Œuvres africaines spoliées : l'heure du retour
- Proposé par Ali GADARI
Des piles de feuilles imprimées trônent sur un bureau du Collège de France. Une liste presque infinie de bijoux, masques, statues, objets rituels, classés par pays.«Vous voyez ici le Bénin. Juste le Bénin»,annonce la locataire des lieux, l’historienne de l’art Bénédicte Savoy, en désignant un paquet d’une vingtaine de centimètres de haut. «Le Mali, c’est trois volumes comme ça. C’était important pour nous d’imprimer ces listes. Quand ça fait trois kilos, ça matérialise. Au total, on a 40 volumes de nomenclature.»
Huit mois durant, Bénédicte Savoy et l’économiste sénégalais Felwine Sarr ont plongé dans les collections du musée du Quai-Branly, missionnés pour formuler des propositions à Emmanuel Macron afin de mettre en œuvre sa promesse donnée fin 2017 à Ouagadougou : «Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique.»
Il ne s’agissait donc pas de proposer de rendre les Noces de Cana de Véronèse à l’Italie, un des tableaux emportés comme butin de guerre à la fin du XVIIIe siècle. Si seuls les pays d’Afrique subsaharienne sont concernés par cette promesse, c’est qu’il existe une «spécificité de la situation du patrimoine africain», expliquait en 2017 Stéphane Martin, le président du musée du Quai-Branly : «Il n’est plus en Afrique, et il est le seul dans cette situation.»
«Système» d’appropriation
Selon les experts, 85 à 90 % du patrimoine africain serait aujourd’hui hors du continent, et c’est ce déséquilibre majeur que des intellectuels et politiques africains demandent de combler depuis de nombreuses années.
Presque un an jour pour jour après le discours de Ouagadougou, Bénédicte Savoy et Felwine Sarr rendent leur rapport à l’Elysée ce vendredi. Le document, que Libé a consulté, comporte une proposition majeure : une modification du code du patrimoine français pour qu’un objet d’art africain entré dans les collections nationales lors de la période coloniale puisse en sortir à la suite de la demande officielle d’un Etat. La première tâche de Savoy et de Sarr a été de compter. La France possède autour de 90 000 œuvres d’art africaines dans ses collections nationales, très majoritairement conservées au Quai-Branly : le musée ouvert par Chirac en 2006 en abrite environ 70 000. C’est cet ensemble que Sarr et Savoy ont exploré minutieusement. D’où viennent les objets ? Comment sont-ils entrés dans le domaine public français ? «Ils sont heureusement inventoriés dans une excellente base de données, une quasi-exception en Europe», raconte Bénédicte Savoy. «Nous avons leur date d’arrivée en France, et les conditions dans lesquelles les objets sont arrivés»«Une très grande partie est entrée dans les collections françaises entre 1885 et 1960, ajoute Felwine Sarr. Sur cette période, nous sommes donc indiscutablement dans le fait colonial. Ce qui suppose forcément une asymétrie structurelle dans l’acquisition.» En clair : jusqu’en 1960, la passation des objets dans les collections françaises est susceptible d’avoir été subie par les pays africains, parce qu’elle se déroule entre un colonisateur et un colonisé.
Les chercheurs ont découvert un véritable «système» d’appropriation de l’art africain par la France. Outre les butins de guerre, les vols et les pillages, l’exemple des œuvres achetées est parlant. «Nous avons examiné les factures et comparé au cours de l’art de l’époque, raconte Bénédicte Savoy. Lorsque de l’argent a été versé, il n’a jamais correspondu au prix réel de l’œuvre. Quand la mission Dakar-Djibouti de 1931 paye un masque 7 francs, cela correspond au prix de 12 œufs à Paris. Or, le même mois, un masque dogon était vendu à Drouot en moyenne à 200 francs et les très belles pièces pouvaient atteindre le prix de 2 000 francs.»
Au bout de ce patient travail d’historien, les deux spécialistes ont pu dresser un périmètre plus précis : au Quai-Branly, deux tiers des objets viennent des pays de l’Afrique subsaharienne et ont été «acquis» durant la période 1885-1960. Cela correspond à un peu plus de 46 000 objets. Ce sont eux qui pourraient être visés par une procédure de restitution. Entrés dans les collections nationales, ils ne peuvent officiellement pas en sortir. Devant la loi, ils obéissent à trois principes inscrits dans le droit français : inaliénabilité, imprescriptibilité et insaisissabilité. Le rapport ne propose pas de contourner la loi, comme cela avait été fait avec les manuscrits coréens, rendus à Séoul via un prêt renouvelable tous les cinq ans, mais de la changer.«Nous proposons une modification du code du patrimoine qui permette de prendre en compte tous les cas de figure, et où le critère du consentement peut être invoqué», détaille Felwine Sarr.
«Vice de consentement»
Par défaut, pour les 46 000 objets ciblés, Sarr et Savoy estiment que leur départ des pays africains relève d’un «vice de consentement». C’est par ce biais qu’ils pourraient sortir des collections nationales. Pour aller où ? Ils rejoindront les Etats dont la frontière actuelle correspond aux zones pillées de l’époque, selon la philosophie du rapport. C’est encore sans compter la finesse contextuelle qui oblige à considérer la diversité des communautés dépossédées, dont l’histoire et l’identité restent très présentes en Afrique : restituer le masque sacré d’une ethnie particulière à un pouvoir central aura-t-il du sens ? Certains observateurs estiment que la question risque de provoquer de vifs débats internes dans les pays africains concernés.
Infographie Libération
Avant cela, il faudra ensuite de toute façon qu’une loi soit votée en France pour modifier le code du patrimoine. Pour que le processus puisse s’enclencher, précise Sarr, «il faudra qu’une demande émane des pays africains concernés, grâce à l’inventaire que nous leur aurons envoyé». C’est la première étape du processus recommandé par les auteurs du rapport : une «remise solennelle» - et hautement symbolique - des listes de biens spoliés aux pays concernés. «En voyageant en Afrique, nous avons vu l’effet que ces inventaires peuvent produire, notamment sur les directeurs de musées, raconte Bénédicte Savoy. Ils n’ont jamais eu accès à ces listes. Et jamais de façon si claire et structurée. Nous avons rencontré une véritable incrédulité en annonçant à des chercheurs et enseignants, extrêmement cultivés, qu’il y avait autant d’objets de leur pays au Quai-Branly.» Avec cette première étape viendra le début des restitutions.
D’Etat à Etat
Les premières œuvres à retourner en Afrique seront celles dont l’origine et le contexte d’acquisition ne font pas débat, qui seront réclamées officiellement et que les Etats sont prêts à accueillir dans des musées. C’est le cas par exemple des objets sacrés du royaume du Dahomey pillés à la fin du XIXe siècle et pour lesquels le Bénin a déjà déposé une demande à la France. Pour les autres objets, les spécialistes du patrimoine en Afrique et leurs homologues français devront collaborer pour établir peu à peu les demandes de restitution.
Y aura-t-il une opposition en France ? Peu parmi les conservateurs, croit savoir un acteur bien informé du milieu muséal français.
Mardi, le Point publiait pourtant un article alarmant présentant le rapport comme «explosif». A la suite des restitutions, «que restera-t-il dans les musées ? Des départements entiers du Quai-Branly seront-ils vidés de leurs œuvres ?» s’affole l’hebdomadaire, qui oublie que le rapport ne cible que 46 000 œuvres du musée (sur les 300 000 qu’il détient). Selon le Point, Sarr et Savoy seraient guidés par une idéologie, celle «d’une repentance qui ne dit pas son nom». Où l’on voit poindre à nouveau le débat sur l’héritage laissé par la colonisation… C’est pourtant exactement ce que les auteurs du rapport ont cherché à éviter, en se concentrant sur l’histoire concrète de l’acquisition de chaque objet. Le Point, décidé à dramatiser les enjeux, cite enfin Hélène Leloup, une marchande d’art qui a acquis des œuvres en Afrique dans les années 50 : le mot même de restitution «impliqu[e] nécessairement une origine frauduleuse», explique-t-elle. Mais le journaliste omet de préciser que les marchands d’art ne sont pas concernés par le travail de Sarr et de Savoy, puisque la restitution se déroulerait d’Etat à Etat et ne concernait pas les biens privés.
D’autres personnalités, comme l’avocat spécialisé Yves-Bernard Debie, s’expriment aussi régulièrement contre la démarche des restitutions. Elles «impliqueraient une remise en cause de l’histoire et du droit»,argumente-t-il dans un texte publié sur Facebook. Et s’y opposer «n’interdit pas de travailler au partage culturel d’un patrimoine mondial. Des musées peuvent et doivent se créer. Des collections privées et publiques africaines doivent se monter». Mais «l’accès à ce patrimoine et son partage culturel mondial n’impliquent pas nécessairement la désaffectation des collections muséales européennes», conclut-il. Il faudra en effet que les musées s’adaptent : le «Plateau des collections» de Branly présente aujourd’hui 1 000 œuvres africaines. Selon l’inventaire réalisé, la moitié pourrait être restituée si une nouvelle loi passe.
«Réelle volonté»
«Nous sommes conscients que cela peut soulever les craintes d’un appauvrissement», exprime Constance Le Grip, députée (LR) et coprésidente du groupe d’étude patrimoine de l’Assemblée nationale qui a auditionné le duo Sarr et Savoy en juillet. «Les demandes des pays africains ne sont pas illégitimes, il faut les examiner. L’idée dans beaucoup de familles politiques est de donner aujourd’hui toute leur place aux Etats.» D’ailleurs, l’essentiel des œuvres «est dans les réserves des musées» et «leur absence ne risque pas de provoquer un vide abyssal chez le public français», assure la députée, qui imagine un double mouvement : restituer «si restitution il y a», mais aussi imaginer comment «continuer à faire exister les œuvres ici, dans leurs musées de départ en quelque sorte, d’une manière ou d’une autre». Reste à savoir si la promesse d’Emmanuel Macron sera tenue. «Nous avons en tout cas senti du côté de l’exécutif une réelle volonté de passer à l’acte, assure Felwine Sarr. Les questions de faisabilité, de mise en pratique ont vraiment été abordées. J’étais méfiant au début. Aujourd’hui, je suis convaincu que ce n’est pas qu’un coup de com.»
A noter que le rapport de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy sortira en librairie le 24 novembre sous le titre Restituer le patrimoine africain en coédition Philippe Rey/Seuil.
laume Lecaplain
Source:Nigeria Tête antropomorphe en laiton de la fin du 18éme siècle
Commentaires