Winnie Byanyima est directrice générale d'Oxfam International depuis 2013.
Winnie Byanyima est directrice générale d'Oxfam International depuis 2013.
L'Obs/Sophie FAY - Proposé par Ali GADARI
A la tête de cette ONG présente dans plus de 90 pays, elle se bat pour la réduction des inégalités. Avec deux obsessions : sortir toujours plus de gens de la pauvreté et remettre un peu plus de justice dans un monde où quelques dizaines de milliardaires ont plus d'influence politique que des milliards d'individus, même avec le droit de vote. Elle se méfie des philanthropes, qui ne peuvent en aucun cas se substituer aux services publics, exhorte le gouvernement français à ne pas "casser le modèle social" et se félicite que des pays comme la Corée du Sud taxent les plus riches pour augmenter le revenu des plus bas salaires. Rencontre.
Quelques mois avant la présidence française du G7, qui a commencé le 1er janvier 2019, vous avez rencontré à Paris le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et celui de l'Economie et des Finances, Bruno Le Maire. Vous avez aussi vu le directeur général de l'Agence française de développement, Rémy Rioux, et le PDG de Total, Patrick Pouyanné. Quel message leur avez-vous fait passer ?
Tous les ans, Oxfam publie un rapport sur les inégalités à travers le monde. La dernière édition montre que l'écart entre les milliardaires et la moitié la plus pauvre de l'humanité a encore augmenté : le revenu des premiers a progressé de 12%, tandis que celui de 3,8 milliards de personnes baissait de 11% ! La situation échappe à tout contrôle ! Je suis venu dire à Jean-Yves Le Drian et à Bruno Le Maire que ce n'est pas un accident. Les gouvernements jouent un rôle important dans cette évolution lorsqu'ils décident de taxer ou pas les plus riches, quand ils choisissent de baisser les impôts des plus aisés et de réduire les services publics, plutôt que l'inverse. Je leur rappelle qu'ils devraient piloter l'économie pour le bien de la majorité et non pour celui d'une minorité.
En France, les inégalités n'augmentent-elles pas moins vite qu'ailleurs ?
Si, tout à fait. Le modèle social français a prouvé qu'il fonctionnait bien. Le niveau des inégalités y est stable. La plupart des gens ont accès aux soins, à une bonne éducation. C'est un succès. Nous espérons que la France réussira à conserver ce modèle. Ce n'est pas le moment d'inverser la tendance.
Ne cassez pas votre modèle social ! Je suis très sensible à un point : les politiques de réduction des dépenses publiques pèsent en général plus sur les femmes que sur les hommes. Leur faire courir un risque, les désavantager parce qu'on réduit l'impôt sur les plus riches ou parce qu'on refuse de les taxer, est-ce une mesure juste ?
Je vous rappelle que dans le monde seulement 4 centimes sur 100 de prélèvements obligatoires viennent de l'impôt sur le capital. En 1970, l'impôt sur les sociétés était en moyenne de 62% ; aujourd'hui, il est de 38% et il recule encore. Les gens riches ne cessent d'user de leur influence sur les gouvernements pour faire baisser ces taxes. Chaque jour, dans le monde, 100.000 personnes plongent sous le seuil de pauvreté parce que leur facture fiscale augmente et celle des plus riches continue à baisser !
Ce n'est pas la première fois que vous rencontrez Bruno Le Maire ou même Emmanuel Macron. Vous les avez vus lors des réunions du G7 au Canada où Justin Trudeau vous avait conviée pour défendre l'égalité femme-homme en 2018. Ils n'entendent pas ?
Je leur ai déjà dit : il faut que plus d'argent soit consacré à la santé et à l'éducation dans le monde entier. Je le répète puisque la France prend la présidence du G7. En France, il y a des gens très riches sans que cela empêche les plus pauvres d'avoir accès à la santé et à l'éducation. Il ne faut surtout pas remettre cela en question et il faut étendre ce modèle au reste du monde. Le Fonds monétaire international (FMI) affirme qu'il y a de la marge partout dans le monde pour taxer les plus riches, faire en sorte que les sociétés soient plus justes, plus inclusives. Ne l'oubliez pas.
Le résultat d'une société divisée, fracturée, c'est un niveau de confiance très bas et une vie politique empoisonnée, un monde où le pauvre, le migrant, l'autre, devient le bouc émissaire.
(Julien Balagué pour "l'Obs")
Pour Oxfam, à partir de quel niveau est-on riche ?
Nous savons que 26 milliardaires possèdent aujourd'hui autant de biens que la moitié de l'humanité. Ça c'est l'extrême richesse bien sûr. Ils utilisent cette influence pour acheter la démocratie. Ils possèdent les médias, par exemple, et peuvent ainsi priver les gens ordinaires d'une voix. Ils prennent la politique en otage. Nous avons besoin d'innovation et de productivité en économie, mais nous avons aussi besoin d'un bon système fiscal.
La formule que nous proposons est celle de la progressivité. C'est très possible. La Corée du Sud vient par exemple d'augmenter parallèlement l'impôt des plus riches et le salaire minimum [en baissant le seuil auquel les ménages ont accès à des crédits d'impôt, NDLR]. Cela a amélioré le niveau de vie des travailleurs et stimulé l'économie.
Le gouvernement français assure que la suppression d'une partie de l'ISF et la baisse de l'impôt sur le capital dans le pays vont stimuler la croissance, créer des emplois et, de ce fait, réduire la pauvreté. Vous n'y croyez pas ?
Est-ce cela que les Français attendent ? Du nivellement par le bas. Réussir parce qu'on est moins disant fiscalement que le voisin ? Non, ce que les gens attendent, c'est du leadership, un chef. Rassemblons-nous et créons un consensus autour d'une société qui profite au plus grand nombre. Entrer dans la course au moins-disant, dans ce nivellement pas le bas, ce n'est pas rendre justice aux Français. C'est sans doute ce qui nourrit leur colère actuelle.
Certains milliardaires sont convaincus que les dépenses qu'ils font à travers leurs fondations sont plus efficaces que celles des Etats ou des organisations internationales. La Fondation Gates n'a-t-elle pas fait du bon travail contre la rougeole en Afrique ?
C'est un mythe, un conte pour les petits enfants, une histoire à dormir debout. Il faut arrêter de discréditer les services publics. Aucune société n'est parvenue à donner à tous un accès au système de santé et à l'éducation avec des initiatives privées. Cela passe toujours par le service public. Et le financement public. Sinon, certains sont laissés au bord du chemin, toujours.
Et que l'on arrête avec l'efficacité du secteur privé. Il y a beaucoup de postes inutiles dans le secteur privé, alors qu'un professeur, une infirmière et un éducateur occupent une fonction cruciale. L'efficacité des services publics pour ces missions essentielle est largement documentée. Des gens comme Bill Gates doivent payer leur juste part d'impôt, la philanthropie ne remplacera jamais les services publics.
Vous allez aussi rencontrer à Paris le patron de l'OCDE, Jose Angel Gurria. Il essaie de faire évoluer la fiscalité mondiale. Qu'espérez-vous sur ce plan ?
Beaucoup de pays n'ont pas accès aux revenus qui correspondent aux ressources qui viennent de leur sous-sol et qui sont vendues. Les pays en développement perdent 170 milliards de dollars de ressources fiscales tous les ans grâce aux montages fiscaux agressifs de certaines entreprises. Nous voulons une taxation plus juste pour tous, un accord pour que les multinationales du Net paient leur juste part d'impôt. Mais un accord qui inclue tous les pays et pas seulement ceux membres de l'OCDE, c'est-à-dire les plus riches. Il faut un système fiscal juste, qui mette fin à cette course vers le taux zéro ou, en tout cas, le taux le plus bas possible dans laquelle les multinationales poussent les Etats. Je rencontre aussi des dirigeants de grandes entreprises : à eux de piloter leur groupe pour le bien de tous et pas seulement des actionnaires.
Vous êtes ougandaise et vous vivez au Kenya, où est installé le siège d'Oxfam International. Quelles sont les perspectives pour le continent africain ?
Je suis inquiète. On commence à voir plusieurs pays se diriger vers de nouveaux plans d'ajustement, d'austérité. Avec le ralentissement de la croissance en Chine et dans le monde, le boom des matières premières est terminé. Les dettes ont été restructurées par le passé, mais l'aide internationale n'est pas toujours arrivée comme promis et les pays se sont de nouveau endettés auprès de nouveaux bailleurs comme la Chine, la Turquie, le Brésil. Aujourd'hui, certains ont du mal à rembourser leur crédit et se tournent vers la Banque mondiale et le FMI, qui leur recommandent toujours les même recettes : redresser vos comptes, coupez dans les dépenses. Les Chinois commencent à s'inquiéter sérieusement. Il n'y a pas de Club de Paris pour renégocier la dette, pas d'instance. On ne sait pas comment cela va se terminer. Il serait insupportable que cela pèse une fois de plus sur les populations qui ne voient pas la couleur de l'argent mais doivent payer les conséquences des dettes. Je le répète : c'est d'autant plus injuste que ce sont toujours les femmes qui souffrent en premier. Lorsque les frais scolaires augmentent, ce sont les petites filles que l'on retire de l'école. Les emplois publics à temps partiel sont souvent occupés par des femmes. Attention !
Depuis 2014, vous allez tous les ans au Forum de Davos et, pourtant, vous décrivez des inégalités qui ne cessent de croître. Ne perdez-vous pas votre temps ?
Pas du tout. Ce Forum est vraiment très utile pour Oxfam. Lorsque nous y avons publié notre premier rapport sur les inégalités – dans lequel 65 personnes possédaient autant que la moitié de l'humanité, c'est 26 aujourd'hui –, les participants de Davos ont réagi par le déni. Oxfam était accusée d'avoir une position idéologique, nous étions jaloux de la réussite des puissants, nous nous trompions : il n'y avait aucune relation entre l'enrichissement des plus riches et l'appauvrissement des plus pauvres. Depuis, on a fait du chemin dans les esprits. Même si la bataille est loin d'être gagnée. J'ai entendu, dans une réunion privée, un banquier central et un ministre des Finances parler du Brexit, des "gilets jaunes", du populisme en disant : "Ces gens dans les rues vont détruire notre démocratie." "Notre", vraiment ? Oui, la démocratie est en danger. Il est temps de faire quelque chose pour qu'elle fonctionne mieux.
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