Cinquante-six ans avant la cagnotte pour les grévistes de la SNCF, retour sur l'incroyable élan de solidarité pour les mineurs de 1963
LISEZ CECI, RAPPELEZ VOUS QUAND LE PARTI COMMUNISTE ETAIT UN PARTI OUVRIER ET N'AVAIT PAS LAISSE SA PLACE AU FN? A.G
Cinquante-six ans avant la cagnotte pour les grévistes de la SNCF, retour sur l'incroyable élan de solidarité pour les mineurs de 1963
Alors que la grève des conducteurs à la SNCF et à la RATP est entrée dans sa troisième semaine, retour sur un des plus importants conflits sociaux du XXe siècle dans l'Hexagone. A l'époque, cette grève des mineurs avait provoqué une vague de dons sans précédent.
L'adage syndical dit qu'il faut savoir terminer une grève. Faire preuve de ruse pour bien la commencer, c'est bien aussi. Louis Bembenek, 24 ans en 1963, et mineur à la fosse Delloye de Lewarde (Nord) raconte : "L'hiver 1962-63 avait été terrible. La CFTC voulait lancer un mouvement de grève dès début janvier, mais on [la CGT, majoritaire chez les mineurs] a dit non. Tout simplement parce que ça allait pénaliser les gens. Tout le monde se chauffait au charbon à l'époque. Pour ne pas braquer d'entrée l'opinion publique, on a débuté le mouvement en mars." Principale revendication des gueules noires : une augmentation des salaires alors que l'inflation s'envole et que les autres professions obtiennent des rallonges.
Quand De Gaulle dégaine "la bombe atomique"
Le contexte leur est favorable, souligne l'historien Stéphane Sirot, spécialiste de l'histoire des mineurs : "En 1963, l'après-guerre n'est pas si loin, et chacun a en mémoire la 'bataille du charbon' [en 1945, quand les mineurs ont mis les bouchées doubles pour aider à redresser le pays]. La puissance du Parti communiste français (PCF), qui a construit son image adossée à celle du mineur, est au plus haut, et numériquement, avec 200 000 mineurs, c'est une des professions les plus importantes de France." Sans compter que le pouvoir, pas encore habitué à mettre les mains dans le cambouis social après la longue séquence algérienne, commet une bourde majeure dès le début du conflit.
Dès le 2 mars, de Gaulle signe un ordre de réquisition des mineurs depuis sa maison de Colombey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne), un samedi soir. "Rien moins que la bombe atomique en matière de relations sociales", commente Stéphane Sirot. La Lorraine puis le Nord-Pas-de Calais refusent l'oukaze du général. Lundi 4 mars, le "Grand Charles" se retrouve avec 200 000 grévistes résolus en face de lui.
De l'aide venue du bloc communiste
"Je me souviens des miracles que faisaient les mamans pour remplir les assiettes", raconte Jean-Pierre Hainaut, 11 ans à l'époque et un père mineur à la fosse 21 à Harnes (Pas-de-Calais). Pourtant, ce n'est pas grâce à leurs potagers que les mineurs survivent. A part quelques poireaux et quelques carottes, en mars, ils n'ont pas grand-chose à se mettre sous la dent. Les mécanismes traditionnels de solidarité du bassin minier se mettent en place : les commerçants font crédit, les maires offrent des repas gratuits pour les enfants dans les cantines scolaires...
"Le syndicat des mineurs nous distribuait du lait et des sardines qu'il mettait sur la pierre de notre porte, se souvient Horia, fille de mineur âgée de 12 ans à l'époque. Il fallait surveiller pour ne pas se les faire chiper. Dans le jardin, on avait des bêtes, des moutons, des poules et des lapins. On a fini par y ajouter un chien, car la nuit, on essayait de nous voler. On a finalement trouvé le coupable grâce aux plumes. C'était le voisin. Après une bonne explication façon boxeur, on est finalement devenus les meilleurs amis du monde."
Mais les choses basculent rapidement dans une autre dimension. Très vite, l'URSS, la Tchécoslovaquie et la Pologne débloquent des fonds. Rien de très surprenant de la part de pays communistes du bloc de l'Est. Mais de l'argent arrive aussi en provenance du Vietnam, du Pérou ou du Chili... "C'était marginal, mais hautement symbolique", souligne Stéphane Sirot. Il n'y a pas que des fonds qui arrivent. "Un midi, on frappe à la porte, raconte Daniel, à l'époque adolescent, qui vit avec ses cinq frères et sœurs et sa mère célibataire dans un logement modeste. On ouvre. Sur le seuil, des gens qui ne parlaient pas très bien français. C'étaient des Hollandais qui nous apportaient du pain."
Lens, centre du monde
Des camions avec des plaques étrangères, on en a vu un paquet dans le bassin minier en ce printemps. Selon la légende, un camion belge ou polonais rempli jusqu'à la gueule n'arrivait plus à repasser le porche de la maison syndicale de Lens une fois déchargé. C'est à Lens qu'étaient centralisés les vivres, répartis ensuite dans les différentes communes. "Et après, on passait avec un mégaphone dans les rues pour appeler les gens à se rendre place de la mairie avec leur livret de famille", raconte l'ancien mineur Martial Ansart.
Les Français des autres régions ne restent pas les bras croisés. Ils découvrent dans la presse des témoignages effarants, comme celui de ce "vieillard de 40 ans" rencontré par un journaliste de L'Aurore : "Dans ma famille, on était douze à la mine. Onze sont morts avant 50 ans et moi, je suis silicosé à 45%. (...) Même les Allemands, tu m'entends, même les Allemands, sous l'Occupation, ils ne nous ont pas réquisitionnés." Autre point significatif pour l'opinion : les mineurs organisent des défilés colossaux, mais contrairement à d'habitude, le conflit social ne dégénère pas en conflit tout court. "Lors de la plus grosse manifestation à Lens, on était 80 000, il n'y a pas eu une ampoule de cassée", souligne l'un d'eux. Cela permet à beaucoup de se sentir solidaires. Et nombreux sont ceux qui contribuent avec un petit billet glissé aux quêteurs envoyés par le PCF et la "Cégette" un peu partout en France.
Quand il bat le pavé en banlieue parisienne, le mineur cégétiste de Lewarde Louis Bembenek tient dans sa main droite un panier, dans l'autre sa fiche de paye. "Mon épouse avait un oncle, huissier au Sénat, qui refusait de croire qu'on gagnait si peu que ça. Alors je montrais mon salaire à qui voulait voir !" Quelques kilomètres plus loin, Martial Ansart se retrouve sur le marché de Nanterre (Hauts-de-Seine), épicentre de ce qu'on appelait alors la "ceinture rouge" de Paris. "D'un seul coup, une vieille dame, originaire d'Hersin, qui devait me connaître de vue, se plante devant moi et me tend une tarte à la crème. 'Tiens min tchiot, t'as faim' ["tiens mon garçon, tu as faim", en patois ch'ti]. Un gars de la Seita m'a aussi donné une cartouche de cigarettes, j'ai aussi récolté beaucoup d'argent... J'ai tout partagé, bien sûr, sauf la tarte."
Johnny offre le cachet d'un concert
Dans la famille Ansart, le père, bouffeur de curé convaincu, se voit assigner le point stratégique... de la sortie de la messe. Le premier à se précipiter pour lui tendre quelques billets, c'est l'homme en soutane en personne. "Ce qu'il a pu se faire chambrer après ça !" sourit le fiston. Par la voix des archevêques de Cambrai et d'Arras, l'Eglise catholique prend publiquement position en faveur des mineurs : "Cette grève nous concerne tous. Nous devons nous sentir solidaires de toutes les souffrances." Louis Bembenek, à la CGT, se retrouve lors d'une quête à Cambrai invité dans les locaux de l'archevêché. "C'est vrai qu'une telle rencontre peut surprendre... J'ai encore la photo !" sourit-il. Au total, les sommes récoltées dépassent les 2 millions d'euros au cours actuel. Le plus gros donateur est peut-être un certain Johnny Hallyday, qui offre le cachet de son concert (estimé à 7 500 euros) à Decazeville, dans l'Aveyron, aux grévistes. "Cette somme constitue un record, à ma connaissance, assure l'historien Stéphane Sirot. Mais rapportez-la au nombre de grévistes : à peine 10 euros par tête."
Au début de la quatrième semaine de grève, pour soulager les familles, le Parti communiste lance un appel pour accueillir les enfants du bassin minier dans des familles d'accueil pendant les vacances de Pâques. Ce ne sont pas moins de 23 000 enfants qui s'extraient de l'angoisse de l'assiette vide pendant deux semaines. Pour Daniel Doutrelon, 14 ans, direction le "10-12 rue Epoigny à Fontenay-sous-Bois, téléphone Tremblay 13-27. Je m'en rappellerai toute ma vie." Il tombe chez un négociant en matériaux de construction marié à une secrétaire. Leur fils unique a quitté le nid et laisse à l'enfant de la fosse 9 "une chambre immense, une salle de bains et même un transistor !" Le couple du Val-de-Marne voulait bien accueillir un enfant du bassin minier, mais plutôt âgé. "Et pour cause, raconte Daniel. Ils m'ont prêté un vélo, me donnaient de l'argent le matin, et me disaient 'Va donc jouer au bowling' ou 'Va visiter le Sacré-Cœur !'"
C'est parti pour quinze jours de liberté, gravés dans sa mémoire. "Comme mes frères et sœurs plus jeunes avaient été placés à Vincennes, pendant ce temps-là, ma mère était soulagée." Cette colonie de vacances aussi massive qu'improvisée donnera lieu à un très beau documentaire, Grève des mineurs de 1963, merci Papa ! Les Bernard, Daniel les a revus, une fois. "Ils étaient montés jusqu'à Lens en juillet pour me proposer une place dans leur entreprise familiale." Sa maman a dit non. Sur le coup, le fils n'a pas moufté. Aujourd'hui, il en conçoit une pointe de regret. Surtout que la prochaine rencontre n'aura jamais lieu. "C'était en 1974 ou en 1975, j'étais dans le secteur, je suis retourné les voir. C'était un samedi. J'arrive, les volets sont fermés. Je demande à un voisin. 'Monsieur Bernard ? On l'enterre aujourd'hui', m'a-t-il répondu."
Quand les enfants reviennent au bercail, les mineurs ont gagné sur toute la ligne : +10 % de salaire, une semaine annuelle de congés payés supplémentaire... Quelques mois plus tard, l'heure est aux remerciements. C'est à l'avant d'un camion rempli de charbon que Martial Ansart reprend la route de Nanterre. Accroché en haut du prise-brise, un calicot sur lequel est écrit 'Les mineurs remercient'. "On avait choisi le jour du banquet des aînés. On arrive dans une grande salle, sur un tapis rouge. En face de nous, une grande table en U. Et d'un seul coup, tous les anciens se sont levés et ont entonné à pleins poumons L'Internationale. Quelle communion ! Je n'ai jamais vécu ça de nouveau. Jamais."
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