Porté par son succès, le vin naturel affirme sa dissidence
Porté par son succès, le vin naturel affirme sa dissidence
Vignerons et consommateurs de vins « nature » (ou « naturels ») sont de plus en plus nombreux et les autorités surveillent de près ces rebelles du raisin. Face à cette pression, et pour éviter que des industriels pervertissent leurs valeurs, des professionnels du vin nature ont décidé de créer un syndicat.
Sébastien Riffault, installé à Sury-en-Vaux, dans le Cher, a failli perdre l’appellation Sancerre parce que la hauteur de l’herbe dans ses vignes n’était pas réglementaire. Sébastien David, vigneron à Saint-Nicolas-de-Bourgueil (Indre-et-Loire), a été contraint d’envoyer plus de deux mille bouteilles à la distillerie. Les « fraudes » lui reprochaient un taux « d’acidité volatile » supérieur aux normes. « Pourtant, cela ne dérange pas les gens, qui boivent le vin avec plaisir », dit Gilles Azzoni, un de ses collègues qui exerce en Ardèche. « Les bouteilles étaient prévendues à 20 euros l’unité hors taxe ! » Du côté de la Bourgogne et de l’appellation pouilly-fumé, une étrange malédiction frappe deux vignerons bio : « L’un s’est vu retirer l’appellation, l’autre s’est fait déclasser toute sa cuvée 2017 », raconte leur avocat, Éric Morain, qui conteste ces décisions. « Pourtant, ce sont les deux seuls vignerons en bio de l’appellation, et les deux seuls que l’on retrouve sur la majorité des meilleures tables du monde… » « On est pas mal de vignerons nature à avoir les fraudes sur le dos », résume Gilles Azzoni, qui vinifie en nature depuis l’an 2000. Pour lui, le rappel à l’ordre se fait plus discret. « Depuis un an, elles nous embêtent sur les étiquettes. Je ne pense pas que cela ira jusqu’au tribunal, mais on risque des amendes. »
Depuis peu, il semblerait que les vignerons dits « nature » agacent. Dans les pas des pionniers des années 1980, ils ont réussi à se développer loin des traditionnels cadres de la filière viticole, prônant une agriculture biologique poussée — voire biodynamique — dans les vignes, et l’absence d’intrants à la cave. Le tout donne des vins aux goûts surprenants pour les non-initiés (parfois fortement décriés par les conventionnels de la filière), vifs, très proches du raisin pour certains, éventuellement fragiles car non stabilisés grâce à diverses béquilles, et aussi divers que les fortes personnalités de leurs créateurs et créatrices.
Définir sans brider
Après des débuts difficiles, le succès est enfin là, mesurable notamment par la multiplication des cavistes dédiés. « L’expansion est vertigineuse depuis un peu moins de dix ans, témoigne Gilles Azzoni. Le produit plaît aux jeunes. On vend beaucoup en Asie et aux États-Unis. Le marché est hyper tendu. » « En Anjou et dans le Muscadet, 90 % des bios ont au moins une cuvée nature », explique Jacques Carroget, vigneron de la Loire et secrétaire national viticulture de la Fnab (Fédération nationale d’agriculture biologique), le syndicat des agriculteurs bios. À cela s’ajoute une médiatisation importante, bien que ces vignerons nature restent encore très minoritaires dans la profession.
Autant de facteurs qui ont pu attirer l’attention de l’administration sur ces francs-tireurs du vin. Ceux-ci sont d’autant plus facilement ciblés par les autorités que le vin « nature » ou « naturel » n’est pas défini, et n’a pas l’autorisation de s’appeler ainsi : le droit limite fortement l’utilisation de ces mots dans l’alimentaire. Absence de reconnaissance officielle et pression des autorités… autant de constats faits par de nombreux acteurs de la filière, et renouvelés en mai dernier lors d’un débat organisé par le journaliste spécialiste de ces vins Antonin Iommi-Amunategui. « Sébastien David, qui n’a pu commercialiser sa cuvée pour cause d’acidité volatile trop élevée, était venu témoigner. On s’est dit qu’on avait relativement perdu sur ce cas, et qu’il fallait faire quelque chose. On a eu l’idée d’un syndicat », raconte le journaliste.
Les participants sont rapidement passés de la parole à l’acte, et quelques mois plus tard, juste après les vendanges, fin septembre, naissait officiellement le « syndicat de défense des vins naturels ». Parmi les fondateurs, les vignerons Jacques Carroget — président, « parce qu[’il est] le plus vieux » —, Sébastien David et Gilles Azzoni, mais aussi Éric Morain, l’avocat des vignerons nature, Antonin Iommi-Amunategui ou encore l’anthropologue Christelle Pineau, qui a récemment publié un ouvrage sur ces vignerons « en dissidence » [1]. Tous devraient à nouveau débattre ce samedi 16 novembre lors du salon Sous les pavés la vigne, à Lyon, afin d’officialiser la création du syndicat.
La nouvelle structure propose d’abord une définition du vin nature. « Plutôt qu’un cahier des charges, qui donne un cadre restrictif et qui bride la liberté de création, j’ai proposé un engagement », explique Gilles Azzoni. Les membres s’engagent à respecter une série de principes : le vin doit être fabriqué uniquement à partir de raisins issus d’une agriculture biologique « engagée et garantie », vendangés à la main, puis vinifiés à partir des levures naturellement présentes sur le raisin (l’immense majorité des vins sont issus de fermentations obtenues grâce à des levures ajoutées et sélectionnées), sans ajout d’intrants (sauf une toute petite dose de soufre éventuelle) et les vins obtenus ne doivent pas être filtrés. Chaque membre ayant signé cet engagement a le droit d’apposer sur ses bouteilles un logo « vin naturel ». L’argent des cotisations servira à effectuer chaque année une campagne de contrôles, avec une analyse approfondie de certaines bouteilles afin de vérifier l’absence des substances interdites à la vigne et aux chais.
« Cette définition correspond à celle couramment utilisée depuis longtemps, estime Jacques Carroget. On ne veut pas faire d’audits administratifs, ce que l’on veut, c’est le résultat, et que les gens puissent s’exprimer. » Antonin Iommi-Amunategui y voit de son côté l’intérêt d’une information claire des consommateurs, grâce au logo. « Il est dommage d’avoir un vin transparent, fait uniquement à partir de raisin, et de ne pas pouvoir en parler alors qu’en face se trouve une industrie opaque. Selon le mode de calcul, entre 70 et 400 produits sont autorisés lors de la conception du vin. » Éric Morain enchérit : « Le vin est l’un des seuls produits alimentaires dont l’étiquette ne comprend pas la composition. Cette charte est en quelque sorte la première sur la composition du vin ! »
« Limiter la présence des industriels »
Un autre but affiché est de limiter les abus parmi ceux revendiquant proposer du vin nature. L’UFC-Que Choisir, pour son numéro de mai 2019, a analysé 36 bouteilles de vin déclaré comme tel. Deux présentaient des taux de pesticides élevés, et suspects. « C’est ce qui me révulse le plus, que des gens fassent des vins prétendument nature avec des raisins issus du conventionnel, s’indigne Jacques Carroget. Le vin nature offre un espace de liberté, mais certains en profitent pour qu’on ne regarde pas leurs pratiques. » Le milieu, petit, a jusqu’ici su repérer ceux qui n’en respectaient pas les valeurs, mais son expansion limite désormais ce contrôle informel.
Par ailleurs, flairant le créneau porteur, de grands négociants ou des caves coopératives ont lancé des cuvées présentées comme sans soufre ou nature, de plus en plus présentes sur les rayons des supermarchés. Le syndicat espère limiter cette opération marketing. « L’interdiction des machines à vendanger et le refus de la filtration limitent la présence des industriels », estime Jacques Carroget. « Cette définition permettra de mettre de côté les quelques-uns qui se proclament nature, mais biaisent et dévoient l’idéal de ces pratiques », dit Christelle Pineau.
Reste à savoir si les autorités accepteront cette nouvelle définition. « Le but est qu’elle permette de créer une AOC [Appellation d’origine contrôlée] produit », explique Antonin Iommi-Amunategui. Pour cela, il faut une validation de l’Inao (Institut national de l’origine et de la qualité), le gardien des sigles officiels de qualité. Un vigneron bio, membre d’un comité de l’Inao, avait déjà proposé, en 2018, une définition des vins naturels à la vénérable institution. Elle avait refusé. Que se passera-t-il cette fois-ci ? « À l’Inao, certains veulent une définition des vins nature, d’autres non, indique Jacques Carroget. Du côté de la DGCCRF [Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes], l’idée est que comme le marché existe, il faut une définition. » Premier pas, le bureau du syndicat a eu un retour positif du ministère de l’Agriculture, qui leur a promis un rendez-vous prochainement.
Mais les vignerons classiques, notamment représentés au sein de l’Inao, pourraient s’opposer à cette reconnaissance du vin nature ou naturel. « Définir le vin nature, cela permet en creux de demander à ceux qui n’en font pas d’être plus transparents sur leur façon de travailler », note Antonin Iommi-Amunategui.
Pas sûr, non plus, que les vignerons nature se laissent dompter par une organisation, même venue de leurs rangs. « Leur mot-clé, c’est la liberté. Des individualités fortes s’expriment au travers de ces vins, explique Christelle Pineau. Ils craignent de retomber dans un cadre normatif et institutionnel. Par ailleurs, beaucoup estiment qu’il n’ont pas à payer pour justifier qu’ils produisent des vins “propres”. » Précédemment, des associations telles que celle des vins sains ou l’association des vins naturels ont tenté l’union, infructueusement.
Cette fois-ci, l’initiative semble séduire et engrange des adhérents, déjà plus nombreux que dans les précédentes associations. « Les vignerons traditionnels sont encore les plus forts, ils ont les institutions avec eux, mais une brèche est désormais ouverte », espère Christelle Pineau.
Puisque vous êtes ici…
… nous avons une faveur à vous demander. La crise écologique ne bénéficie pas d’une couverture médiatique à la hauteur de son ampleur, de sa gravité, et de son urgence. Reporterre s’est donné pour mission d’informer et d’alerter sur cet enjeu qui conditionne, selon nous, tous les autres enjeux au XXIe siècle. Pour cela, le journal produit chaque jour, grâce à une équipe de journalistes professionnels, des articles, des reportages et des enquêtes en lien avec la crise environnementale et sociale. Contrairement à de nombreux médias, Reporterre est totalement indépendant : géré par une association à but non lucratif, le journal n’a ni propriétaire ni actionnaire. Personne ne nous dicte ce que nous devons publier, et nous sommes insensibles aux pressions. Reporterre ne diffuse aucune publicité ; ainsi, nous n’avons pas à plaire à des annonceurs et nous n’incitons pas nos lecteurs à la surconsommation. Cela nous permet d’être totalement libres de nos choix éditoriaux. Tous les articles du journal sont en libre accès, car nous considérons que l’information doit être accessible à tous, sans condition de ressources. Tout cela, nous le faisons car nous pensons qu’une information fiable et transparente sur la crise environnementale et sociale est une partie de la solution.
Vous comprenez donc sans doute pourquoi nous sollicitons votre soutien. Il n’y a jamais eu autant de monde à lire Reporterre, et de plus en plus de lecteurs soutiennent le journal, mais nos revenus ne sont toutefois pas assurés. Si toutes les personnes qui lisent et apprécient nos articles contribuent financièrement, la vie du journal sera pérennisée. Même pour 1 €, vous pouvez soutenir Reporterre — et cela ne prend qu’une minute. Merci.
Commentaires