En Andalousie, le calvaire des ramasseuses de fraises marocaines

En Andalousie, le calvaire des ramasseuses de fraises marocaines

Durée de lecture : 10 minutes

12 juin 2020 Hélène Servel et Pascale Müller (Reporterre)

     

Camps de fortune, absence d’eau potable, salaires de misère... En Andalousie, des milliers de Marocaines sont exploitées dans les champs de fraises. Des collectifs se battent pour leurs droits ainsi que pour ceux des travailleurs migrants africains qui subissent le même sort.

Des femmes récoltent des fraises sans masque, d’autres épandent des pesticides dans une serre en plastique blanc, tandis que, tout proche, des travailleuses se reposent dans une tente. C’est la scène que montre une vidéo tournée dans les champs du producteur de fraises espagnol Berries los mimbrales, à Rocío dans la région de Huelva [1], en Andalousie. 

Le collectif des Jornaleras de Huelva en lucha — les Travailleuses journalières de Huelva en lutte — qui l’a mise en ligne raconte sur leur page Facebook que dans les champs de ce producteur, les équipements de protection contre le coronavirus manquent. Que les cris et les insultes feraient partie du quotidien des ouvrières, qu’elles seraient payées moins que le salaire minimum légal, que les heures supplémentaires ne seraient pas rémunérées en tant que tel et que six personnes doivent se partager une seule chambre. Berries los mimbrales est un des fournisseurs de Driscoll’s, un des plus gros revendeurs de fraises de la région qui exporte à destination de nombreuses chaînes de supermarchés européens.

La région de Huelva est le plus gros producteur de fraises d’Europe : pendant la saison 2018-2019, plus de 340.000 tonnes de fraises y ont été produites pour un chiffre d’affaires de 554 millions d’euros. Pourtant, le salaire minimum des ramasseuses et ramasseurs de fraises à Huelva est resté plafonné à 42 euros par jour, c’est-à-dire en-dessous du salaire minimum décidé par les conventions interprofessionnelles espagnoles.

La plupart des travailleuses marocaines ne savent ni lire ni écrire et ne parlent pas espagnol

Depuis quelques années, de plus en plus d’articles racontent l’exploitation et la violence sexuelle que vivent les ouvrières dans les champs de fraises de Huelva. En plus des travailleurs d’Europe de l’Est et des travailleurs migrants subsahariens, ce sont surtout des femmes marocaines qui viennent pour la saison en Espagne, par un système de quotas. Leur situation inquiète particulièrement le collectif Jornaleras de Huelva en lucha : « La plupart des logements et des champs sont fermés aux observateurs », déplore Ana Pinto Lepe, cofondatrice. Même si le collectif collabore avec une coopérative d’avocates, dans les circonstances actuelles, il leur est très difficile d’atteindre toutes les travailleuses agricoles. Selon les chiffres de l’Anapec, l’agence d’intérim marocaine publique qui envoie les travailleuses en Espagne, sur les 16.600 femmes qui devaient rejoindre la péninsule ibérique pour la saison, seulement 7.000 ont réussi à passer avant que la frontière ne soit fermée le 13 mars.

Un collectif de travailleurs africains a aussi vu le jour à Huelva. Ici, ils manifestent aux côtés de celui cofondé par Ana Pinto Lepe.

Directement sélectionnées au Maroc par l’Anapec, la plupart de ces femmes ne savent ni lire ni écrire, ne parlent pas espagnol et ce sont elles qui assurent, parfois, le revenu de toute leur famille. « Dans les choix de recrutement, ils cherchent les plus marginalisées et les plus précaires parce que cela crée un lien de dépendance, à cause de ce besoin économique. Cela crée de la malléabilité, de la docilité et de la corvéabilité », dit Chadia Arab, géographe et auteure de Dames de fraises, doigts de fées, un livre-enquête publié en 2018 aux éditions En toutes lettres sur les conditions de travail des femmes marocaines dans la fraisiculture à Huelva. Pour la chercheuse au CNRS à Angers, la pression accrue due au manque de main-d’œuvre s’est fait particulièrement ressentir sur les femmes marocaines « qui étaient déjà expulsables et jetables à tout moment si elles ne correspondaient pas bien au travail demandé ».

Ana Pinto Lepe a elle-même travaillé dans quelques-unes de ces immenses exploitations de la région de Huelva où fraises, myrtilles et framboises sont produites à grande échelle. Pendant la crise du coronavirus, leurs conditions de travail se sont encore dégradées et selon l’activiste, « il y a encore plus d’exploitation et de maltraitance sur les lieux de travail qu’avant ».
 
D’autres travailleuses et membres du collectif ont accepté de partager leurs témoignages avec Reporterre mais seulement de manière anonyme, par crainte de perdre leur travail. L’une d’entre elles a travaillé pour Cuna de platero, une des plus grandes entreprises d’Andalousie. Même avant l’épidémie de coronavirus, l’entreprise n’avait pas bonne réputation : la travailleuse raconte qu’elle n’émettait par exemple aucun contrat en règle. « Au début du Covid-19, ils ne respectaient absolument pas les mesures de sécurité, de distance, les masques, les gants… On a dénoncé ça mais bien sûr, il y avait déjà plein de problèmes avant et ça a continué. » Suspectant la présence de personnes positives au virus dans l’entreprise, « beaucoup de gens vont au travail avec la peur au ventre parce qu’il n’y a aucune mesure de sécurité ». Une autre femme évoque la ribambelle d’heures supplémentaires accumulées pendant le confinement : avec la fermeture des frontières, de nombreuses travailleuses migrantes n’ont pas pu se rendre en Espagne pour la saison. La charge de travail restant la même, elle s’est reportée sur celles déjà sur place. « Aujourd’hui par exemple, ils nous ont demandé de faire cent boîtes de plus. Moi, je voulais partir, j’étais morte de chaleur, j’avais soif, je n’avais même pas d’eau et ils m’ont dit : "Non, tu restes". Je savais que si je partais et s’il y avait des licenciements, je serais la première à être virée. »

Un collectif des travailleurs africains a aussi vu le jour à Huelva

Les tentatives d’alerter l’inspection du travail n’ont rien donné, rapportent les femmes du collectif. « Elles savent que personne ne va défendre leurs droits donc elles baissent la tête et continuent à travailler », déplore Ana Pinto Lepe. C’est en partant de ce constat que le collectif a commencé à dénoncer publiquement les abus subis sur les réseaux sociaux. Et il n’est pas seul à le faire. Dans les dernières semaines, les témoignages de travailleurs via le syndicat Sindicato andaluz de trabajadores (SAT) et différents collectifs se sont multipliés, dénonçant le manque de protections sanitaires, les logements surpeuplés les violences et les salaires toujours trop bas.

« Depuis que nous avons commencé notre travail de dénonciation, quelques entreprises ont mis en place des mesures de sécurité », rapporte Ana Pinto Lepe. Une des exploitations aurait ajouté un jour de congé hebdomadaire, alors qu’auparavant, les employées travaillaient sept jours sur sept. Reporterre a sollicité les organisations patronales Interfresa et Freshuelva pour les interroger sur les mesures mises en place pour protéger les travailleuses et travailleurs en période de coronavirus. Aucune des deux organisations n’a répondu à nos demandes.

La crise sanitaire a relancé la discussion, timidement ouverte il y a quelques années, sur les conditions de travail dans l’agriculture. Et comme en Allemagne, en Italie ou au Portugal, la situation à Huelva a poussé les travailleurs agricoles à s’organiser de plus en plus systématiquement, en l’absence d’aides de l’État. Parallèlement au collectif d’Ana Pinto Lepe, le collectif des travailleurs africains a aussi vu le jour à Huelva. Ce sont eux qui sont à l’initiative du hashtag #RegularizacionYa, une campagne qui exige la régularisation des migrants dans le contexte de la pandémie. En plus des femmes marocaines, des milliers de travailleurs, la plupart originaires d’Afrique subsaharienne, vivent dans des campements de fortune à côté des champs de fraises. Leurs logements sont faits de bâches en plastique et de tôle et ne disposent ni d’eau, ni d’électricité. Même si certains vivent là depuis des années, beaucoup n’ont pas de papiers et n’ont donc aucun accès à des soins médicaux. Début mai, Diego Cañamero Valle, du syndicat SATpostait des photos de cabanes en plastique à Lucena del Puerto. « Dans ce campement, il y a six citernes d’eau en plastique mais elles n’ont plus été remplies depuis un mois », décrit le syndicaliste. L’eau et la nourriture distribuées par la Croix rouge et Caritas ne suffisent plus. « Dans les camps, la faim, la soif et les ordures sont partout, dénonce Diego Cañamero Valle. Je maudis tous ceux qui, parce qu’ils ont le pouvoir, permettent cette situation. »

« Dans les camps, la faim, la soif et les ordures sont partout. »

Il y a quelques années, le rapporteur spécial des Nations unies pour l’extrême pauvreté et les droits humains avait dénoncé dans un rapport « des conditions de vie qui sont parmi les pires que j’ai vues dans le monde ». Grâce à la pression de l’opinion publique, le collectif des travailleurs africains à Huelva a finalement réussi à obtenir que le gouvernement andalou garantisse au moins l’accès à l’eau et à l’électricité dans les quelque quarante campements de la région.

Mi-mai, Yolanda Díaz, la ministre du Travail du gouvernement de gauche Podemos, annonçait de nouvelles mesures pour lancer une large campagne de l’inspection du travail de deux mois dans les champs andalous. Des contrôles renforcés devront être mis en place sur la question de « l’exploitation des travailleurs, le trafic d’êtres humains, le travail forcé, l’esclavage ou des pratiques se rapprochant de l’esclavage ». La campagne a commencé récemment et semble déjà porter ses fruits : selon le média espagnol La Mar de Onuba, le 28 mai, l’entreprise Almonte Arenas Benditas SL s’est fait épingler pour avoir employé vingt personnes sans papiers et les avoir rémunérées bien en-dessous des salaires fixés par les conventions du secteur.

Les producteurs de la région de Huelva décrivent ces mesures comme une attaque en règle contre le secteur agricole andalou. Le secrétaire de la COAG, l’association des agriculteurs et éleveurs en Andalousie, regrette que le gouvernement ait « participé à cette campagne toxique de la concurrence européenne contre l’agriculture andalouse ». Selon l’organisation, les cas de maltraitance et d’exploitation ne seraient que des cas isolés. Pourtant, les chiffres du gouvernement espagnol publiés en février par La Mar de Onuba, montrent clairement que les violations du droit du travail sont loin d’être des cas isolés. Selon les données rapportées par ce média, parmi les 15.000 travailleurs saisonniers qui étaient embauchés en 2019, seulement 243 travaillaient avec un contrat de trois mois en règle.

Ana Pinto Lepe ne comprend pas pourquoi les agriculteurs s’opposent de manière aussi virulente à ces contrôles si la maltraitance et l’exploitation ne sont, selon eux, que des cas isolés. « Si vous dites que les gens qui travaillent dans les champs sont bien traités, de quoi avez-vous peur ? Les entreprises devraient ouvrir leurs exploitations aux inspecteurs du travail. »


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