bois, du naturel. Ce n’était pas indispensable d’acheter des meubles de style, mais au moins des meubles solides et tous simples. Je le ferais, je le savais. J’aurais ainsi la joie de m’asseoir sur des sièges fabriqués par des artisans, façonnés avec amour. La civilisation du plastique, très peu pour moi. Au souk, ils étaient en grand nombre sous les guitounes. Des tables, des tabourets, des fauteuils et autres bricoles. Je faisais un détour en voyant ce bric-à-brac. Je me dirigeais toujours vers les tapis et les vieilles lampes. Les tapis étaient des merveilles, ils étaient très beaux, mais malheureusement hors de portée pour mon portefeuille. Un jour peut-être ? Je passais devant le coin aux volailles. Les pauvres poulets ne faisaient pas long feu, égorgés, vidés, plumés à la vitesse de la lumière. Cela se faisait presque à la chaîne tellement il y avait de clients. Un grill attendait les poulets, coupés en morceaux et jetés sur la braise. De petites tables étaient placées là pour le confort des consommateurs. L’odeur de grillé emplissait l’espace et attirait de nouveaux clients. Le grilleur ne chômait pas, il réclamait à tue-tête du charbon et du poulet. Il retournait sans cesse les morceaux de poulets sur la braise pour que la viande soit à point. Je m’étais assis dès qu’une place s’était libérée. Il me servit une cuisse bien dorée avec de l’eau d’Oulmès.  Sa casquette, la visière à l’arrière, à l’américaine, lui tombait sur le cou, la calotte était beaucoup remontée sur le front. Je n’avais pas voulu de frites, juste du poulet. Il y avait beaucoup de bruits avec les harangues des vendeurs et de leurs porte-voix. Les automobiles se frayaient difficilement un chemin dans ce capharnaüm. Le souk était un endroit particulier, où se mêlaient sans distinction tous les commerçants et artisans de la région. C’était l’endroit où tout se vendait du poulet grillé au tapis richement décoré. C’était également l’endroit des réparations utiles et rapides. Le fer à repasser avait des faiblesses, le réparateur faisait son office pendant que la propriétaire continuait son marché. Il y avait également toujours, au même endroit pour le retrouver à coup sûr, le couturier. Muni de sa machine à coudre qu’il transportait jusqu’au café pour l’électricité, il recousait les déchirures des vêtements. Même chose pour le cordonnier qui réparait sur place les chaussures, y compris les semelles. C’était un monde perdu en Europe, mais toujours en activité au Maroc, tellement pratique pour la population. Le coiffeur officiait également à côté de la  pharmacie. Il avait une bassine sur une petite table avec de l’eau pour raser la barbe. Je n’aimais pas ce procédé. Je préférais aller chez mon coiffeur habituel avec des règles d’hygiènes rigoureuses. La tondeuse était désinfectée avant l’utilisation, ainsi que le rasoir brûlé à la flamme, des règles qui me plaisaient bien et qui n’existaient pas au souk, où l’hygiène était plus qu’aléatoire. Il y avait également le coin aux bestiaux. Les moutons étaient parqués dans un enclos préfabriqué. Pour finir, j’adorais le coin des plantes que je ne manquais pas de visiter à chaque fois. C’est là que j’achetais oliviers, mandariniers et figuiers. Je regardais avec intérêt et envie toutes les plantes. Les maraîchers me connaissaient, nous avions de bonnes fréquentations. J’allais vers l’un deux et lui serrais la main. Il savait que je reviendrais le voir pour lui commander quelques arbres fruitiers. Il parlait français et me conseillait dans l’achat des plantes. J’écoutais toujours les spécialistes. Je lui dis au revoir, je tournais les talons et je me dirigeais vers les chariots pour rentrer au douar, fatigué, avec un mal de crâne dû aux bruits du souk.

 Assis sur mon fauteuil du jardin, je laissais passer les minutes sans rien penser. C’était bon de rester assis ainsi, le dos collé au dossier. Driss rentra avec des bidons d’huile, précédé par la fumée de sa mobylette pétaradante. J’allais lui chercher un verre d’eau qu’il but d’un trait. Aïcha lui ferait un thé plus tard. J’avalais un Doliprane effervescent pour évacuer mon mal de tête. Je pensais au réparateur de petites machines électriques du souk. Quand j’étais passé, il réparait un grille-pain. Le jour du souk, la station de taxis était déplacée de cinq cents mètres. Cela n’arrangeait pas les affaires des clients, en particulier ceux qui avaient du mal à se déplacer. Le souk s’étalait sur plus d’un kilomètre, c’était l’un des plus importants de la région. Tous les jeudis, des centaines de commerçants et d’artisans prenaient position sur les trottoirs et la chaussée de Dar Gueddari. Ils vendaient leurs produits à la sauvette. Les œufs se vendaient très bien, des milliers dans la matinée. Il y avait un aliment dont je me méfiais, c’était le poisson. La sardine était proposée, mais si loin de Kénitra, je n’avais pas confiance en la fraîcheur du produit. Allons, j’avais fait le tour de ce qui me tourmentait, je tirais un trait et j’oubliais les histoires du souk. Driss conduisit ses moutons à la prairie avec Jamel, trop content de changer de coin. Dans mon bureau, j’essayais de trouver de quoi agrémenter mon récit, ce n’était jamais facile. Il fallait être inventif, toujours inventif pour exprimer une idée qui aboutirait dans une partie du texte. Inventer est le propre de l’auteur. Inventer une histoire c’est toute une histoire. Comment imaginer le début qui me mènerait finalement au terme, à celui que j’aurais choisi comme finalité. Pour le moment je n’ai pas la queue d’un bout de récit. Ne riez pas, cela viendrait, je n’en doutais pas ! Parmi mes idées qui s’entrecroisaient, l’une allait jaillir et avec elle tout le récit. Je le savais que tout était là dans mon esprit. Tout résonnait comme le tambour de la fanfare, nous y étions, il n’y avait plus qu’à aligner les mots pour vous les confier.    

 

LE ROSEAU ET L’OISEAU

 

Tu me fais mal

Dis le roseau

A l’oiseau posé

Sur sa branche

Tais- toi dit-il

Je ne pèse que quelques grammes

Ma présence t’embellit

Ta branche

Plie et s’assouplit

Tu me fais mal t’ai-je dit !

Envole- toi,

Le chêne serait heureux

De t’héberger

Qu’ai-je à faire du chêne

Quand je me balance

Au gré du vent

Sur ton dos

Ta grâce

Ton élégance

Rehaussent ma présence !

Le roseau, de douleurs

Se tordit, se rompit

Le moineau tomba à l’eau !

C’est cet autre poème que je voulais ajouter pour me faire plaisir.

Avais-je réussi ? je l’espérais  Ces mots jetés sur le papier sans rime, mais avec l’idée bien ancrée de vous plaire et de vous changer les idées. Ces mots qui exprimaient l’émotion étaient à vous, tous à vous. Je n’en retirais aucun. Le rêve disparut comme il était venu et me laissa seul avec ma pipe et mon tourment littéraire. Dieu seul savait pourquoi le rêve apparaissait et disparaissait. Les nuages peignaient des figures abstraites sur le ciel bleu. Des images qui très vite se déformaient sous la poussée du vent. Elles nous donnaient une interprétation fantaisiste de leurs tableaux. Sitôt vus, sitôt déformés. Le vent ne pardonnait pas. Il jouait avec le réalisme des figures réalisées par les nuages. Je me concoctais un monde de lumières, de couleurs, de formes infinies. Je voyais le Paradis à travers ces nuages, l’image du Paradis que je m’en faisais. J’aimerais entrer dans un monde sous l’hospice de Carmen, l’opéra de Bizet et les toiles de Picasso. Tant de beauté, de génie acquis avec l’aide de Dieu. Tant pis, survolons les problèmes et rejoignons Bizet et sa portée par le rêve. Je le voyais aligner les notes, déchirer les papiers, recommencer. Content de lui, chantonner les notes qu’il avait écrites. La rose que tu m’avais jetée. Ah, Carmen femme de feu et de sang, tu m’avais trahi, m’oubliant avec le torero, roi des arènes Quel magnifique opéra, les notes s’enchaînaient, géniales jusqu’au final. J’avais réussi à le faire écouter à Smaïl, un tour de force ! Que voulez-vous faire après un tel chef-d’œuvre ? Nous étions tout petits devant le génie, nous n’étions rien. Il fallait se résigner à sa condition d’homme ordinaire. Nous étions des millions d’hommes et de femmes ordinaires. Il ne pouvait y avoir plusieurs millions de génies. Redevenu un homme ordinaire, donc, je fumais ma pipe en envoyant la fumée vers le feuillage des arbres, Pilou, mon bon chien allongé sur mes pieds. Après toutes ces digressions, pas facile de revenir aux réalités. Jamel avait faim, Leila était l’infirmière de service avec son biberon d’un litre. J’étais amusé de cette scène qui se répétait plusieurs fois par jour. Le mois prochain, ce serait terminé, Jamel serait nourri exclusivement de fourrages. Une poule de Rachida venait picorer entre mes pieds, agaçant Pilou mécontent d’être dérangé dans son domaine. Aïcha remplissait la citerne sur la terrasse. J’avais toujours peur qu’elle tombe. J’allais faire poser une barrière, je serais plus tranquille. Il y avait beaucoup de petits travaux pénibles pour les femmes de la maison. L’escalier pour monter sur la terrasse était raide, peu pratique, et les femmes avaient du mal à monter le linge à étendre. Il faudrait le rendre plus facile à monter, surtout pour Nadia. La maison se transformait petit à petit. De tous petits travaux qui l’embellissaient. Le dernier avait été le déplacement du moteur de la climatisation de mon bureau. La suppression du tube et du fil sur le mur de façade avait donné un tout autre aspect au mur. Le carrelage était toujours prévu, mais doucement, doucement.  L’argent ne se trouvait pas dans l’assiette. Les fissures du bureau avaient été bouchées par Abdelkader. La peinture restait à faire, comme la modification de l’électricité. Mon bureau était mon havre de paix et de travail. C’était la pièce que j’occupais le plus longtemps dans la journée. L’ordinateur était la pièce clef, et sans lui, je n’existais plus. Il dispensait les mots et les phrases sous l’impulsion de mes doigts. C’était magique, je tapais sur les touches et les mots s’alignaient sur le papier. Hourra, c’était un hurricane, un cyclone, les mots volaient, s’alignaient, concordaient. C’était le jour avec, le jour où je trouvais une suite à mon histoire. Le jour où ma cervelle répercutait ses réflexions. C’était beau, c’était grand. Lorsque l’hurricane était passé, alors, le calme revenu, je piochais à nouveau au fond de mon cerveau. J’essayais de trouver un mot qui s’accordait au précédent. Il paraît que c’est ainsi que travaillaient les plus grands. Ils passaient d’une activité intense à une activité limitée. J’ai retrouvé cette merveilleuse citation de Molière, difficile à imiter. <<vous aurez beau faire Monsieur, dit la jolie marquise, vous n’aurez pas mon cœur……Je ne visais pas si haut, Madame.>> Molière l’une des figures de proue de la littérature française. En quelques mots, il résumait une belle et pittoresque situation, et avec quel panache ! Ah, si je pouvais écrire ainsi, avec tant de subtilité. N’en parlons plus. Je restais caché à l’abri de mon enveloppe, ne l’ouvrez pas, vous risqueriez de déchirer mon esprit. Après avoir relu Molière, il m’était difficile de renouer avec mon dialogue <<vous aurez beau faire Monsieur, me dit un lecteur, vous n’aurez pas le succès escompté…….je ne visais pas si haut, Monsieur>>  Bof, à côté de Molière cela ne valait pas tripette. Pourquoi imiter, c’est idiot. Soyons nous-mêmes. Exprimons nos propres opinions, notre propre littérature, les lecteurs jugeront.

Rachida voulait raconter une histoire à Leila. Écoute-moi bien mon enfant, Jamel avant d’être chez nous à Gueddari était un ange, il avait été désigné par Allah pour s’occuper des ânes malheureux et malades. Il arrivait et les guérissait de tous les maux, les blessures et les maladies. Il pouvait intervenir quand un maître maltraitait un animal en soulageant ses blessures. Il aidait à tirer un chariot trop lourd sur les chemins de terre. C’était le compagnon fidèle de l’ange Gabriel. Un jour, il aperçut un maître qui rouait de coups un vieil âne. Celui-ci était tombé à terre et ne pouvait plus se relever. Jamel perdit à ce moment-là son statut d’ange. Il se révolta, il poussa le maître qui tomba et se fractura les deux jambes. Allah sanctionna cet acte interdit chez les anges, en ramenant Jamel sur la terre.

-N’oublie jamais que Jamel volait et était un ange, soit très gentille avec lui. As-tu compris ?

- Oui tatie

Leila alla se coucher et s’endormit rapidement après avoir entendu cette belle histoire.  Rachida avait la faculté d’inventer des histoires pour les enfants. Wallid en profiterait ! Les histoires avaient toujours permis aux enfants de s’endormir en faisant de beaux rêves, des rêves en couleur. Les adultes avaient perdu cette faculté. Seuls les enfants naviguaient encore sur les eaux bleues. Je m’asseyais de nouveau dans mon bureau. L’ordinateur clignotait, le clavier attendait que je pianote sur ses touches. C’était parti. Demain, nous irions aider un voisin à déménager son fils avec le camion de Driss, le frère d’Aïcha. Il habitait à Sidi Alal Tazi, une grosse bourgade à une vingtaine de kilomètres de Gueddari. Il reviendrait chez ses parents : Le prix du loyer était très cher et il voulait se marier et faire des économies. C’était toujours la guerre du flouze. L’argent était la plaie du monde. Le muezzin de la mosquée du hameau annonçait la prière du soir. En dehors du vendredi, les hommes n’allaient pas à la mosquée. Ils priaient sur un petit tapis dans le salon de la maison. Aïcha servit une grande théière de thé à la menthe, brulant et très sucré, et pour moi, une tasse de café sans sucre avec, en accompagnement, les petits gâteaux au miel servis dans un petit plat décoré. L’odeur de la menthe embaumait la pièce. Je n’avais jamais compris comment les Marocains pouvaient avaler sans problème un thé aussi bouillant. Mon café était toujours trop chaud, j’attendais avant de le consommer. La discussion était revenue sur Jamila. Je n’y participais pas, je ne la connaissais pas assez. Je retournais à mon clavier. Ici était un endroit exceptionnel. Mon coin à moi, tout à moi. Personne ne venait me déranger, je pouvais écrire sans problème. J’écoutais également la musique que j’aimais. En dehors des opéras, de la bonne musique de variété avec Jean Ferrat, Mouloudji, Brassens, Brel, Maurane et tous les autres. J’adorais si vous l’aviez déjà compris Carmen de Bizet, opéra que j’avais écouté une dizaine de fois. Le Boléro de Maurice Ravel que j’ai également écouté à de nombreuses reprises. C’étaient deux chefs-d’œuvre qui m’avaient particulièrement impressionné la première fois que je les avais entendus. Ils étaient restés dans ma mémoire, je les connaissais par cœur. Mon bureau était comme un petit appartement. Je m’y sentais bien, surtout quand ma prose s’alignait correctement. Tout baignait dans ces moments-là, c’était le nirvana, je planais. J’avais trop de mauvais moments dans l’écriture pour bouder ces moments d’euphorie spirituelle. Ah, madame, j‘étais heureux, les mots se suivaient et ne se ressemblaient pas, les verbes étaient en harmonie avec la phrase en cours et le chapitre évoluait sans difficulté. C’était un jour avec, le cœur battait à son rythme, le cerveau fonctionnait parfaitement, alimenté par une dose suffisante de glucose, merci docteur. J’étais heureux, j’avais envie d’ajouter un poème sans rimes, comme cela, pour me faire plaisir.

 

 TU JOUES AVEC MON CŒUR

 

Je t’ai avoué mon amour

Tu l’as refusé

Je t’ai offert le jour

Tu l’as récusé

Je t’ai offert la nuit

Tu t’en es amusée

Je t’ai offert de fleurs

Tu m’as laissé en pleurs

Qu’ai-je fait

Pour ne mériter que mépris ?

Aurait-il mieux fallu

Que je ne dénonce pas,

Mon amour

Que j’étais épris ?

Les femmes

Sont-elles toutes ainsi

A jouer au chat et à la souris ?

Ah quelle infortune

Que cet amour

Qui m’importune

Qui m’emplit le cœur

Me fait mal à l’âme

Je t’aime, je te le dis

Je l’affirme, tant pis !

C’étaient de petits mots que j’inscrivais sur le papier, mais ils me faisaient du bien, si petits étaient-ils. Ils exprimaient un moment d’émotion et un peu de mon intimité en cette journée. Assis sur mon fauteuil à roulettes, je fumais ma pipe, tellement heureux que les murs s’en apercevaient, en reflétant ce bonheur par des lueurs fugaces sur les couleurs des murs. Les objets avaient une âme. La cuillère brillait sous la lumière de la lampe de la cuisine. Tout avait une vie, différente, certes, mais la vie s’incrustait dans chaque chose. L’on s’y attachait, ne dites pas le contraire. La vieille chaise en bois, au coin de la cheminée, n’était-elle pas un objet auquel vous étiez attaché avec un sentiment particulier. Chacun de nous était enchaîné aux objets de la maison. C’était ainsi et nous ne pouvions rien changer. La valeur de chaque objet – pas une valeur marchande, une valeur sentimentale- pesait lourd dans les images qu’il faisait ressurgir. Une simple lampe de poche allumait dans le cerveau le souvenir de promenades dans la nuit au bord de l’eau ou bien dans le jardin où je pouvais revoir des fleurs recroquevillées dans leurs pétales jaunis. Le bonheur était peu de chose en fait, c’est l’idée que l’on s’en faisait qui comptait. Leila, ma petite fille, m’apportait chaque jour une immense dose de bonheur. Pilou contribuait à me construire de belles journées. Aïcha donnait l’alpha et l’oméga dans notre vie, le commencement et la fin de notre destinée. Que pourrais-je demander de plus ? J’avais tout ce que j’avais souhaité, une épouse aimante, une petite fille pour la fin de ma vie. Une maison pleine de gaieté au milieu de fleurs et d’arbres fruitiers. Il ne m’en fallait pas plus. Une Masérati, mon Dieu, qu’en ferais-je ? Un château, pourquoi faire, vingt pièces, des tableaux, des domestiques, oh, la la, laissons cela aux malheureux du cervelet. Le paraître leur semblait important, mais pour moi, ce n’étaient que fariboles. Les messieurs et mesdames **de**, bof, je m’en moquais, ils ne m’intéressaient pas. Les nouveaux riches, barons de la finance qui s’achetaient des châteaux sur les bords de Loire, là encore, je m’en foutais ! Nous étions si bien à Guéddari dans le calme de la campagne, entourés de voisins agréables. Il fallait savoir ce que nous voulions et nous le savions. Deux choses m’enquiquinaient, deux amies étaient loin de moi et j’aurais aimé qu’elles soient plus près. Leurs discussions étaient enrichissantes, leur intelligence rejaillissait forcément sur moi. J’aimais leur franchise, le tranchant de leur verdict sur mes manuscrits. Elles m’apportaient énormément dans l’écriture. L’on ne pouvait tout avoir, ce serait trop beau !

            Après ma douche matinale et mon petit déjeuner, j’étais dans un état proche de la félicité. J’allais piocher dans les méandres de mon cerveau les mots qui s’ajouteraient à ceux d’hier. J’étais sur la ligne de départ. J’attendais le coup de pistolet, allez, partez ! Mon clavier réagissait à la pression de mes doigts en inscrivant une multitude d’onomatopées provisoires sur le papier. De ce provisoire naîtrait un chapitre, qui conclurait une idée au départ peu légitimes. Une idée est toujours illégitime jusqu’au moment où elle se concrétise autour de son sujet. L’idée du jour était de laver Jamel à grande eau, de le bouchonner avec la brosse. Ce n’était pas l’idée du siècle ?), mais il fallait y penser. La propreté d’un animal est très importante, un toilettage hebdomadaire est indispensable. Pilou comme les autres, il n’y avait pas d’exception. Avec le tuyau, Jamel était aspergé d’eau avant d’être savonné, puis frotté avec la brosse de chiendent. Il ne bougeait pas, Aïcha le tenait fermement. Le soleil le sécherait vite. Aussitôt fini, ce fut le tour de Pilou qui n’aimait pas cela. Il n’y échappait pas cependant, même s’il se trémoussait dans tous les sens pour évacuer l’eau de son corps, sa queue fouettant l’air rudement. Il n’était pas content. L’on disait, chat échaudé craint l’eau froide, que disait-on pour les chiens ? Mon Pilou me faisait la gueule, Il s’était couché sur un vieux chiffon au soleil. Il n’était pas du tout content, mais pas du tout. J’avais voulu le caresser, il avait mis sa tête dans ses pattes et son corps en rond. Bon d’accord, Pilou, à plus tard. Aïcha avait décidé de laver également Lio, oh, là, j’avais hâte de voir la réaction de notre chat noir ! Ce ne fut pas très brillant, elle avait un mal fou à le tenir dans les mains. Lio n’était pas beau ainsi, il paraissait tout riquiqui. L’eau l’avait rapetissé, lui avait enlevé de sa superbe, de son élasticité. Mais ils oublieraient vite, et ce soir à l’heure de la soupe, ce serait déjà du passé. Les animaux n’ont pas de rancune, juste un moment de fièvre et pfutt, terminé. Pilou reviendrait se coucher sur mes pieds. Lio sauterait sur mes genoux en s’allongeant de tout son long. Le monde des animaux est fertile en leçons, en pédagogie. Si nous suivions leur exemple, cela irait beaucoup mieux dans le monde des hommes. Après ces bains successifs, assis sur le banc, je fumais ma pipe, satisfait. La terrasse était mouillée et sale, Aïcha armée d’un tuyau aspergeait toute sa surface pour la nettoyer. Je la suspectais de faire exprès de me mouiller les pieds. Cela semblait vouloir dire, pousse-toi de là. J’étais trop bien à ma place habituelle, pourquoi me déplacer ? Des volutes de fumée montaient vers les quelques nuages en habits de deuils. Je ne bougerais pas, c’était ma place, celle où je fumais ma pipe, je faisais des ronds de fumée. L’eau du tuyau contre ma volonté, c’était le match de la journée. Je n’avais pas cédé un centimètre de terrain. Mes jambes étaient trempées, et même une partie de mon short, mais j’étais là ! J’avais gagné la partie. Aïcha dépitée, rangea le tuyau d’arrosage et entra dans la maison, me laissant seul dans mes cogitations fumeuses. C’était l’été, cela n’avait pas d’importance, les jambes trempées étaient un bon remède contre les rhumatismes. Mon short serait vite sec. Le carrelage de la terrasse était propre et sec. La technicienne de surface avait fait un bon travail. Je me laissais aller aux réflexions pour continuer mon roman. Nous pouvions cueillir les fruits. Ils étaient mûrs. Les pêches, les figues, les raisins seraient consommés au fur et à mesure. Je devais me modérer dans la consommation des fruits. Le sucre m’était interdit, une fois par semaine seulement. De belles pêches semblaient m’inviter, juste devant mon fauteuil sur la terrasse. Eh bien, non, je devais résister, les ignorer. Que c’était difficile ! Résistance, Ali, résistance, c’est à ce prix que tu pourras garder la santé. Soit, j’obéirais, mais à contrecœur. De mauvaise humeur, j’allumais une pipe. Je rejetais la fumée méchamment vers les feuilles de mon pêcher. Mes canards se déhanchaient de concert en se dirigeant vers la mare. C’était toujours risible, cette équipée. Les moineaux ripaillaient dans le laurier, ssri, ssri, ssri, c’en était devenu assourdissant. Les hirondelles gobaient les mouches et les moustiques à cent kilomètres à l’heure. C’était le Rafale des oiseaux, rapidité de vol et justesse de tir, aucun moustique ne leur échappait. Ils étaient plus efficaces que le papier collant accroché à la porte d’entrée. Je ne voyais que leur ombre, psitt, ils étaient passés. Les pique-bœufs restaient avec Rédouane dans les champs d’à côté. Ils picoraient la vermine remontée de la terre par la charrue ou la herse. Les pigeons du mokkadem faisaient des allers-retours entre l’ancienne et la nouvelle maison. Le cheval blanc ne s’était pas échappé depuis plusieurs jours, attaché solidement à la clôture. Arabie s’arrêta pour faire la causette. Il était seul, son petit âne était resté à l’écurie. Il avait mis sa belle térésa à pompons. Sa tête était protégée par la large auréole de paille. Nous avions tous les deux un chapeau. Le mien était de style Chicago, mais en paille avec des plumes. C’était seyant, peut-être un peu ridicule, mais ne dit-on pas que le ridicule ne tue pas ! Pour tout dire, je m’en moquais. Aïcha servit le thé à la menthe à Arabie, je me servis de l’eau de source. L’on discutait des petites histoires du douar. Il me parlait de sa fille, qui était enceinte. Ils étaient contents. La famille s’agrandissait. Son fils avait un problème avec sa camionnette Susuki, qu’il avait achetée d’occasion. Les amortisseurs avaient lâché, il fallait les remplacer. Sur ce type de véhicule, ce n’était pas donné, rien à voir avec la Dacia. Il avait bien travaillé, il avait transporté pas mal de matériaux pour des habitants de Gueddari. C’était son but, transporter des marchandises pour ceux qui n’avaient pas de véhicule. Il fallait donc changer rapidement ces amortisseurs très fatigués. Trouver aussi un taxi qui l’amènerait chez un concessionnaire Susuki. Il avait trouvé une de ses brebis morte le matin dans la bergerie. Il ignorait la raison de cette mort. Cela arrivait également chez Driss. Ces nouvelles permettaient de se rencontrer et de parler du quotidien. C’étaient des petites anecdotes, certes, mais des choses essentielles pour les familles du douar. Arabie se leva et sorti du jardin accompagné par les aboiements de Rex et Rosa. Driss n’était pas allé au souk aujourd’hui. Son camion était toujours garé sous l’eucalyptus. Aïcha alla voir s’il n’était pas malade. Il attendait lui aussi un mécanicien pour une petite réparation dans le moteur. Une durite avait sauté. Il se rendrait au souk de Sidi Alal Tazi demain matin, un souk important, il espérait trouver la pièce utile. Il allait jusqu’à Sidi Kacem, à cent kilomètres de Gueddari.

Je bourrais à nouveau ma pipe, l’allumais et aspirais la fumée avec plaisir puis je retournais au bureau, dans mon antre, ma grotte secrète. L’ordinateur allumé, la petite lueur verte clignotait de plaisir. Qu’allais-je écrire ? Je n’en savais fichtre rien, mais j’allais écrire. Allez Ali, au boulot. Je pensais à l’arrivée de Ed, mon ami américain accompagné de son fils. J’espérais que ma fille et ma petite-fille n’arriveraient pas à la même date. Il y a toujours la possibilité de s’arranger. Mais ma fille était professeur, elle était tributaire de la rentrée des classes. Ed arrivera d’Égypte, il aura visité les pyramides. Je suis content de le voir. J’avais rencontré cet excellent ami dans une situation difficile en Guadeloupe. Il était regrettable que je ne puisse le voir aux États-Unis. Je n’avais pas le portefeuille assez rembourré mais je pouvais leur réserver un accueil chaleureux au Maroc, Alékoum Salam, bienvenue au Maroc. C’était le moins que nous puissions faire. Je n’avais jamais vu son fils, ce serait donc l’occasion de faire connaissance. Ils allaient nous raconter leur voyage en Égypte, cela avait dû être extraordinaire. Le secret des pyramides, de la reine Néfertiti, de Toutankhamon, de toute la magie de ces siècles passés. Les secrets du désert de sable et des vents ravageurs. Des oasis isolées avec quelques chameliers se nourrissant de dates récoltées sur les arbres alentour. Une flaque d’eau remontant à la surface pour abreuver les hommes et les animaux. Les prières face à la Mecque à genoux sur les petits tapis posés sur le sable. La nuit lumineuse, éclairée par les millions d’étoiles, inch Allah. L’Égypte éternelle, l’Égypte spirituelle, qui conditionnait le monde musulman. Ed et son fils nous apprendraient une foule de choses dont je me régalerais. Quand ils seraient là, nous verrions ce qu’ils avaient envie de visiter. A Tanger, les amener aux grottes d’Hercule, sculptées par le vent et la mer. Le port d’embarquement vers Tarifa en Espagne, à seulement trente minutes de traversée. C’était la route directe pour la France et le Portugal. J’adorais ces ferries, avec tous ces véhicules qui entraient, serrés dans la soute. Ils étaient débarqués au port d’arrivée sur la côte d’en face. Ils s’évacuaient tout doucement du ferry à la queue leu leu pour s’acheminer vers leur destination. J’aimerais retourner en France par la route. Pour le moment c’était impossible, Leila n’était pas officiellement adoptée et ne pouvait circuler dans l’espace européen. Serais-je encore en vie lorsque ce serait possible ? C’était normal que je me pose cette question, j’avais quatre-vingt-six ans, les cheveux tout blancs, mais le visage encore lisse. Seules quelques rides s’amusaient au coin des yeux. Mes lèvres n’étaient pas affaissées et continuaient de sourire. Seul, Allah connaissait l’heure de mon transfert. J’oubliais le bon côté des choses, je laissais à Dieu le soin de m’enlever à ma famille. Il commençait à se faire tard, la faim me tenaillait l’estomac. Sur un signe, Leila avait mis la table en oubliant pour la nième fois de mettre les verres, d’où des reproches acerbes. Suivant le protocole d’AÏcha elle devait mettre une nappe de tissu sur la nappe de plastique. Elle devait placer les assiettes blanches décorées et ensuite les couverts, à droite de l’assiette. Elle ne devait pas oublier la cuillère, la fourchette et le couteau. Le pain était posé dans une corbeille en paille tressée sur la petite table ronde. Elle ne devait pas oublier de disposer les fauteuils en plastique. Ali n’en voulait pas, il s’asseyait sur le banc. La carafe d’eau de source était posée sur la table. Le vendredi, il y avait de la limonade, c’était le seul jour de la semaine. Les chiens n’étaient pas très loin de la table, histoire de happer tout ce qui était balancé. Pilou n’avait pas d’os, juste de la viande. Les trois chats avec Lio, guettaient le lancement des morceaux de viande par Driss et Saïd, lanceurs expérimentés. Avec habileté, ils attrapaient tout, rien ne leur échappait. Même les poules de Rachida se mettaient de la partie, se sauvant à coups d’ailes sous la poussée des chats. C’était le festin pour tous, ainsi soit-il ! C’était bon de manger dehors. Il faisait doux, un petit vent berçait les branches des grands eucalyptus. Ils s’élançaient de plus en plus haut vers le ciel, droits comme un I, à au moins dix mètres. Leur tronc avait également pris de l’ampleur, comme une femme enceinte. Leur ombre s’étendait sur toute cette partie du jardin. Ils contredisaient les rayons du soleil qui, stoppés dans leurs rayonnements, donnaient une semi-clarté. Quelques hibiscus, qui s’étaient introduits là je ne sais comment, avaient trouvé refuge entre les deux eucalyptus. Ils illuminaient de rouge et blanc le bas des troncs. Un gros et grand arbre avait poussé près d’eux et des fruits magnifiques dont  j’ignorais le nom en français. Ils ressemblaient un peu à des grosses mûres, peut-être morus nigra. Leur goût était délicieux. De l’autre côté de la barrière était la prairie  dévolue aux moutons et à Jamel. Au loin, la ligne de chemin de fer et la construction d’immeubles. Le décor était planté, rien d’exceptionnel, sauf pour moi. C’était chez moi, tout cela avait de la valeur. Quoi de mieux que ces hectares d’herbes et de fleurs qui régalaient les moutons, Jamel et moi-même. Je trouvais cela beau, ces coquelicots, ces pâquerettes dans le vert de la prairie. C’était un défi, comme un tableau de mon amie Anny. Si Picasso a révolutionné la peinture, Anny perpétue la qualité artisanale en fouillant de son pinceau chaque détail. Dans les espaces vides, ou semblant l’être, bien des choses vivaient, se régénéraient. Les pâquerettes fleurissaient dans l’herbe ingrate et y prospéraient. Elles me donnaient l’image de la qualité de la vie : Sois toi-même et prospère. Ces mauvaises herbes les avaient accueillies pour coloniser la prairie de leurs fleurs blanches. Sur des hectares d’herbes vertes, c’était un traumatisme, une rupture avec la bienséance. Entre les pissenlits et les coquelicots, les pâquerettes exhibaient fièrement leurs pétales blancs. Offertes aux cœurs généreux, aux ramasseurs de bouquets, aux mendiants à deux sous, elles s’offraient telle une garce des quartiers chauds. La pâquerette possède des vertus médicinales connues des femmes depuis des siècles. Elles ont la propriété de raffermir leur poitrine. Attention, messieurs, l’on ne touchait pas, ou alors, attention les dégâts ! Depuis l’antiquité nous connaissons les propriétés spécifiques des plantes. Elles en recèlent d’infinies quantités. J’aurais voulu être herboriste, posséder des connaissances sur les plantes qui peuvent soigner et traiter les maux divers. Mille six cents ans avant Jésus Christ, le traité de médecine égyptien, le papyrus d’Ebers détaillait de très nombreuses méthodes de guérison. Aujourd’hui, par exemple, l’ortie est une plante très employée dans la médecine moderne. Le haut de la plante pour les rhumatismes, la racine pour la prostate. La phytothérapie revient à la mode. Les Arabes avaient une médecine traditionnelle active basée sur les plantes. Les anciens avaient des remèdes exceptionnels. Dans notre monde nous utilisons trop de produits chimiques dangereux pour la santé. Quand je voyais ce que j’avais à avaler par jour ? Ce serait chouette, non ? Nous allions au jardin, l’on cueillait une herbe, nous la faisions bouillir et hop, nous étions guéris. Miracle, miracle, mais non, ce n’était pas comme cela que se passaient les choses. Ce serait trop facile, rien n’avait jamais été facile, et ce n’était pas aujourd’hui que cela s’arrangerait ! Les médecins étudiaient pendant de longues années pour obtenir un diplôme, qui leur permettait d’exercer l’un des plus beaux métiers du monde. Guérir, c’est un peu à la grâce de Dieu. La jeune fille de mes amis à Tanger était partie chercher son diplôme de médecin à Bucarest. De longues années l’attendaient, mais au bout de ce long parcours, il y aurait une ouverture sur la vie des autres. Ce serait un magnifique résultat. Ces jeunes gens avaient un courage à toute épreuve. Des études en anglais dans un pays étranger, loin des parents et la réussite au bout. Pas évident ! J’admirais cette jeune fille. Je lui souhaitais toute la réussite possible. Presque douze années d’études pour obtenir son doctorat et sa spécialisation. Il fallait avoir la tête bien faite. Tout cela en anglais à Bucarest, alors qu’elle était marocaine, et qu’elle parlait couramment le français. Le Maroc possédait une élite intellectuelle importante, issue de la bourgeoisie des grandes villes. Ce pays était un réservoir de savoir. En Guadeloupe, tous les spécialistes étaient des médecins maghrébins qui s’expatriaient pour trouver du travail. Les Antilles françaises leur offraient des postes intéressants dans les hôpitaux. Le Maroc, malheureusement n’avait pas trouvé le moyen de rétribuer ses intellectuels à leur juste valeur ! C’était ainsi. Nous trouvions en France ou aux États-Unis des médecins, des écrivains, des acteurs, des hommes et des femmes de sciences. Les poètes Marocains s’étaient fait connaître en France. Parmi les plus connus, Abdellatif Laâbi, Tahar Ben Jelloun, Siham Bouhlal rayonnaient en France par leurs talents d’écrivains. Je l’avais maintes fois signalé, la poésie marocaine est une grande poésie. Les poètes ont du génie.

Je ne souffre qu’une
Main
Me touche
Mon être
Est pétri de la glaise
Qui t’a fait

"Siham Bouhlal est poète et passeuse de cultures. Ses poèmes frémissent comme les algues qui s’élancent puis s’enfouissent au cœur d’une marée secrète. Ils se mirent au rêve d’une onde à venir, tels ces chants mystiques du temps où la foi ne portait point les armes." Jamel Eddine Bencheikh

C’est beau, hein ? La poésie devrait s’écouter comme la musique, en repos, l’âme disponible et le cœur ouvert. Si je m’écoutais, je lirais sans cesse les poèmes des auteurs Marocains, mais je ne pourrais plus écrire. Il me fallait faire un choix par ailleurs difficile. J’allais à l’encontre de mes envies. Mais revenons au manuscrit qui peine à se développer. Seulement quatre-vingt-neuf pages diable, je n’avançais pas ou tout doucement, page par page, au rythme du mot et de la virgule. Je grignotais le texte comme je grignoterais un casse-croûte. Cela faisait près de trois mois que j’étais sur ce manuscrit. A ce rythme-là, il me faudrait encore deux mois pour le terminer, mais est-ce si important ? Je n’en savais fichtre rien, aller plus vite ne rimait pas avec qualité ou suggestion du texte. J’avais assez de difficultés avec le présent, écrire était une sorte d’esclavage. Plus rien ne comptait que la mise en forme de mots et de phrases qui se complétaient et les compilations entassées dans mon cerveau. D’un coup, elles ressortaient pour gémir sur le papier, former un ensemble qui concourait à la crédibilité. Une ombre furtive entra dans mon bureau, c’était mon petit oiseau. Elle me plaqua deux baisers sur les joues. Elle était complètement ébouriffée comme Pilou quand Aïcha le lavait. Il avait les poils dans tous les sens. J’écrivais depuis cinq heures ce matin. Je regardais la pendule, il était sept heures et demie. Elle ouvrit la porte, Pilou gagna le jardin pour évacuer son surplus sur l’herbe du jardin. J’en profitais pour sortir également. Il faisait beau. Je m’asseyais sur le banc et je bourrais une première pipe. Aïcha ne m’avait pas appelé pour le petit déjeuner me voyant concentré sur mon manuscrit. Elle me connaissait bien, trop bien, même. J’avais bien écrit, j’étais content de moi, les mots sonnaient bien ! Je ne sais si les lecteurs partageront la même impression. J’avais fini ma pipe, j’entrais dans la salle de bains. J’aimais les douches chaudes qui faisaient du bien à mes muscles. Après, c’était classique, j’allais prendre mon petit déjeuner. Le merle noir était toujours sur la fenêtre de la cuisine à happer les mouches sur le carreau. Je voyais les allers et venues des camions de l’autre côté de la ligne de chemin de fer. Le premier immeuble était monté. Les briques rouges remplissaient les vides entre les piliers en béton. Le train à grande vitesse passa avec le sifflement habituel dû à sa grande vitesse. L’air était déplacé à deux cents kilomètres à l’heure. Je m’attendais toujours à un choc, comme s’il se cognait contre un mur de béton. Heureusement il n’en était rien, les techniciens avaient tout prévu. Il y avait beaucoup de tergiversations autour des trains à grande vitesse. Les trains à coussins d’air en particulier semblaient se réveiller de leur endormissement. C’était sans limites, le TGV français roulerait à cinq cent soixante-quatorze kilomètres à l’heure. Cela me faisait peur, où allions-nous nous arrêter ? La robotisation de l’humanité ne me plaisait pas du tout.

Je regardais les innombrables fleurs de bougainvilliers qui avaient colonisé la tonnelle. Elles étaient jolies, pétillantes comme du vin mousseux. Elles formaient une splendide couverture de couleurs. Leurs corolles ressemblaient aux robes de haute couture des maisons réputées. Elles allaient à l’encontre de la robotisation accélérée de notre espèce. Aurons-nous encore du plaisir à offrir des fleurs ? Je n’en savais rien, les choses changeaient tellement vite. J’aimais offrir des fleurs suivant le caractère de la dame quand nous étions invités. C’est tout un art. Il fallait bien la connaître. Chaque femme étant différente, un bouquet de roses ne va pas avec toutes.  Les lys vont avec des femmes sophistiquées. Les violettes reflètent le sentiment caché d’un homme pour une femme. Il y aurait lieu d’ouvrir le dictionnaire du langage des fleurs, et beaucoup à découvrir. L’œillet rouge a été introduit dans les traditions européennes vers le début du XXe siècle comme symbole de la journée du travail. En Italie, en France comme en Autriche, il se porte à la boutonnière pendant la journée du 1er mai. Pâle, il suscite le respect et l’admiration, tandis que vif, il symbolise l’affection et l’amour profond. La tulipe rouge s’apparente à la rose rouge, puisqu’elle exprime aussi un amour sincère et fort. Elle permet de faire une déclaration d’amour où érotisme et flamme se mélangent. Tout cela rime avec sensualité et plaisir. Ainsi, glisser cette fleur de couleur rouge sous l’oreiller d’une femme voulait dire qu’on voulait passer une nuit d’amour sensuel avec elle.

 Le froid commence à s’installer en ce mois de novembre et ce n’est que le début. L’hiver et ses températures glaciales ne sont pas encore là. Malgré la météo qui n'est guère encourageante, certaines fleurs choisissent cette période pour se montrer sous leur plus beau jour. Bien que le chrysanthème fleurisse de juin à novembre, c’est surtout au cours de ce dernier mois que cette fleur voit sa popularité atteindre son apogée. En effet, le chrysanthème, connu pour être la fleur des cimetières à l’occasion de la Toussaint et de la fête des Morts le 2 novembre, a une signification joyeuse dans le langage des fleurs. Dans d’autres cultures, c’est une fleur que l’on offre à l’être aimé, comme au Japon, son pays d’origine. En plus de l’amour, le chrysanthème exprime la fidélité, l’espoir, la joie. Passons à autre chose, après ce petit tour dans le monde des fleurs qui m’a fait plaisir. Il faudrait que j’achète le dictionnaire du langage des fleurs, le commander pour être sûr de l’avoir. Les fleurs, c’est comme le bon vin. Elles ont beaucoup de qualité et de parfum. Elles enchantent les yeux et le nez, mais aussi les âmes. « La fleur que tu m’avais jetée » dans le livret de Carmen, rehaussait la musique de l’opéra. Les fleurs, les mots ont une signification profonde dans le sens de la vie. Au théâtre ils sont le symbole de l’histoire. Leila m’apportait des pâquerettes, cueillies dans la prairie. J’appréciais énormément ces petites fleurs des champs, toutes simples, qui copinaient avec les coquelicots. Les moutons, ces terribles prédateurs auxquels rien ne résistait, ravageaient la prairie, se moquant allégrement des fleurs. Leila trouvait quand même ces pâquerettes à m’offrir. Elle venait à mon oreille me glisser tout doucement, je t’aime. C’était bon d’entendre cela de la bouche de son enfant. Elle bougeait beaucoup et chantait toute la journée. Elle ressemblait à mon merle sur la fenêtre de cuisine. Sautillante, exubérante, bruyante, c’était Leila mon petit oiseau, mon hirondelle. Elle avait de la répartie et du caractère pour une gamine dont l’anniversaire approchait : Elle aurait neuf ans le cinq août. Quant à moi, je prendrais un an de plus le trente juin. Quatre-vingt-six ans chers amis, ce n’était pas rien, je m’en rendais compte. J’aimerais qu’Allah me donne dix ans de plus pour rester un peu avec Leila. Je voudrais la voir grandir, devenir une belle demoiselle. Belle, elle le sera, j’en étais persuadé. Lorsque l’on arrive à mon âge, l’on s’inquiète pour tout et moi c’était l’avenir de Leila. De mon village du Gharb, je  réfléchissais à tout ce qui m’entourait tout en fumant la pipe. Nous ne connaissons pas l’avenir, personne ne peut le prédire sérieusement. C’est pourtant un sujet sérieux. J’avais lu dans internet un sujet intéressant :<< La prédiction faisait allusion à la perception du temps vue par la Grèce ancienne, avec un avenir fixe et immuable. Une prédiction était une connaissance de l'avenir qui se produirait sans faille, sans remise en question. Une prédiction signifiait que l'on ne pouvait rien changer au cours des évènements >>. Je ne croyais pas beaucoup à ces prédictions. Seul Allah décidait pour tout et pour nous ! Je considérais que les prévisionnistes hormis pour la météo ou les éruptions volcaniques, étaient beaucoup plus des margoulins que des gens sérieux. Je me méfiais de tout ce qui était pseudo scientifique. Le Coran nous apprenait tout de la vie et sur la vie. Sa vérité était tellement éloquente, que nous avions dans le Coran toutes les clefs du futur, de nos soucis et de nos problèmes. Driss arrivait à coups de moteur pétaradant sur sa vieille mobylette. Il avait trouvé le moyen de coincer une bouteille de gaz entre ses jambes pour Rachida. C’était presque de l’équilibre. Il posa la bouteille sur le carrelage de la terrasse et descendit de sa machine. Il s’assit sur le banc. Aussitôt Rachida arriva avec le thé bouillant et les petits gâteaux. La gendarmerie était venue déplacer un vendeur sur la petite place en face du pharmacien. Il gênait beaucoup de monde et ce n’était pas le jour du souk. Cet évènement avait créé des polémiques et des discussions entre les gens du village. Cela n’avait pas été au-delà des réclamations. Il y a toujours de quoi discuter au village, animé comme une réunion politique. Le plus volubile était le mécanicien de la place. Bien après le déplacement du commerçant, les discussions continuaient. Chacun se mêlait du problème, sans rien y connaître d’ailleurs. Driss reprit une tasse de thé. Il se leva et comme chaque jour, sortit ses moutons, accompagné de Leila et de Jamel. C’était un bon moment, juste avant le coucher de soleil. Une fois les animaux rentrés, Leila se lava les mains et mit les couverts sur la table de la terrasse. Il faisait bon, il fallait en profiter. En attendant que chacun se mette à table, j’allumais une pipe, il faudrait que je l’éteigne bientôt pour me mettre autour de la table. Ce soir, soupe de légumes au fromage, brochettes de dinde et purée. C’était parfait ! J’allais dans mon bureau voir si j’avais quelques mots à aligner. L’ordinateur fonctionnait parfaitement, mais les mots se culbutaient en une douteuse entreprise. J’éteignis la machine et me couchais les muscles endoloris.  Je m’endormis rapidement pour me réveiller vers cinq heures du matin. La douche m’avait mis de bonne humeur, et les yeux décollés, bien peigné, je me dirigeais vers la cuisine où tout était préparé pour mon petit déjeuner. Le café était sur la gazinière, d’un clic, elle s’alluma, je réduisais la flamme trop haute. Le café montait tout doucement dans l’appareil, son odeur était agréable. C’était fait, le café avait gagné le réservoir en verre numéroté en fonction du nombre de tasses. Un moment privilégié ! Un grand bol de café et deux tranches de pain tartinées de beurre salé de Bretagne, une vraie friandise. Le miel et le sucre avaient été supprimés depuis des mois, ordre du médecin pour combattre ma glycémie. Je laissais durer ce moment privilégié jusqu’au lever de Aïcha. Un lever difficile, les cheveux ébouriffés et encore mal réveillée. Le pyjama, fripé par une nuit de sommeil, avait perdu de sa superbe. Le coq de Rachida réveillait tout le douar de son chant de vainqueur à répétition. La vie s’éveillait, Rédouane était déjà au travail sur son tracteur fumant. Arabie était parti avec sa charrette chercher la luzerne qu’il faucherait dans son champ. Driss, lui aussi, était parti sur sa pétaradante mobylette d’antan. Rachida s’était arrangée, elle avait fait sa toilette et coiffé ses cheveux. Nadia était mal réveillée, mais Wallid, dans les bras, tétait son repas du matin. Le décor était planté pour la journée qui commençait. C’était comme une scène de combat, tout le monde était à son poste ! J’y allais, j’entrais dans le bureau, suivi par Pilou, attentif à mes déplacements. J’allumais ma pipe avant d’allumer l’ordinateur. Son clignotant vert fonctionnait comme la lumière d’une étoile. Avec lui, le signal sonore de son enchaînement au travail. Un cloporte s’était installé dans mon bureau, comment était-il entré ? Ma première réaction fut de l’écraser, puis je me suis souvenu d’un petit article lu sur internet. Tout avait une fonction dans la nature, et cet insecte, en réalité un crustacé, qui me dégoûtait tant, est extrêmement utile dans la nature, pour l’élimination de déchets sur terre, tels que les métaux lourds. Le mercure, le cadmium, le plomb sont ingurgités par ces petits crabes terrestres. Ce sont des nettoyeurs officiels de la terre. Donc, évitez de les tuer, vous rendrez service à notre planète ! La nature était judicieuse, admirable. Curieux comme de petits éléments vous faisaient dévier de votre propos. J’avais attrapé cette bestiole avec du papier et je l’avais jetée dans le jardin. Ut vita sit cum eo, que la vie soit avec lui. Un petit geste qui avait changé le cours des choses : Mon clavier était resté inerte. Tant pis, ce n’était pas très important. Après être sorti, je m’asseyais sur le banc pour fumer ma pipe. Pilou me suivait fidèlement, il ne me lâchait pas d’une semelle. Le cloporte avait disparu sous une dalle du jardin. Le concert des tourterelles et le gazouillis des moineaux entretenaient le moral, ssri, ssri, ssri. Mes canards se croyaient au cabaret, et se déhanchaient comme les danseuses du Moulin Rouge. Ils rejoignaient ensuite la mare et glissaient sur l’eau dans un sublime ballet de petits rats de l’Opéra. Tout ce petit monde autour de moi animait la maison. Le vent s’était à nouveau levé, un tout petit vent venu de l’Atlantique. Il n’était pas méchant, les branches des eucalyptus frissonnaient à peine. Dans ces moments-là, je regardais le ciel. J’aimais m’informer du théâtre du ciel, examiner attentivement la forme des nuages et leur direction. J’entrais à nouveau dans mon bureau, la grotte aux idées ! Oh si peu, les idées ne venaient pas comme cela. J’ai du mal avec elles ce matin, alors je publie un extrait de la poétesse Jamila Abitar :

L’aube sous les dunes, mai 05, 2017. Tant  de matins sous les dunes reposent sur le silence des vers partis en sable parmi les mots, dans un champ où la forme devient réalité. Témoigner de la marée, poursuivre l’écume En trombe du temps. Au fond des bronches, je serai blanchie, dessalée dans le corail. Je concédais sans remords que cette poétesse avait un énorme talent, j'aimais ces mots mis sur le papier, c'était une grande dame ! Je n’avais rien à ajouter.

Il y avait tellement de poètes et poétesses de talent que j’aimerais publier, mais il faudrait que j’aie une toute petite place pour moi-même. Une toute petite place, minuscule, un petit coin, juste pour me glisser à l’intérieur. J’écrirais deux ou trois mots et c’était tout. J’aurais l’impression ainsi de faire partie de la confrérie. Mon Dieu, quel orgueil !

Ali serait pendu,

Et l’on n’en parlerait plus.

Le monde de la poésie était riche. Ces artistes nous faisaient rêver avec deux mots, un adjectif et un verbe, c’était beau, c’était sublime. Ils avaient la science intime du beau. Je m’inclinais devant leurs rimes. Je rêvais avec eux. Je partais naviguer sur l’océan de leurs mots, sur la mer et les vagues de leurs rimes. Laissez-moi flotter au gré de leurs conjugaisons. Verlaine, oh maître, que de beautés universelles as-tu écrites. Je pourrais écrire des pages et des pages sur les poètes et poétesses qui ont nourri notre esprit.  Il y en aurait tant et tant, depuis la Grèce antique, de ces hommes et de ces femmes qui ont changé la nature du monde. Une chambre sans livres est comme un corps sans âme, Cicéron, magnifique, et Eschyle le fondateur de la tragédie grecque. Le génie existe depuis le commencement des temps. Nous n’avons rien inventé, n’oublions pas tous ceux qui nous ont précédés. Je laissais ma pensée s’endormir.

            Je me souvenais de l’agitation occasionnée par notre départ de Tanger pour Gueddari. Une semaine auparavant, c’était le branle-bas de combat. Aïcha mettait les vêtements dans les sacs et les valises. Ismaïl démontait les meubles. La camionnette d’un ami devait venir nous déménager. Pour notre départ nous avions fait de gros frais. Nous avions acheté un nouvel aspirateur balai de qualité qui ne faisait pas de bruit lors de sa mise en marche, d’une puissance adaptée et pourtant de petit prix. Une machine à laver le linge avec une peinture métallisée, en promotion, deux mille six cents dirhams, deux cent soixante euros. C’était beaucoup de frais, notre compte bancaire était à découvert, nous verrions avec notre agence. Nous partions à Gueddari avec des appareils ménagers adaptés. Aïcha était contente, mais moi, très contrarié de l’aspect de mon compte en banque. J’avais horreur d’être à découvert, même si ma banque consentait à fermer les yeux. Il y avait deux cents kilomètres à effectuer pour rejoindre Gueddari. Une très grande partie par l’autoroute et ensuite cinquante kilomètres par une route départementale le long du fleuve Sébou. Nous étions arrivés, et avions été joyeusement accueillis par la famille heureuse de nous revoir et de savoir que nous nous installions à Gueddari. Tout le monde nous avait aidés, pour le transport des appareils ménagers à l’intérieur. Ismaïl s’était chargé de remonter les meubles pour que nous puissions ranger les affaires. De mon côté, j’installais mon ordinateur et mon imprimante sur le bureau. Lio nous avait rejoints, lui aussi, très content de nous revoir. Pilou avait retrouvé son domaine, il me suivait pas à pas. Il serait nécessaire de prévenir Abdelkader de notre arrivée pour exécuter les travaux dans mon bureau. Beaucoup d’agitation, de nervosité, mais tout était bien, à la hauteur de nos ambitions. Les meubles bien installés, le linge bien rangé, c’était parfait, une bonne chose de faite ! Nous étions sur place, ce serait facile de faire exécuter les travaux les plus urgents. Sur le plan électrique, nous avions beaucoup de réparations et de remplacements à effectuer. Cela viendrait en son heure. Curieusement, je me souvenais de la température de ce jour-là, 31°. Il faisait très bon, et les amis avaient chaud, ils ne supportaient pas la chaleur. Moi, j’étais ravi, la chaleur me faisait renaître, revivre et dégageait en moi une sorte de joie de vivre. Fourade installa la nouvelle machine à laver le linge. L’ancienne qui fonctionnait très bien, mais était rouillée serait donnée à Nadia. Toutes les machines qui n’ont pas de peinture métallique rouillent et perdent de leur superbe. C’est la raison pour laquelle nous avions acheté une machine avec une peinture métallique pour Tanger. Nous retrouverions ainsi, une machine en bon état à chaque fois que nous irions à Tanger. La semaine avant notre départ, le vent s’était déchaîné. Tanger était la ville du vent et ce jour-là, il soufflait très fort. Le linge qui séchait sur le balcon avait été balayé et retrouvé à terre. Je pense l’avoir déjà dit, mais j’avais horreur du vent. Il était arrivé un jour, où le vent était tellement fort qu’il avait failli me faire chuter sur le trottoir. Je l’entendais siffler dans mon bureau. Il sifflait à travers les interstices de la fenêtre. C’était désagréable en diable, mais qui peut arrêter le vent ? Je sentais son souffle me parvenir sur le cou. Il était froid. Je pensais à l’état de la mer. Avec ce vent, le capitaine du ferry avait dû faire distribuer des sacs de papier pour les passagers malades.  Je me munissais toujours de cachets contre le mal de mer que j’absorbais une heure avant d’embarquer. Lorsque je pratiquais la voile, je n’avais plus besoin de ce médicament. J’étais habitué et je ne subissais plus le mal de mer. Je supportais les éléments, même très difficiles. Je pensais aux passagers, j’avais vu une traversée d’Algésiras très difficile pour les passagers. Les matelots devraient nettoyer  l’entrepont avant le prochain embarquement Aïcha m’avait surprise, elle n’était pas malade en bateau. Pourtant, cela gîtait dur sur le parcours d’Algésiras, et elle n’était pas habituée à voyager en bateau, c’était sa première sortie. Ravie, elle s’était mise à la rambarde du ferry et regardait la côte Marocaine qui se profilait au loin. D’Algésiras, la traversée était beaucoup plus longue que depuis Tarifa, soit une moyenne de deux heures au lieu de trente minutes. J’étais revenu à Gueddari, mes pensées m’en avaient éloigné. Arabie était venu nous saluer. Aïcha avait offert le thé à la menthe et les petits gâteaux au miel. Arabie était content de constater notre implantation définitive à la campagne. Adieu Tanger, ville des vents, vive la campagne, et son espace ouvert à toutes nos sollicitations. Nous étions installés, restaient les modifications, les agencements, les arrangements avec les espaces. Cela se ferait tranquillement, tout doucement, avec le temps. Avec le temps, va tout s’en va,  chantait Léo Ferré. Il avait raison le poète. Avec le temps tout s’en allait, nos soucis, nos douleurs, nos amours. Arabie n’en était pas la cause, il avait été le détonateur de mes pensées. Un mot en appelait un autre et hop, mes pensées bifurquaient. C’était curieux comme je passais souvent du coq à l’âne, guidé par les méandres de mon imagination qui m’amenait là où je ne m’y attendais le moins. Je ne devais pas être seul à changer ainsi de direction dans le courant d’une réflexion ? A ce moment, Arabie se leva, salua la famille et se dirigea tout droit vers sa grande maison. J’examinais mes bougainvilliers, ils étaient magnifiques. Les fleurs resplendissaient, c’était le bonheur. Dehors, la haie d’oliviers s’alignait bien droite. Nous cueillerions les olives en fin d’année. En fin deux mille vingt et un, nous avions récolté vingt kilogrammes.  Pas mal pour une première fois… Nous devrions avoir une production supérieure cette année. J’en étais bêtement fier alors que je n’en étais pas vraiment responsable. Nous mangions beaucoup d’olives à la maison. Le matin avec le petit déjeuner, le midi et le soir, servies dans une soucoupe. Les bienfaits des olives vus par internet :

Les olives sont riches en polyphénols, un antioxydant puissant qui permettrait de renforcer le système immunitaire, de diminuer le stress oxydatif des cellules du cerveau et de renforcer la mémoire. Elles contiennent par ailleurs des acides gras insaturés qui permettraient de réduire le risque de maladies cardio-vasculaires et de diminuer la tension artérielle. Ces « bonnes » graisses ne font pas grossir et peuvent même vous aider à garder la ligne en favorisant la sensation de satiété. L’olive est donc un allié minceur… qui l’aurait cru ? Les olives seraient également bénéfiques pour les yeux et la peau ! Ces fruits fournissent au corps une source de vitamine A, importante pour la qualité de la vision, pour protéger la peau et également pour lutter contre l’apparition des rides.

C’est vrai que je voyais ma famille avaler des quantités incroyables d’olives et d’huile d’olive sans grossir. L’huile d’olive était d’ailleurs utilisée en grande quantité à la maison et sans aucune restriction. Elle était ajoutée dans la soupe, dans la salade, dans les plats consistants. Bref, c’était le médicament universel, tant cité dans les livres anciens. Je n’étais pas absent de la consommation familiale, je participais activement à dilapider les récoltes du jardin. Aïcha mangeait des olives dans la journée sans que rien ne l’y oblige. Elle allait dans le placard, ouvrait le bocal et puisait largement dedans. C’étaient des gestes répétitifs et automatiques. Ce n’était pas la faim, non, c’était une habitude, du grignotage, une sorte de vol à l’étalage. J’allais dans mon bureau, je m’asseyais devant l’ordinateur. Après qu’il fut allumé, je réfléchissais à ce que j’allais écrire. Le démarrage était difficile, les premiers coups de pédale pour entraîner la chaîne de vélo demandaient de la force et de la constance. Ouf, cela y était, j’avais démarré. Je me demandais s’il existait des panneaux isolants à coller sur les plafonds et les murs. Il existait de nombreux panneaux isolants, mais pas collés. J’étais toujours obnubilé par la protection des murs intérieurs. Il fallait des spécialistes, cela revenait très cher. Ce n’était pas pour Ali. Il faudrait pourtant que je m’y fasse. La solution serait peut-être la construction d’un double mur en briques. Une isolation intérieure entre les deux murs par du polystyrène serait la bienvenue. J’allais en discuter avec Abdelkader. Tout serait une question de prix, briques, isolants et main-d’œuvre. C’était terrible, que tout se résume aux questions de prix. Cette maison était un gouffre financier si je voulais aller au bout des travaux. Il fallait savoir ce que nous voulions. Nous le savions ! Rendre cette vieille maison plus confortable. Elle le serait, avec le temps. Après mon bureau, une petite pièce, ce serait le tour du salon, d’une surface beaucoup plus grande. Ainsi allaient les choses. Si Abdelkader savait travailler le plâtre, ce serait plus pratique et moins cher, nous verrions avec lui. Le bureau était mon lieu de travail, je voulais qu’il soit fait en premier. Nous attendions toujours le devis de la véranda. Il ne fallait pas être pressé. La véranda était un travail à exécuter d’urgence. Elle empêcherait la pluie de dégrader le mur extérieur de la maison. Nous installerions ensuite le groupe électrogène. A Gueddari, les coupures électriques duraient de longues heures. Le groupe, doté de la faculté de fonctionner aussi bien avec le gaz que de l’essence, serait donc très utile. Ces détails comptaient dans la vie de tous les jours. J’avais fait le tour des travaux à réaliser. Je me recentrais sur mon objectif, continuer l’écriture de plus en plus difficile de mon roman.  Un souvenir me revint sans crier gare. Un jour à Tanger, Leila arriva en courant, elle criait, papa, papa, il y a le feu dans la prairie. Je sortis vite du bureau. De ma fenêtre, du premier étage, je voyais qu’effectivement le feu avait pris une place importante dans la prairie en face de l’immeuble. Le mobil home du gardien du chantier était entouré de flammes. Des volontaires jetaient de l’eau sur le petit bâtiment. Les pompiers arrivèrent très vite, déployèrent leurs lances et aspergèrent les herbes de tonnes d’eau. Le feu s’était éteint, mais ils continuèrent leur travail par prudence durant dix minutes encore. Le mobil home était sauvé, il avait été léché par les flammes sans l’endommager. Le feu s’était sans doute propagé à cause d’un mégot jeté là, c’était probable selon les pompiers. Il faisait beaucoup de vent, et les fils électriques vaient mis le feu à l’herbe. Cette anecdote m’était revenue subitement à l’esprit. Le cerveau est empli de souvenirs comme celui-ci qui surgissent sans le vouloir! Ils ne réapparaissent pas à la demande. Le cerveau clique sur un de ses neurones et hop, un souvenir refait surface. Mais ce souvenir ne suffit pas à remplir une page et à me guider vers la fin de mon manuscrit. Il était là, c’était tout, venu de nulle part. Abracadabra, c’était de la sorcellerie. Sur mon clavier, je tapais quelques mots qui me paraissaient aller dans le bon sens. Nous avions décidé avec Rachida de nous rendre à Sidi Yayha pour faire des emplettes dans un nouveau magasin, style supermarché. Cette visite nous permettrait de voir ce que ce magasin offrait à la clientèle, et pourrait sans doute nous éviter de nous déplacer à Kénitra ? C’était un magasin de produits turcs. Il y aurait-il toujours le problème de la carte bancaire, problème récurrent à la campagne. C’est pour cette raison que nous allions faire nos achats à Kénitra, soit cent quarante kilomètres aller-retour à parcourir. Cela faisait cher le paquet de beurre ! J’avais décidé d’arrêter de fumer, j’attendais mes cigares de Cuba. Le tabac de qualité était en rupture de stock en raison du problème frontalier entre l’Espagne et le Maroc. Les relations allaient s’améliorer et avec elles, la vente de mes cigares de Cuba. Pour ma pipe, j’attendais le tabac Amphora. Driss arriva avec sa vieille mobylette dans une pétarade de sons et une fumée à asphyxier la population. Il descendit de sa machine en boitant : il était tombé et s’était fait mal. Il n’avait rien de cassé, fort heureusement. Aïcha lui amena la théière et une tasse. Il se servit un thé bouillant avec trois morceaux de sucre blanc. Il avait des ecchymoses aux bras et aux jambes. Rachida désinfecta ses plaies avec de la Bétadine. Il avait roulé sur un caillou qui avait déséquilibré la mobylette. C’était un souci, ce transport sur un deux roues. Au Maroc, généralement, leurs conducteurs ne mettaient pas leur casque. Les risques étaient amplifiés. Les jours de souk, j’avais toujours la crainte de voir un accident. Il y avait tellement de monde. Entre les automobiles, les chariots tirés par les chevaux, les vélos, les motocyclettes et les mobylettes. C’étaient un jeu d’esquive. Je n’aimais pas du tout ce jour pour la circulation des deux roues. Driss était passé maître dans ces démonstrations. Il amenait Aïcha et Rachida derrière sa mobylette. La pauvre n’en pouvait plus de supporter de tels poids ! Heureusement, cet accident n’avait pas eu de graves conséquences. J’espérais que Driss dorénavant porterait son casque. Il faudrait racheter de la Bétadine, le flacon était vide. La réserve de produits pharmaceutiques à la maison était importante. Nous étions nombreux. Il nous fallait tout prévoir : les plaies, les maux de tête, les coliques, les diarrhées, les pansements, l’albuplast, l’alcool à quatre- vingt dix degrés, les bandes Velpeau. Une petite armoire était prévue à cet usage. Que de choses fallait-il ranger en prévision de catastrophes. Une épine dans le pied ou dans la main, il fallait une pince afin de retirer cet hôte gênant puis désinfecter. Aïcha s’en tirait très bien. Rachida s’était spécialisée dans les massages pour atténuer les douleurs, les étirements. Les familles comportaient plusieurs spécialistes. Le médecin n’était appelé qu’en cas d’urgence, le reste était traité entre nous. C’était mieux ainsi ! Wallid se portait bien entre sa maman et Rachida. Jamel s’habituait à son nouvel environnement. Leila était ravie de s’en occuper en revenant de l’école. Elle caressait son petit museau blanc, il semblait tout content. Elle lui donnait son grand biberon de lait, qui serait supprimé prochainement. Il serait bientôt capable de se nourrir exclusivement de fourrage. Ses hj han hi han seraient ceux d’un adulte. Leila pourrait monter sur son dos et il tirerait la petite charrette. Il ne serait ni esclave ni maltraité, ce n’était pas dans notre nature. Il serait comme les autres pensionnaires de la maison, aimé et gâté. Les canards se déhanchaient à la queue leu leu, cela me réjouissait toujours autant. Après un plouf dans la mare, ils glissaient avec grâce sur l’eau. Plus rien à voir avec leur démarche disgracieuse. J’avais envie de construire un enclos pour les poules de Rachida, avec un abri pour qu’elles puissent pondre et s’abriter de la pluie. Des poteaux en bois, quelques planches et du grillage devraient faire l’affaire. Il y aurait peu de frais pour optimiser leur logement.  Le coq serait chez lui et veillerait sur sa basse-cour. Nous, nous n’aurions qu’à ramasser les œufs gentiment pondus par les cocottes de Rachida.  C’était la belle vie, non ? S’adapter aux difficultés était l’une des premières leçons de la vie. Réfléchir à la manière dont on pouvait surmonter ce handicap, l’authentifier. Quand c’était surmonté, cela paraissait tellement facile, que l’on se faisait des reproches. Ouais, c’était ainsi que je procéderais avec les poules de Rachida. Il y avait environ soixante-dix mètres carrés, largement de quoi picorer sans avoir peur du loup. Leila serait contente de leur jeter du grain à travers le grillage et de chercher les œufs. Ils n’avaient pas du tout le même goût que les œufs des poules d’élevage de trois cents poules, si ce n’est plus, entassées dans un bâtiment ! Un produit bio supplémentaire pour nous. La prochaine fête du mouton, l’Aïd al-adha serait célébrée le dimanche 10 juillet 2022. Encore un mois. L’on commençait à en parler de plus en plus souvent. C’était une date historique, tirée de l’Ancien testament. Elle symbolisait le sacrifice d’Abraham sur son fils, commandé par Dieu et compensé par sa grâce par le sacrifice d’un bélier. Le Coran le rappelait dans la sourate XXXVII, que les musulmans n’oubliaient pas de lire. Ils la connaissaient par cœur. La vie au Maroc fonctionnait en osmose avec la religion, c’était un équilibre indispensable. Nous étions vendredi, le muezzin appelait à la prière du haut du minaret de la mosquée du douar. Les hommes, les ablutions effectuées entraient dans la mosquée pieds nus, écouter l’imam et prier. Tous les hommes de la famille étaient revenus en discutant avec animation. Ils s’installèrent à table pour déguster le couscous d’Aïcha. Leila était contente, c’était le seul jour de la semaine où il y avait du Coca Cola. J’avais eu une bonne surprise à la fin du repas. Ismaïl m’avait acheté des cigares Guantanaméra, des Havanes de Cuba. Il les avait trouvés dans une boutique au centre de Tanger. Comme ils étaient agréables à fumer ! J’allais essayer de faire durer le paquet jusqu’à mon anniversaire.

            J’avais beaucoup de mal à terminer mes cent pages. L’inspiration devenait difficile. Je m’étais toujours demandé comment faisaient les écrivains pour aller jusqu’au bout de leur récit. Ils devaient avoir un cerveau différent du mien. Je butais sur l’histoire, une histoire faite d’anecdotes émanant du village ou de la famille. Je puisais tout au fond de ma mémoire pour trouver quelque chose d’intéressant, de nouveau qui relèverait le niveau de mon récit. C’était peine perdue, rien ne venait à la rescousse. Je n’allais tout de même pas ingurgiter une mixture miraculeuse, vendue par des jeteurs de sorts pour développer le cerveau. Pouah, nenni, il n’en était pas question. Je n’étais pas adepte de ces trucs, aphrodisiaques, eaux de jouvence et autres machins ! Certains l’utilisaient pour retrouver la force, la décupler. Berk, c’étaient de vilains procédés. Je n’en voulais point. Tant pis pour les ricanements derrière mon dos, la poudre de perlimpinpin, très peu pour moi ! Laissons cela aux pauvres d’esprit. Les croyances ancestrales perduraient, les sorciers avaient encore de beaux jours devant eux. Je ne croyais qu’à la science et à ce que je voyais. Le Coran nous apprenait tout de la vie, il ne fallait pas chercher ailleurs des solutions sorties des réalités. Les sorciers ne feront jamais par leurs simagrées le résultat de quatre fois quatre Bon, j’avais mal aux yeux, il était deux heures du matin. Je me levais, fermais l’ordinateur, éteignais la lumière et allais me coucher. Je me glissais dans les draps. J’avais réveillé Aïcha. Elle passa ses bras autour de mon cou et m’embrassa. Nos lèvres aspirèrent le souffle du désir, le souffle de l’envie. Nos mains unies, alliées dans l’étreinte s’étaient resserrées conjointement. Nous avons visité ensemble un monde de fleurs et d’oiseaux.   

 

 

DORS MON AMOUR

 

Laisse- moi te regarder

Dors mon amour

Tes yeux clos

Renferment tes secrets.

Quels sont-ils

A quoi penses-tu ?

Es-tu heureuse

Dans tes rêves

Suis-je avec toi ?

Je voudrais

Déposer un baiser

Sur tes lèvres ouvertes

Dors mon amour

Où es-tu ?

Dans quelles profondeurs

De l’esprit es-tu

Je ne peux t’accompagner

Jouir avec toi

De tes rêveries

Planer en toute liberté

Dans un monde libéré

Conduit par les anges

Dans le pays doré

Des fruits d’or et d’argent.

Dors mon amour

Tu ne sauras jamais

Que je t’ai regardée

Caressée du regard

Aimée de mon âme tourmentée.

Dors mon amour

Mon aimée

Ma désirée !

 

Ali GADAR


Commentaires

Anonyme a dit…
Belle histoire d'une famille et d'un village marocain.
Anonyme a dit…
Au sujet du roman , il m’a vraiment plu . Pour moi vous avez très bien décrit la vie dans un village, leur coutume , leur bonté, leur générosité, leur savoir . Votre amour pour ces gens là . Votre lien , votre tendresse envers leyla, envers Aïcha , votre désir de vouloir aider chacun ……
Bref je l’ai lu sans m’arrêter 😉 donc pour moi c un grand bravo !!!!
Anonyme a dit…
AC Je trouve que tes descriptions des lieux et des atmosphères, des coutumes, sont très vivantes, des petits bijoux. On a l'impression d'y être. J'ai adoré la relation de la toilette de Lio, qui m'a fait rire.
AC a dit…
Hello. Ce qui m'a particulièrement plu dans cette partie du texte... Je me suis trouvée dans le paysage que tu décris, au milieu de la population. J'y étais. Et puis, alors que je suis assez insensible à la poésie, j'ai aimé la tienne. J'aime aussi Prévert, Verlaine, Boris Vian, La Fontaine, Maurice Carème, Victor Hugo, Léo Ferré, mais je connais quelques vers, et je n'ai pas lu leurs oeuvres. Flatteuse, la comparaison, non?
ali gadari a dit…
Je remercie tous ces premiers lecteurs qui me donnent beaucoup de courage pour continuer. Je pense également que le commentaire de AC est trop flatteur, mais je la remercie de me mettre à côté de tous ces génies.

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